Les portes de la perception, à demi-tarif pour étudiants et chômeurs

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Interview Elalouf musée psychédélisme
La pochette de l'album des Beatles, Sgt Pepper's Lonely hearts club band (Détail), œuvre emblématique du psychédélisme

Artiste audiovisuel, Jaïs parcourt le monde depuis 2003, avec à son actif environ 500 dates dans 40 pays. Au cours de ses voyages, il achète régulièrement des œuvres (dessins, tableaux, peintures, affiches, posters, revues, disques…), attiré par tout ce qui est coloré, avec du détail et différents niveaux de lecture, mais aussi avec de la spiritualité et du surréalisme, soit l’ensemble des composantes d’une œuvre psychédélique. C’est ainsi qu’a pris forme son obsession.

À l’assaut d’un style

« Dès que j’en vois une, je me dis que je ne vais pas la revoir, alors je la prends, et souvent ce n’est pas trop cher. Mais c’est plus histoire de connecter des choses dont on ne pensait pas, au départ, qu’elles peuvent aller ensemble. Et puis j’ai eu une révélation, les œuvres sont connectées entre elles !”

“Suis-je fou ?” s’interroge-t-il alors. Mais plutôt chercher à entrevoir la connexion entre une fresque de street art et un travail d’art nouveau, ou encore certaines pièces d’art brut et des posters de concert rock n’est pas une hallucination. Quelque chose relie bien ces projets, une certaine vision de la liberté humaine, de la créativité, bref, du psychisme lui-même.

“La plupart des artistes actuels que je trouve psychédéliques ne comprennent pas toujours que je trouve leurs œuvres psychés, s’amuse-t-il. Cet artiste-là par exemple (il montre un tableau sur le mur de son salon), Jean-Pierre Nadau, c’est un artiste d’art brut qui ne se considère pas psychédélique. Parfois il me dit : “Oui… bon c’est un petit peu psyché…”. Moi je réponds : “Si ça c’est un petit peu psyché, qu’est-ce que ce serait si c’était très psyché !” Et puis quand tu t’approches du tableau, tu vois plein de visages, il y a des trucs qui apparaissent…”

Tableau de Jean Pierre Nadau, courtesy Psychedelic.fr

C’est dans Le ciel et l’enfer, un livre d’Aldous Huxley paru deux ans après Les portes de la perception, que le mot psychédélique fait son apparition. Plus précisément, c’est le psychiatre Humphry Fortescue Osmond qui, dans l’une de ses conversations avec Huxley, exprime le mot en expliquant pourquoi certaines images sont « transportantes ». Il n’en faut pas davantage à Jaïs pour faire le lien avec sa propre collection… Il a depuis établi une liste de cinq critères d’interprétation pour définir une œuvre psychédélique. Si deux d’entre eux sont présents, c’est psychédélique.

“J’avais cette vision du psychédélisme qui était très centrée sur la fin des années 60, ce qui est une erreur puisque psychédélique est un mot créé en 1956 (…) le mot veut dire montrer l’âme, révéler l’âme. Finalement c’est pour définir un état qui existe depuis toujours, ainsi qu’une esthétique qui existe depuis toujours.”

Pour un musée du psychédélisme à Paris

Avec une quarantaine d’expositions au compteur il a déjà présenté une bonne partie de sa collection, mais cela prend du temps et beaucoup d’énergie, sans compter que connecter les ouvrages entre eux représente un travail titanesque. C’est alors que l’idée du musée pointe son nez. Pourquoi ne pas les montrer dans une expo permanente, dans un lieu dédié et orienté sur l’éveil des gens et des consciences ?

Son but ? Connecter tous les aspects du psychédélisme, à commencer par certaines productions de la nature elle-même, avec la découverte de la phyllotaxie par exemple (la manière dont les feuilles sont implantées et ordonnées sur une plante). Il y a aussi les gemmes, ces pierres semi-précieuses aux volutes typiquement psychédéliques, sans parler des civilisations, des symboles… La thématique se décline à souhait ! Pour Jaïs, le psychédélique est une sensibilité qui se faufile partout : “On pourrait même trouver un maçon psychédélique…”.

Love – Affiche promotionnelle blacklight, courtesy Psychedelic.fr.

Pourquoi collectionner autant d’œuvres folles ? Comment se lance-t-on dans la création d’un musée parisien ? Et comment, pour reprendre le mantra de Tim Leary, « Turn on, Tune in, drop out » ? Jaïs Elalouf nous en dit plus.

