Commander X : “Je voudrais ne plus avoir à fuir pour ma vie ou ma liberté”

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interview Commander X Anonymous
"Anonymous Idea", CC DevianBlack / Wikimedia Commons

J’ai découvert l’existence de Commander X en 2011, dans une vidéo où il apparait —voix épuisé, chapeau de pirate, barbe rousse et allure de clochard céleste, à l’entrée d’un café de la petite ville de Santa Cruz— mais ce n’est que cet été que je lui ai écrit. C’était l’un de ces emails qu’on envoie un peu comme une bouteille à la mer. Une demande d’interview en bonne et due forme, via le formulaire de contact de son site web, à laquelle je pensais n’obtenir sans doute jamais de réponse, l’intéressé étant connu pour se méfier de la presse, et étant de toute manière en cavale, ou du moins en exil de son pays d’origine, les États-Unis.


 

Mutin en cavale

À l’époque de cette vidéo, le nommé (peut-être faudrait-il écrire “l’anonymisé”) Commander X répondait aux questions d’une dizaine de journalistes, dans une conférence de presse improvisée afin de faire connaître au grand public, via des médias de confiance, les enjeux et dangers d’un projet de loi interdisant aux SDF, “homeless” comme on dit Outre-Atlantique, l’accès au centre-ville que s’apprêtait à mettre en place la municipalité de Santa Cruz. “Oui, je suis Commander X”, revendique-t-il dès le début de son discours, “et je suis immensément fier, honoré au plus haut point, de faire partie de l’idée qu’on appelle Anonymous, un mouvement qui a apporté plus de justice et de liberté dans ce monde, au cours des dernières années, que les Nations-Unies en trois décennies”.

Christopher Doyon de son vrai nom est le seul membre d’Anonymous qui décida, à ce moment stratégique, de tomber le masque. Une hérésie, une trahison même pour certains de ses camarades, qui parlèrent alors “d’egotrip”, la pire des insultes qu’on puisse se balancer entre “Anons”, ainsi que se désignent les membres du mouvement qui demeurent, eux, authentiquement anonymes. Lui passa outre, parce que l’enjeu était trop important à ses yeux. Parler à visage découvert pour être mieux compris, plus entendu, faire fléchir l’opinion, la rendre sensible au sort de ceux qui crèchent dans la rue. Il en paya le prix : une arrestation pour tous les hackings de sites officiels ou intouchables revendiqués par le mouvement, (ministères, banques, etc.), des années passées derrière les barreaux, enfin cet exil forcé à l’étranger, au Canada d’abord puis au Mexique, où il s’est installé.

Cet homme m’intrigue, me fascine même, depuis longtemps. Pour mon livre, j’ai lu tout ce que l’on pouvait trouver à son sujet, du portrait du New-Yorker jusqu’aux éléments dénichés dans les recoins les plus obscurs du darknet ; j’ai visionné ces vidéos que l’on peut trouver en ligne, où il s’adresse à la planète derrière son masque de Guy Fawkes (“Salutations, citoyens du monde”), comme celle récente où il propose, dans une esthétique à 360 degrés digne de Matrix, une analyse de l’influence insidieuse sur nos comportements des datas collectés par les GAFANS et consorts.


 
J’ai ainsi tâché de reconstituer les étapes de cette vie à part, hors du commun, “héroïque” diraient certains. Les pièces d’un puzzle, caché sous ce masque blanc similaire à tant d’autres. Sans omettre les parts d’ombres, errements, erreurs personnelles ou collectives – dont lui-même fait part dans ces trois livres de mémoires récemment publiés, disponibles sur son site. Des livres qui se lisent comme de formidables romans d’aventures réellement vécues, des journaux de bords de la cyberguerre en cours, des thrillers géopolitiques, retraçant l’épopée palpitante de ce commandant et de son armée.

L’histoire de Commander X, c’est celle d’un gamin solitaire, qui grandit dans une maison isolée d’un bled du Maine et passe ses journées assis devant une CB, Citizen Band, cet émetteur-récepteur qu’utilisent les routiers pour communiquer entre eux sur la bande des basses fréquences. Un jour, par hasard, il capte le SOS d’un routier en péril sur la route. Il prend une voix grave et se met à parler comme s’il était un adulte, indiquant au conducteur comment se sortir du pétrin. La vocation de celui que ses amis appellent dès lors Big Red est née : être à l’écoute, servir les autres. À cela s’ajoute une fascination pour les premiers PC, Personal Computers, qui le fera aller au Massachussetts Institute of Technology, Cambridge, puis rejoindre le People Liberation Front, une sorte de grand-oncle d’Anonymous.

