Comment faire pire que le pire accident nucléaire

L'activité humaine simple, banale, s'avère plus dangereuse pour la biodiversité que les pires des catastrophes écologiques. Que faire d'un tel poids sur nos épaules ?

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Extinction humanité biodiversité
Pripiat en Ukraine, à 3 km du réacteur de Tchernobyl, en 2013. CC Jbuket / Wikimedia Commons

Les habitants de Tchernobyl semblent se plaire à leur nouvelle vie. Mais dans la Zone interdite autour du site de la catastrophe, il n’y a quasiment plus d’êtres humains. Ce sont désormais des élans, des ours, des renards, des loutres et des lapins qui déambulent dans les ruines de la ville abandonnée de Pripiat et dans les champs ou les forêts alentour.

Les scientifiques qui sont retournés sur les lieux observent que la biodiversité retrouve progressivement son intensité. Elle devient même plus abondante qu’auparavant ou qu’en dehors de la zone contaminée.

Robert Baker et son équipe de l’université du Texas, qui a fait plus d’une vingtaine de missions sur place, raconte ainsi que « En réalité, la radioactivité associée à l’accident de Tchernobyl n’a pas d’effet négatif discernable sur la vie animale ou végétale. » La constatation peut sembler invraisemblable. Mais c’est l’explication du chercheur qui est la plus terrible : « le bénéfice d’exclure les humains des écosystèmes contaminés semble dépasser largement les inconvénients associés aux radiations de Tchernobyl. »


Vidéo réalisée par le National Geographic pour les 30 ans de l’accident nucléaire de Tchernobyl.

Le chercheur poursuit : « L’observation que l’activité humaine normale (industrialisation, agriculture, chasse, etc.) est plus dévastatrice pour la biodiversité et l’abondance de la faune et de la flore locales, le fait qu’elle soit pire que le pire accident nucléaire montre l’impact négatif de la croissance humaine sur la nature ».

Ce n’est malheureusement pas une constatation isolée. Nombreuses sont les zones hostiles à l’humain qui voient fleurir la biodiversité. C’est le cas des champs de mine un peu partout dans le monde : l’activité agricole est devenue impossible tout comme la présence humaine. C’est également le cas des zones dites démilitarisées comme la zone tampon entre la Corée du Nord et la Corée du Sud, ou l’ancien rideau de fer. Débarrassée de la présence humaine, la biodiversité y prolifère.

Ce n’est donc pas telle ou telle pollution, telle ou telle catastrophe industrielle qui fait problème, mais « l’activité humaine normale », c’est-à-dire l’existence même de notre espèce, du moins dans son expression actuelle.

Toujours plus, toujours moins
Tout logiquement, l’humanité faisant partie de la biodiversité, l’espèce humaine est également mortelle pour elle-même. Reprenons l’exemple de Tchernobyl. Combien de vies a emporté l’accident du réacteur ? La question continue à faire débat. Plusieurs dizaines de milliers pourrait correspondre à un point médian entre toutes les estimations. C’est énorme, bien sûr.

C’est peu comparé aux massacres et aux conflits qui secouent la planète. Et c’est encore moins comparé aux morts quotidiennes qu’occasionne « l’activité humaine normale ». Pour ne citer que cet exemple, la pollution de l’air – liée aux activités humaines comme la circulation automobile, le chauffage ou l’usage de pesticides, tue chaque année 7 millions de personnes, selon l’organisation mondiale de la santé.

« Une personne qui meurt c’est une tragédie, un million de personnes qui meurent, c’est une statistique. » Cette phrase incroyablement violente que l’on prête à tort, semble-t-il, à Staline, illustre l’étrange atonie de nos sociétés face à la brutalité de son quotidien. Les nombres ont émoussé nos sens. Ils nous ont fait perdre le contact avec la réalité de la mort – sans parler de la pauvreté, de l’oppression, de la souffrance. Tout cela n’est pas rappelé pour minimiser la catastrophe de Tchernobyl ou défendre l’industrie nucléaire – loin s’en faut. Mais pour rappeler la violence de « l’activité humaine normale. »

Et cela, alors que cette activité humaine ne cesse de croître : les êtres humains dominent la planète et leur présence ne cesse de s’étendre. Tout d’abord à proportion de la croissance exponentielle de la population. Elle est passée de 2 milliards en 1930 à 4 milliards en 1975, puis à 7 milliards en 2011. Elle pourrait atteindre 10 milliards vers 2050. Ensuite en raison d’un phénomène appelé étalement urbain : les installations urbaines s’étendent – routes, parkings, maisons, installations de tous types croissent encore plus vite que la population : elles grignotent en France l’équivalent d’un département en une décennie !


Vidéo réalisée illégalement en avril 2011, à peine un mois après la catastrophe nucléaire de Fukushima.

C’était mieux demain
En refusant le confort trompeur des compromis hypocrites ou le venin anesthésiant des mensonges optimistes – qu’on les nomment « développement durable » ou « décroissance » – quel parti prendre de ces constatations ?

Défendre la planète contre l’espèce humaine, dans une forme d’écologie radicalement misanthrope est une première possibilité. Le célèbre Paul Watson, défenseur des dauphins, des baleines, et des océans en général, déclare ainsi : « C’est certain, je ne suis pas un grand fan de l’espèce humaine dans son ensemble. Mes congénères sont des primates arrogants et incontrôlables. » Ou encore : « Il y a plus de 30 millions d’espèces sur cette planète. Ce sont tous des Terriens. Ils sont tous égaux. Certains sont plus égaux que d’autres, je dois reconnaître  : les vers de terre sont beaucoup plus importants que les êtres humains ».


Un drone filme pour CBS la zone d’exclusion de Tchernobyl en 2015.

L’alternative est de tourner définitivement le dos à la biodiversité et d’en assumer l’inéluctable et prochaine disparition. D’en entamer dès aujourd’hui le deuil. Car l’avenir ressemblera peut-être vraiment à un roman de science-fiction. Cette manière de penser impose de reconsidérer profondément l’écologie. Loin d’être une idée sympathique et, somme toute, moderne ; loin de représenter une manière de préserver notre avenir, elle serait plutôt une utopie nostalgique ou un rêve réactionnaire : l’œuvre d’humains incapables d’accepter, ou d’imaginer vraiment, que le monde d’hier a déjà commencé à disparaître.

Au diable, donc, les gorilles des montagnes, les ours blancs et les baleines bleues … Pour ce que chacun a pu en voir vraiment, pour ce qu’ils changent réellement à notre vie quotidienne, et pour la probabilité qu’ils ont d’exister encore dans un siècle, il vaut peut-être mieux s’acheter un mouton électronique.

À propos de l’auteur
Nexus 007 a vu de grands navires en feu surgissant de l’épaule d’Orion et des rayons C briller dans l’ombre de la porte de Tannhäuser, mais tous ces moments se perdront dans l’oubli comme les larmes dans la pluie.