Des maçons ou autres, il y a également un paquet de personnes qui, lorsqu’elles sortent de certains salons de coiffure, sont assez psychédéliques…
(Rires) Oui, mais tous les métiers le peuvent dans l’absolu. Il suffit d’avoir des valeurs très fortes, comme celles de protection de la biodiversité, les valeurs d’humanisme, d’égalité entre tous les hommes. Il y a une vraie force, et c’est la connexion au sens “un”, c’est-à-dire que tout est UN… C’est ce que tu ressens quand tu prends des psychotropes, même s’il n’y a -heureusement- pas besoin de ça pour le comprendre ! C’est quelque chose dont je pense que notre société a terriblement besoin en ce moment.

De prendre des psychédéliques ou d’être “un” ?
(Rires) Non bien sûr, il s’agit surtout de comprendre que tout est “un” ! De comprendre qu’on pollue la terre et l’eau lorsqu’on jette sa clope par terre par exemple… Et que c’est un autre être humain, un semblable, qui la ramassera. Cela permettrait d’avoir une société beaucoup plus sage, en conscience, respectueuse des uns et des autres, afin que tout aille beaucoup mieux. Ce projet a réellement vocation d’éveiller les gens, de les faire se reconnecter à eux-mêmes, découvrir qui ils sont. Je pense que plus tu te connais, mieux tu es, et c’est très dur de se connaître…

Ça prend au moins une vie…
Ça prend une vie… Mais je pense que le fait d’avoir ces œuvres à portée de la main et ces expériences aide à aller vers cela. L’idée de ce projet c’est aussi d’avoir une salle de spectacles et des activités de bien-être, des projections, des signatures, des livres, des concerts, une salle de création avec une résidence d’artistes tous les trois mois, et cet endroit serait aussi un espace de création libre lorsqu’il n’y a pas de résidence. L’idée est également d’avoir une salle en libre accès, où tu peux créer n’importe quoi.

Aux confins des mondes

Parmi tes mentors on compte Jean-François Bizot, qui a fait ton initiation à la “Free Press”
Oui, c’est une rencontre fondamentale. J’ai une très grande collection de “Free Press”, la presse libre des années 60 et 70. Free ne veut pas dire presse “gratuite” mais plutôt non censurée. Ce mouvement était par ailleurs très développé en France, il y avait presque 500 publications différentes en 1975. Si l’on devait faire une comparaison un peu grossière avec notre époque, je dirai que c’était un peu l’équivalent de nos blogs. Une presse libre, libre de penser, sans censure donc, mais rarement sans procès. Ils en ont tous eu et ça s’est terminé avec pertes et fracas.

J’ai presque 800 œuvres “Free Press” dans différentes langues, mais je suis davantage orienté vers l’anglais et l’américain, parce que c’est vrai qu’à la fin des années 60, c’était vraiment là qu’étaient les centres névralgiques. En France, on avait environ trois à quatre ans de retard, alors que la Californie était le catalyseur, le centralisateur, surtout à San Francisco lors du Summer Of love. Je compte donc créer, au sein du musée, une bibliothèque de la contre-culture, car certains livres de ma collection sont désormais introuvables, ou très rares. C’est aussi le cas de certains disques, soit parce que le graphisme de la pochette est psychédélique, soit parce que la musique y est psychée.

J’imagine qu’il y avait des liens entre les éditeurs américains et européens, ils étaient connectés ?
Oui complètement, il y avait une association qui regroupait toutes les “Free Press” à travers le monde, du coup ils se passaient les articles gratuitement, entre Actuel et tout ça… Ce qui est drôle c’est qu’il y a beaucoup de petits magazines qui se montaient pour le partager avec d’autres magazines… Afin de récupérer les exemplaires des autres en fait. Ils cherchaient à collectionner sans avoir à les payer, ils voulaient seulement les avoir, finalement c’était tous des passionnés. Chaque magazine a sa spécialité, certains sont orientés sur l’actualité, d’autres vers la musique, le spirituel… Moi je fonctionne plutôt à l’esthétique, c’est-à-dire quand il a beaucoup d’images et des illustrations de fou !

Lors de tes voyages, tu as vu des toiles, des posters, des affiches comme celles d’un concert, mais j’imagine qu’il doit aussi y avoir des documents d’entreprises, peut-être plus factuels, et pourtant portés par cette même thématique ?
Oui, surtout à la fin des années 60 et jusqu’au milieu 70. À cette époque la pub cherche à faire des choses belles, c’est quand même incroyable ! C’est-à-dire que le message n’est pas le truc le plus important de l’objet, le plus important est de faire une belle affiche. C’est un autre monde et pourtant c’est le monde de la pub. Par exemple UTA, qui était une compagnie aérienne, a fait des affiches publicitaires sans qu’il y ait marqué UTA nulle part. Il y a un tout petit avion en haut, l’affiche est super belle, tu te dis que ce ne n’est pas possible et pourtant il y en a plein d’autres exemples comme ça.