Le Nom du Non

Or, 48 heures après avoir envoyé cet email, j’obtenais, à ma plus grande surprise, une réponse : “Bonjour Yann, ravi d’être en lien avec vous. Je serais honoré de répondre à vos questions”. Une occasion unique, inespérée, de revenir sur l’histoire du groupe Anonymous. Une histoire que nous raconte donc celui qui fut au cœur et souvent à l’origine des tous les grands combats menés par le groupe d’activistes masqués – des Printemps arabes à la naissance des mouvements Occupy ou encore Black Live Matters.

Yann Perreau. Bonjour Commander X, j’espère que vous allez bien.
Commander X. Oui, merci.

Quand et où êtes-vous né ? Quelle fut votre enfance ?
Je suis né et j’ai grandi dans le Maine, aux États-Unis. Pour le reste, pas de commentaire. Je préfère ne pas parler de ma vie personnelle ici.

Est-ce vrai que vous passiez des heures, enfant, à discuter avec des inconnus à travers une radio que vous aviez installée dans votre chambre ?
Oui, c’était un de mes loisirs d’enfant.

Et que vous avez ainsi acquis le surnom de “Big Red” ?
Oui.

Pourquoi avez-vous fui votre famille à l’adolescence ?
Pas de commentaire.

Pourquoi vous êtes-vous installé à Cambridge, Massachusetts ? Pour le MIT (Massachusetts Institute of Technology) ? Pour la contre-culture de qui émergeait dans cette ville à cette époque ?
Oui, cette ville était alors une plateforme de rencontre entre l’underground des hackers et geeks d’un côté, et la culture psychédélique de l’autre.

Comment définiriez-vous le PLF, “People Liberation Front” que vous rejoignez alors ?
Le PLF est une association underground et militante ayant pour mission de proposer une assistance technique aux révolutions qui se font dans la rue. J’ai rencontré son chef, le “Commandant Adama”, à une manifestation anti-apartheid à Boston. C’était un soldat, un combattant, dans le sens classique du terme.

Est-il vrai que vous avez passé cinq ans en prison pour avoir vendu du LSD à un concert des Grateful Dead ? Et qu’il s’agissait, à travers ce deal, de financer les activités du PLF ?
Oui et oui. Mais il faut surtout rappeler à ce propos l’importance de John Perry Barlow, le chanteur des Grateful Dead, récemment disparu. Il fut l’un des premiers héros de l’Internet Libre, l’auteur de la mythique “Déclaration d’indépendance du cyberespace”. Il symbolisait parfaitement ce lien que j’évoquais entre la culture geek et celle du psychédélisme (tout comme Timothy Leary, Barlow affirmait que l’acide et le LSD “ouvrent les portes de la conscience”, NDLR).


 
Comment vous êtes-vous intéressé au mouvement Anonymous ?
La première fois que j’entendis parler des Anons, je me suis demandé “Qui sont ces cinglés avec leurs masques de Guy Fawkes” ? On m’avait raconté cette mauvaise blague, sinistre et tristement avérée, faite par des trolls décervelés se réclamant du mouvement : ces “black hats” avaient piraté le site web de L’Epilepsy Foundation of America, l’association des épileptiques, créant des images ultrarapides pour provoquer de façon purement gratuite des crises chez les personnes souffrant de la maladie. Il m’a fallu ensuite de nombreuses années d’observations attentives, et ce moment cathartique de la bataille pour soutenir Julian Assange et Wikileaks avant de me ranger à la cause Anon.

Comment recrutez-vous de nouveaux membres du mouvement ?
Anonymous ne recrute pas, si tu veux en faire partie, tu en es déjà. C’est aussi simple que cela. De l’auto-identification combinée à une validation collective.

Comment, en janvier 2011, le FBI a-t-il pu identifier et arrêter des membres d’Anonymous ? Y avait-il une taupe dans le mouvement ?
Il y avait plusieurs traîtres, oui.

Au nom de la démocratie

Pourquoi avez-vous décidé à un moment d’enlever votre masque ?
Pendant longtemps, personne ne savait qui était Commander X, hormis cinq très proches. Il y avait plein de théories à mon égard ; selon l’une d’entre elles j’étais une jeune fille, selon une autre un collectif (car qui aurait pu faire cela tout seul ?) Mon identité était alors l’un des plus grands mystères du mouvement Anonymous. Et puis j’ai été arrêté par le FBI, après l’opération Peace Camp de 2010. Le Bureau Fédéral annonça qu’il avait capturé Commander X, organisa une conférence de presse et révéla mon nom. J’ai ensuite organisé une contre-conférence de presse, parce que oui, je suis Commander X. J’ai beaucoup travaillé pour construire cette personne. Il fallait aussi que je revendique que c’était bien moi, Commander X, sinon des imposteurs auraient commencé à utiliser ce nom pour faire du mal au mouvement.

