Hamlet nous prévient : “Je suis vivant et vous êtes morts !”

Le compositeur et metteur en scène Wilfried Wendling propose un étrange spectacle spatio-temporel où Hamlet serait toujours vivant depuis sa création en 1598 par Shakespeare. Une occasion de propulser un théâtre musical numérique autour d’une fin des temps qui n’en finirait pas de finir.

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Hamlet Wilfried Wendling interview
Hamlet,
Je suis vivant et vous êtes morts - Wilfried Wending / Pierre Henry - © Christophe Raynaud de Lage, courtesy Nouveau Théâtre de Montreuil

par Romaric Gergorin

Wilfried Wendling est un compositeur qui délaisse volontiers l’écriture musicale instrumentale stricte pour se consacrer à l’univers électroacoustique. Il explore par ce biais expérimental le monde des sons et leur expressivité scénique, à travers des spectacles dans lesquels la littérature et le théâtre sont filtrés par un spectre sonore qui les hallucine.

Après avoir été joué dans de nombreuses scènes, du théâtre de l’Odéon au Centquatre en passant par le théâtre des Amandiers-Nanterre, il présente cet hiver sa nouvelle création (découverte pour nous au Nouveau Théâtre de Montreuil), Hamlet –Je suis vivant et vous êtes morts qui introduit un vieil Hamlet immortel, incarné par le génial Serge Merlin, redoutable figure théâtrale ayant travaillé avec les plus grands créateurs, d’Albert Camus à Jean-Louis Barrault, de Patrice Chéreau à Matthias Langoff, tous férus de ce physique et cette diction proche d’Artaud, de cette gestuelle et cette silhouette expressionniste proche du Nosferatu de Max Schreck.

Wilfried Wendling interview Hamlet
Hamlet, Je suis vivant et vous êtes morts – Wilfried Wending / Pierre Henry – © Christophe Raynaud de Lage, courtesy Nouveau Théâtre de Montreuil


 
Ce Hamlet égrotant, qui aurait survécu depuis plus de quatre siècles à son créateur, est déjà en soi une idée inédite, car s’il y a un personnage lié à la jeunesse, c’est bien le prince du Danemark. Wendling pousse le procédé du personnage cacochyme hanté par son histoire encore plus loin, en le croisant avec les mondes de réalités parallèles de Philip K. Dick, en particulier ceux générés dans Ubik, où le personnage principal, enfermé, se rend compte de par sa claustration que sa vie précédente, en liberté, était une vie irréelle, faussée et faite de simulacres aliénants.

Une mise en scène très sophistiquée et formellement très séduisante tisse un dispositif de nombreuses projections qui figurent le monde mental fragmenté du chenu Hamlet. Sur ces diffractions visuelles, une partie de la musique qui construit le récit psychique du grabataire résulte d’une commande de Wilfried Wendling faite à Pierre Henry, le compositeur de Messe pour un temps présent s’étant adapté avec souplesse et curiosité à l’univers de son jeune confrère, lui demandant par exemple une note d’intention précisant les types de matériaux sonores dont il souhaitait disposer. Une autre partie de la musique originale a été conçue par Wendling lui-même, avec notamment de convaincantes pièces vocales interprétés par la chanteuse Valérie Philippin.

Hamlet Wilfried Wendling Pierre Henry
© Christophe Raynaud de Lage, courtesy Nouveau Théâtre de Montreuil


 
La scénographie et la vidéo réalisées avec une grande efficacité par l’artiste polonais Milosh Luczynski réussissent à construire un écrin numérique autour de Serge Merlin, Hamlet sénile et hagard, sans âge et sans mémoire, qui tente de retrouver tant bien que mal ses monologues habités. Enfin surgissent ces tirades incontournables, fondements existentiels du basculement vers la modernité d’une civilisation féodale alors immuable. Le théâtre musical de Wilfried Wendling tend à décrire une sortie de route de l’âge classique de cette modernité, où “Être ou ne pas être” devient un questionnement des plus fantomatiques ; la présence au monde, une illusion virtuelle, l’immortalité, la définition la plus précise de l’enfer.