Where Have All The Flowers Gone

Il y a aussi les affiches de rock à San Francisco…
Alors là, c’est complètement illisible… Tu ne sais pas qui joue, ni quand ni où ça joue, ni combien ça coûte, c’est du grand n’importe quoi mais c’est génial. Finalement c’est dans la suite de la “beat génération”, ce mouvement de rejet de la société de consommation apparu dès les années 50. Ce qui est tout de même un peu paradoxal, puisque quand tu es producteur et que tu invites Janis Joplin et Jefferson Airplane, ça te coûte une fortune, tu as quand même envie de faire passer le message…

Il fallait être sacrément connecté ! N’y a t-il pas un autre paradoxe dans la culture américaine ? Notamment dans les années 50 et 60, l’époque de la valorisation des valeurs de la famille moyenne, du consommateur moyen. C’est l’image du papa qui va au bureau ou à l’usine alors que sa femme gère le tout nouvel équipement électroménager et leurs gamins… Tous ces Américains ont sensiblement les mêmes maisons, les mêmes voitures… L’uniformité n’est certes pas très psychédélique, pourtant d’un point de vue visuel, les formes, les textures et les couleurs utilisées pour les textiles, les voitures, les maisons, les mobiliers et les équipements de cuisine, me paraissent psychédéliques.
Ce qui était produit dans ces années-là était psychédélique, oui on est d’accord, et c’est effectivement un paradoxe. Les objets étaient psychédéliques alors que la société allait dans une direction totalement opposée. D’ailleurs, ce qui est incroyable dans ces journaux de “Free Press” c’est que tu peux prendre les articles, et ça n’a pas bougé d’un iota ! Tu peux encore les ressortir maintenant. C’est à la fois génial et très triste que pendant cinq décennies on en soit encore au même point.

Pourquoi il y a eu le “Summer Of Love” ? Parce que les gamins fuyaient leurs parents, et que c’était n’importe quoi, cette société… Ils étaient beaucoup plus clairvoyants que nous, et bien plus que moi en tout cas ! Quand j’étais jeune, je ne voyais pas les choses comme ça je n’avais pas ce rejet de la société de consommation.

Ce n’est pas la même histoire, et tu n’es pas né là-bas.
Exact, et on ne m’a jamais demandé d’aller combattre au Vietnam. Imagine, avoir dix-huit ans et se dire :  “Mais c’est quoi cette guerre complètement absurde ?”

Une muséographie digne des sixties

Tu as évoqué de nombreux ponts entre les pièces, est-ce si évident de dresser des parallèles à travers les époques et les cultures ?
J’ai réussi à trouver une cohérence de l’ensemble. J’ai bien entendu réfléchi à une scénographie elle-même psychédélique, basée sur le nombre d’or… Le tout organisé comme un plan de coupe de l’aloe vera, avec cette spirale naturelle qui se crée… Du coup, j’ai fait les salles sur le modèle des cinq branches de l’aloe vera, le centre est donc en forme d’étoile. Tout cela est jonché d’une vingtaine d’installations interactives et participatives, et quand tu les fais toutes tu dois être sacrément connecté (Rires).

Cela ouvre des perspectives, il y a une envie de vérité. En fait je ne parle que du fond, du fond de la réalité actuelle, de notre réalité, mais évidemment il y a encore autre chose qui est le fond de ton esprit… En société, il y a tellement de choses à dire, toutes les contestations qu’il y a eu, sans même encore aborder l’érotisme ou les psychotropes, et encore la pub où il y aurait beaucoup à dire. Il y aurait une salle dédiée aux illusions d’optique, l’une des grosses sections, mais également des posters à la lumière noire qui étaient hyper à la mode.

Pourquoi vouloir créer ce musée à Paris ?
C’est un projet qui mérite d’être à Paris pour plusieurs raisons. Paris, c’est d’abord là où sont nés tous les mouvements qui ont influencé le psychédélisme.

Comme les écrivains ?
Les écrivains maudits évidemment, le XIX° siècle, 1880, la photo se démocratise, on arrête de représenter le réel tel qu’il est. Les peintres mettent de leur âme. C’est aussi une époque globale, la fin du XIX°,où tu as également le fantastique dans la littérature, et les contes qui reviennent à la mode. Là-bas, tu as une œuvre de Marcel-Lenoir (il montre un autre pan de mur de son salon). Là, on est dans l’art nouveau mais tu vois, ce côté-là, c’est complètement psychédélique. Tu as des ornements partout et des couleurs pas possibles, différents niveaux de lecture, différentes couches… Tous ces courants-là sont né à Paris, l’impressionnisme, le pointillisme… Je dirais même une grosse partie de l’art nouveau, le surréalisme, le symbolisme, on pourrait en citer quinze.