N’est-ce pas l’un des paradoxes d’Anonymous : un mouvement puissant parce que sans leader, mais du coup difficile à cerner ? Est-ce aussi pour cela que vous êtes apparu, pour donner un visage aux Anons ?
Oui, c’est aussi l’une des raisons. Mais pour être tout à fait clair, je ne suis pas d’accord avec votre assertion selon laquelle Anonymous n’aurait pas de leader. En fait, c’est même le contraire : tout un chacun, à n’importe quel moment, est autant le leader que le porte-parole ou n’importe quel type d’acteur du mouvement.

Les opérations d’Anonymous pour soutenir tant de révolutions forcent le respect. Mais n’y a-t-il pas des actions avec lesquels vous n’êtes pas d’accord ?
Anonymous est un collectif mondial avec plus de plus de 2,5 millions d’adhérents dans la moitié des pays au monde. Personne ne peut être d’accord avec autant de monde. Et puis, des erreurs ont été et seront faites. Mais ce sont des dommages collatéraux. Car nous sommes en guerre. Gagner est ce qui compte.

Est-ce pire avec Donald Trump au pouvoir ?
Non. Notre ennemi est le FBI, et nous causons beaucoup de problèmes au Bureau Fédéral. Dans la guerre entre les crypto-anarchistes et les États-Unis, je considère Trump comme un plus stratégique. Dans le fond, Trump est un idiot qui eut la chance de profiter d’un moment particulier de l’Histoire.

Tout de même, n’était-ce pas mieux avec Obama, qui gracia par exemple Chelsea Manning avant de quitter le pouvoir ?
Barack Obama a emprisonné et persécuté plus d’activistes de l’informations et de lanceurs d’alerte que tous les précédents Présidents combinés ! Ce ne pouvait être pire, si ce n’est avec Hillary.

Vous vous battez contre la surveillance de masse. Pourquoi n’y a-t-il pas eu d’opération Anonymous contre Facebook et Cambridge Analytica ?
Facebook est un média. Que vous l’aimiez ou pas, c’est une plateforme pour les masses. Certes, dirigée de façon déplorable, et au détriment de ses utilisateurs. Mais un bon nombre de ces utilisateurs sont des activistes, qui viennent des quatre coins du monde, utilisent des plateformes comme Twitter, Facebook, pour déclencher des révolutions sur toute la planète. Anonymous ne va pas attaquer ces entités, cela irait contre tout ce en quoi nous croyons.


 
Quant à la surveillance de masse, elle est désormais omniprésente. Chaque gouvernement et multinationale amasse autant de data que possible sur vous, légalement ou illégalement. La solution doit donc être générale, et requiert l’ensemble de la communauté des activistes de l’information pour arriver à des résultats concrets pour le peuple. Il nous faut d’abord des groupes comme WikiLeaks et des activistes comme Julian Assange pour savoir exactement comment ils nous espionnent. Puis des groupes comme TOR, TAILS et tant d’autres doivent rentrer dans le jeu et coder des solutions. Enfin, il y a ces forces collectives globales comme Anonymous pour s’emparer de ces outils et les apporter spécifiquement dans tel ou tel contexte aux gens qui en ont le plus besoin.

Vous êtes désormais au Mexique, avez-vous le statut de réfugié politique ?
Nous sommes dans un dialogue à ce sujet avec le gouvernement mexicain. La première étape sera de régulariser ma sœur Amy-Beth Doyon, qui a également été persécutée aux États-Unis ici parce qu’elle est… ma sœur ! Elle est désormais à mes côtés ici. Ensuite je me rendrai aux autorités mexicaines en vue d’obtenir le statut de réfugié politique. On espère avoir de bonnes nouvelles à ce sujet d’ici la fin de l’année.

Comment est la vie au Mexique ?
C’est un pays formidable, et je suis ravi d’être là.

Comment faites-vous pour gagner votre vie ?
J’écris des livres.

Participez-vous toujours à des opérations Anonymous ?
Oui.

Comment voyez-vous votre avenir ?
Je me vois écrire, enseigner, réseauter… Et puis ne plus avoir à fuir pour ma vie ou ma liberté. Une existence un peu plus rangée serait sympa pour changer.

Et le futur du monde ?
Le monde est en train de se défaire.