Brève rencontre avec Wilfried Wendling autour de son spectacle et plus largement de son travail et du regard virulent qu’il porte sur la création aujourd’hui.

Postap Mag. Vous êtes compositeur mais vous travaillez souvent autour des formes théâtrales. Comment définiriez-vous votre démarche artistique ?
Wilfried Wendling. Je ne cherche pas définir mes envies artistiques mais plutôt à satisfaire des envies que je souhaite les plus affranchies possibles du discours officiel, dit “légitimiste”, qui réduit l’artiste à un technicien ne pouvant s’exprimer que sur un champ de compétence bien déterminé et normé socialement. “Nous tous, artistes incertains de l’être, mais sûrs de ne pas être autre chose”, disait Camus et finalement cela me va.

Il y a le doute permanent de l’idée qui ne peut se satisfaire d’un savoir-faire mais cherche toujours l’inconnu qui transcende la pratique. Je crois avant tout à l’idée, à l’envie qui se concrétise dans le plaisir, pas juste le plaisir démagogique des satisfactions primaires mais celui inconnu, qui se révèle en dépassant les a priori. Je ne me reconnais dans aucune catégorie prédéfinie mais assume radicalement une liberté d’expression artistique.

Hamlet Shakespeare monologue
© Christophe Raynaud de Lage, courtesy Nouveau Théâtre de Montreuil

PAM. Pourquoi croiser Hamlet et Ubik, Shakespeare et Philip K. Dick ? Quelle est l’idée de départ de votre projet ?
W.W. Il y a au départ une évidence instinctive qui ne se justifie pas, mais s’affirme comme une clef pour exprimer les bouleversements hamlétiques sans pour autant en faire du théâtre, de la musique ou du cinéma. Il s’agit de s’emparer d’Hamlet et de dire aujourd’hui que les notions d’identité, de réalité et même de notre rapport à la mort ne résonnent plus en nous de la même façon après la physique quantique, la psychanalyse et le transhumanisme.

PAM. En tant que compositeur et metteur en scène, comment voyez-vous la situation de la création musicale, théâtrale aujourd’hui ? Et plus particulièrement la situation de la musique contemporaine et de l’opéra  ?
W.W. C’est la liberté d’expression qui est aujourd’hui menacée par la démagogie. Il n’y a plus dans nos pays de censure directe mais il suffit juste de dire “Vous n’êtes pas assez populaire”. Bach ou Shakespeare n’ont jamais été de leur vivant des artistes “populaires”. Leur rayonnement était extrêmement restreint. Ils n’étaient connus que de quelques centaines de personnes mais l’élite intellectuelle et politique avait de l’estime pour l’art et le savoir. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, lorsque les valeurs démagogiques de la “popularité” et de la “rentabilité” passent systématiquement avant tout autre considération de bien public et de diversité.

Les artistes qui ont défendu uniquement l’art pour l’art, sans assumer un positionnement social et politique, ont également une grande part de responsabilité dans la déconnexion actuelle, avec les élus ou les intellectuels qui ne cherchent plus que la validation du plus grand nombre. C’est le grand paradoxe du glissement démocratique vers le démagogique qui nous renvoie aux fondements même de notre culture. Les musiques expérimentales n’ont jamais été aussi riches, inventives, diversifiées et ouvertes à toute les influences mais, entre le conservatisme des maisons d’opéras obsolètes dans leur fonctionnement, et la démagogie structurelle de l’industrie musicale qui phagocyte de plus en plus le ministère de la culture, les marges de libertés sont difficiles à préserver.

Hamlet –Je suis vivant et vous êtes morts, conception et mise en scène de Wilfried Wendling, avec Serge Merlin. Le 13 et 14 décembre à la Maison des Arts de Créteil, puis en tournée en 2018.

L’auteur
Romaric Gergorin est critique (art, littérature, musique) et essayiste.
Dernier ouvrage paru :
Erik Satie (éditions Actes Sud).