Tableau de Marcel-Lenoir, courtesy Jaïs Fred Elalouf

Tous les trucs en isme se sont fait à Paris… ?
(Rires) La plupart sont nés ici… La Beat Génération avait le Beat Hôtel à Paris. Une bonne partie des œuvres de la Beat Génération étaient à Paris. Il y a juste eu un moment dans les années 60 où De Gaulle est, à mon avis, resté un peu trop longtemps au pouvoir, et qui a un peu endormi tout le monde.

Pas très en “isme” le général ?
Il n’était pas très psychédélique, j’ai l’impression !

Lui probablement pas… Il a cependant inspiré au moins une fois un artiste. Je pense à l’album Bachibouzouk (1992) d’Arthur H. à la chanson « Le général de Gaulle dans la cinquième dimension« . Un travail extraordinaire, de près de 14 minutes, psyché et onirique, un peu surréaliste…
On dit aussi que le psychédélisme, c’est le surréalisme de l’ère technologique. Donc ça se sert de cette technique pour faire passer cette sensibilité, et te rendre un peu dans cet état, évidemment sans prendre de psychotropes.

Musée Psychédélisme Paris
Human Liberation par Dorothy Lanonne, courtesy Psychedelic.fr

Sous les pavés, l’envol

La préparation du centre d’art doit être terriblement chronophage ?
Pour le moment, je me suis concentré sur la scénographie, c’était déjà trois mois de boulot. Comment placer les thèmes qui ne vont pas forcément tous ensemble, comme la section sur l’enfance, celle sur le chamanisme, et sur la littérature… Je tenais absolument à réaliser le site web, afin de montrer la cohérence du projet. Il y a notamment une visite virtuelle de la culture psychédélique et les prémices d’une très grosse exposition pour 2018.

Certains artistes, des personnalités, par le biais de leur fondation, pourraient être impliquées ?
C’est aussi pour cela que je fais ce projet, pour les attirer. On a l’idée de développer le projet par une agence de service qui s’appelle Psychédélic Union, que tu trouves sur le site quand tu ne cliques pas au bon endroit. C’est une agence de service d’événementiel, pour vendre à la fois des conférences, de la direction artistique, pourquoi pas de la défiscalisation d’œuvres d’art, plein de choses qui peuvent contribuer au financement du projet.

Le psychédélisme est-il mal considéré ? J’ai l’impression qu’il est parfois sujet à une forme de moquerie, ou classé has been, est-ce dû à une méconnaissance ? Toi tu parles de personnes connectées et éclairées alors que le grand public peut parfois parler de gens barrés.
Dans mes conférences, la première chose que je demande, c’est : « Dites-moi en quelques mots ce que vous inspire le mot psychédélique, qu’est-ce que c’est pour vous », et je note tout. J’ai toutes les fiches de chaque session passée. C’est incroyable, à chaque fois qu’on fait le tour, à la fin on a la définition à travers la participation de chacun alors que personne ne dit la même chose. Les visions sont différentes, certains vont dire : “C’est bizarre”, d’autres : “C’est très coloré”. Mais à la fin du tour de table, on a la définition, quelqu’un va dire « Il y a différents niveaux de lecture« , et je trouve cela super-intéressant.

Je crois que je ne me lasserai pas de lire Jung, et de lire William Blake. En fait, ce sont des découvertes en permanence qui sont passionnantes. Il suffit de voir toutes les citations que j’ai mises sur le site du musée, il y a pas mal de bonnes références qui peuvent aussi être fun. On ne le dit pas assez, mais il y a aussi beaucoup d’humour. Quand je parle de différents niveaux de lecture, je pense aussi à différents niveaux d’analyse et notamment le second degré, c’est très présent, comme cela l’était chez les hippies. Contrairement au mouvement punk qui était très cash, et parfois un peu vide, et fini à peine commencé. Là il y a, c’est vrai, un côté un peu utopique, mais il en faut de l’utopie, c’est indispensable, sinon que fait-on ?

Lightmyfire - San Francisco (DR, The Psychedelic Museum)
Lightmyfire – San Francisco (DR, The Psychedelic Museum) courtesy Psychedelic.fr

Que vous souhaitiez soutenir le projet de musée psychédélique à Paris, suivre les expositions organisées par Jaïs, ou tout simplement en apprendre plus sur cette contre-culture, une seule adresse :Psychedelic.fr

Cyprien Rose est journaliste, mais aussi DJ et animateur du blog Houz-Motik : "Musique, culture DJ, disque vinyle... Il est parfois question d'Internet, de cinéma et de photographie"