Le premier film de l’histoire ? Une publicité !

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L'arrivée d'un train ciotat

Par Delphine Le Nozach, Université de Lorraine

Avec son film documentaire Lumière ! L’aventure commence, Thierry Frémaux nous invite à (re)découvrir les tout premiers films de l’histoire du cinéma. Rendant hommage à Louis et Auguste Lumière, il explique que les frères sont, non seulement des inventeurs grâce à la fabrication du Cinématographe, mais également des cinéastes qui ont posé les principaux jalons de la grammaire filmique.

Mise en scène, trucage, mouvement de caméra, direction d’acteur… les frères Lumière ont inventé « l’art de filmer ». Le mardi 19 mars 1895, ils tournent leur première vue « La sortie de l’usine Lumière à Lyon », soit 35 secondes de film pour un acte éminemment historique.

Le choix emblématique du premier sujet filmique

Au premier plan, sur les pavés d’une rue lyonnaise, défilent des ouvrières à blouses blanches et coiffées de grands chapeaux, quelques hommes à moustache, certains à vélo, un chien, une carriole attelée à un cheval noir. En arrière-plan, l’usine Lumière tapisse l’image filmique : le mur d’enceinte de l’établissement avec ses deux portes puis la cour de l’usine et un corps de bâtiment surplombé par une charpente en bois.

Frères Lumière documentaire
L’affiche du film « Lumière ! L’aventure commence », de Thierry Frémaux.

Comme sujet, les réalisateurs optent pour leur usine, un lieu familier et symbolique de la création. Certains diront qu’ils ont installé leur caméra sans intention préméditée, simplement là où ils se trouvaient ; d’autres que leurs usines servent naturellement de décor. En réalité, il existe trois versions différentes de cette vue. Les frères Lumière l’ont donc mise en scène. Quelques mois après l’enregistrement de la première, ils décident de retourner la scène. Pourquoi ? Parce que la bobine de film s’est arrêtée avant que les portes de l’usine ne se referment (Lumière, le cinéma inventé).

Dès les origines, ils perçoivent que la séquence narrative n’est pas complète et organisent le tournage d’une deuxième vue un dimanche chômé. Ils dirigent les ouvriers afin qu’ils simulent la sortie de l’usine. Les acteurs du film portent alors leur tenue du dimanche car ils viennent de quitter la messe. Entre les deux versions, peu de différences : les ouvriers se dirigent à gauche ou à droite de la caméra d’un pas plus assuré et plus rapide. La voiture, tirée cette fois par deux chevaux au lieu d’un n’a toujours pas le temps de passer les portes avant la fin de la bobine. Les cinéastes relancent la chorégraphie : cette fois, il n’y a plus d’attelage et les lourdes portes se referment. Cette ultime vue sera considérée comme la version officielle de « La sortie des usines Lumière à Lyon ». En toute conscience, les frères Lumière choisissent de projeter cette séquence, narrativement plus aboutie, en ouverture de la première projection publique et payante au monde, le 28 décembre 1895.

La vocation communicationnelle du cinéma

Les cinéastes auraient pu filmer l’intérieur de leur usine et ainsi montrer les coulisses de leur entreprise. Selon le titre du film, nous pouvions imaginer une caméra placée dans la cour de manière à voir les ouvriers de dos, disparaître dans la profondeur de la rue. Mais le film aurait montré la rue et figuré un visage impersonnel, voire négatif, à leur sujet. En effet, voir des nuques et des dos aurait masqué l’identité des employées et transmis une image déshumanisée de l’entreprise. Filmer un lieu en train d’être déserté aurait communiqué les notions de perdition, d’échec ou de déroute.


Les frères Lumière ont donc adapté leur point de vue et leur mise en scène au message qu’ils souhaitaient divulguer. Par leurs choix, ils mettent en valeur leur usine et l’exposent aux yeux du monde. Dès le départ, ils envisagent leur invention comme un procédé communicationnel. Nous ne pouvons ignorer le fait que le spectateur assimile la vue aux usines, les usines à l’invention du cinématographe et, par conséquent, aux frères Lumière eux-mêmes. Dans son intégralité, le premier plan-séquence du cinéma se révèle être promotionnel. Les inventeurs placent leur usine comme un produit ou une marque intègre depuis les fictions cinématographiques. Plus encore, ils créent véritablement un film estampillé « Lumière » dans une logique que nous qualifierions aujourd’hui de « contenu de marque ».

Un vecteur de patrimonialisation

Si à l’image la monstration se focalise sur l’usine et les ouvriers, les cinéastes érigent, rien que par l’intitulé de leur vue, l’exploitation cinégénique de la ville de Lyon dans le film. En cela, le titre est signifiant : ils partagent une promesse de territoire avec les spectateurs. Ici encore cela relève d’un processus communicationnel : Lyon prend la forme d’un placement territorial et publicitaire.

Grâce à cette intégration filmique, la ville de Lyon a fait le tour du monde pour toucher des milliers de cibles. Ce tandem territoire-film est inhérent à l’art cinématographique et la présence diégétique territoriale n’a jamais été sujette à critique. Au contraire, ni le film, ni le territoire ne cachent leur alliance indéfectible. En 1982, l’Institut Lumière ouvre ses portes en réhabilitant la villa familiale de Louis et Auguste. Son activité est tournée vers la diffusion et la conservation du patrimoine cinématographique.

Institut Lumière Lyon
Le cinéma de l’Institut Lumière à Lyon, CC Velvet / Wikimedia Commons

L’implantation géographique de l’Institut, au centre du quartier Monplaisir, au n°25 de la rue Premier-film, rappelle que c’est à Lyon que les frères Lumière ont conçu le Cinématographe, que c’est bien cette ville qui participe à la création des premières vues et, tout compte fait, que Lyon incarne le berceau du cinéma.

Depuis, de nombreuses initiatives régionales encouragent la légitimation culturelle et patrimoniale du territoire au cinéma : expositions, salons des lieux de tournage et parcours touristiques thématiques. En amont, les collectivités cherchent à provoquer un nombre croissant de tournages sur leur terre ; pendant le tournage, elles médiatisent l’événement ; et a posteriori, elles valorisent leur territoire par le vecteur de leurs représentations cinématographiques.

The Power of Glamour

Tout était dit, tout était fait

En 1895, les frères Lumière n’inventent pas que le cinéma, ils dévoilent toutes ses possibilités communicationnelles et publicitaires. Contrairement aux discours médiatiques qui blâment une certaine sujétion de la création cinématographique au diktat des stratégies publicitaires, les frères Lumière, à partir du premier film de l’histoire, démontrent que les univers artistique et publicitaire ont toujours été associés au cinéma. Ces liens ne sont évidemment pas restreints à cette vue originelle. De nombreux autres films des frères Lumière démontrent leur intention de promouvoir par le biais de l’image cinématographique.

À titre d’exemple, ils exposent leur produit le cinématographe – notamment par des affiches publicitaires collées dans les rues –, la marque de savon « Sunlight » – film fréquemment considéré comme le premier spot publicitaire – et d’innombrables territoires en France et dans le monde – citons leur fameuse séquence Arrivée d’un train en gare de la Ciotat. Des décennies avant la tendance du « brand content » (contenu de marque) et de la dépublicitarisation, les frères Lumière créent le film en tant que support publicitaire et entrevoient déjà les possibilités marketing qu’offre le cinéma.

Delphine Le Nozach, Maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication, Université de Lorraine

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.