Souvenez-vous : dans notre premier Courrier des Lecteurs, on nous signalait l’émergence du click and collect, qui permettait d’acheter ses livres ailleurs qu’en supermarché, malgré le confinement. Et c’est ainsi que l’on a découvert Je Soutiens Ma Librairie, « un répertoire des actions mises en place par les librairies pour permettre à chacun de se mobiliser dès aujourd’hui pour ce commerce essentiel. »
Donnons la parole immédiatement à Adèle Fabre, la créatrice du site le plus intéressant et le plus adapté aux circonstances, que l’on sache, pour aider les librairies à vivre encore longtemps, heureux et avec beaucoup d’enfants.
Commencer quelque part
PostAp Mag. Qui êtes-vous ?
Adèle Fabre. Je m’appelle Adèle Fabre, j’ai 27 ans, jai travaillé aussi bien en maison d’édition qu’en diffusion et en librairie. Je suis actuellement sans emploi, ayant achevé un contrat fin février, à la librairie Taschen à Paris.
Je me destinais d’abord au travail sur le texte mais mon premier stage s’est fait dans une librairie et… j’ai adoré. J’ai donc enchaîné avec un master en commerce du livre. Les problématiques commerciales me paraissent très intéressantes, à un moment où le fossé se creuse de plus en plus entre la librairie physique, traditionnelle, d’un côté et, de l’autre côté, des groupements et du commerce en ligne, type Amazon.
Ça me paraissait aussi une cause louable dans laquelle s’investir. Une cause qui, bien sûr, passe aussi par l’édition indépendante. Mais, très rapidement, c’est vraiment la librairie physique dans laquelle je me suis retrouvée, et c’est ce qui m’a le plus plu professionnellement.
P. A. M. Comment en êtes-vous arrivée à créer ce site ?
A. F. La pandémie est arrivée, puis le confinement. J’étais coincée chez moi, comme tout le monde… Or j’ai beaucoup d’amitiés, professionnelles et personnelles, qui se sont nouées dans ce milieu, et je voyais, semaine après semaine, l’économie des libraires en chute libre, les angoisses, d’anciens et anciennes collègues, en librairie ou en maison d’édition… J’étais témoin de tout cela, avec un sentiment d’impuissance… Donc j’y ai réfléchi, j’essayais de trouver une solution : que puis-je faire, moi, à mon échelle, pour que les librairies soient encore là demain ?
Là, je parle de début avril, et le contexte est important : à ce moment-là, le confinement n’a pas été annoncé comme prolongé jusqu’au 11 mai, d’une part et, d’autre part, Amazon a encore le droit de vendre des livres, se targuait de faire une croissance incroyable, de devoir même embaucher, alors que les librairies physiques étaient à l’agonie.
Je constatais que des lecteurs voulaient aider leurs librairies, et que les libraires voulaient toujours vendre de livres, mais ne le pouvaient pas : dès lors, comment on fait ? Et c’est comme ça, de cette espèce d’équation un peu étrange, que naît l’idée de créer en ligne une plateforme de mise en relation entre librairies et lecteurs qui se retrouvent, confinement oblige, déconnectés. Le nom « Je soutiens ma librairie » est alors venu assez naturellement.
L’idée, donc, est celle d’un annuaire qui permettrait à tout à chacun se demandant « Ma librairie, qu’est-ce qu’elle propose, comment puis-je l’aider ? », d’avoir accès à cette information en trois clics.
P. A. M. Et vous saviez créer un site ?
A. F. (Rires). Non. Enfin, très vaguement. J’ai utilisé une plateforme qui fonctionne par glisser-déposer, sans code, Wix. Même si ça demeure, parfois, un peu rébarbatif à mon goût, c’est aussi très intuitif et abordable (après, je suis un peu débrouillarde aussi, hein). Mais oui, c’est la première fois que je crée un site comme ça.
P. A. M. Donc, vous avez fait tout ça toute seule ?
A. F. Absolument. Certes, je vis avec mon compagnon, qui travaille aussi dans l’édition, au Tripode, et qui me file un coup de main sur la page Facebook, par exemple. Mais le site, la structure web, la base de données et d’informations, ça c’est moi.
P. A. M. Et aujourd’hui, le site recense plus de 1 000 actions… À un moment, donc, ça démarre.
A. F. Oui. En ce moment [début mai, ndlr], je reçois entre 30 et 40 mails par jour, de librairies qui me demandent de les inscrire sur le site. Il y avait donc un besoin… Un vrai besoin, et la magie des réseaux sociaux, surtout dans cette période où tout va plus vite, où les gens sont beaucoup plus sur Internet et sont très disponibles. Cette entreprise-là, hors du confinement, n’aurait pas eu le même succès, en tout cas pas aussi rapidement.
P. A. M. Oui, on sentait que, partout les lecteurs voulaient vraiment aider les librairies, et souffraient aussi de se sentir impuissants.
A. F. Le livre est sacré, c’est un totem et, par extension, le lieu où on l’achète est lui aussi sacré. Hélas, il y a beaucoup de libraires qui n’ont pas forcément fédéré leur clientèle sur des plateformes comme Facebook ou Instagram, parce que ce n’est pas leur métier, parce qu’ils n’ont pas le temps. Donc quand arrive l’inattendu, comme ce confinement qui fait que, du jour au lendemain, ils doivent fermer, comment peuvent-ils parler à leurs lecteurs ? Et ça, c’est violent pour eux, mais aussi pour les lecteurs.
Un secteur mutant
P. A. M. Les libraires étaient déjà en réinvention. Beaucoup, face à l’économie numérique, sentaient que la réponse consistait à créer du lien, à transformer leurs établissements en lieux de vie…
A. F. Oui, beaucoup de libraires ont sauté ce pas-là… Mais pas toutes, loin de là. Un seul exemple : le Syndicat de la Librairie Française (SLF) a mis en place un observatoire de la librairie française. Il repose sur 250 librairies pour tout le pays. Or ça n’est rien du tout, 250 librairies. Il y en a des milliers, des librairies. Je reçois énormément de mails de librairies qui n’ont pas de site internet, pas de page Facebook, rien du tout… Alors, oui, bien sûr, des librairies ont fait évoluer leurs pratiques, mais je ne suis pas sûre que ce soit très représentatif de ce que fait l’ensemble de la profession. Comme le projecteur est souvent mis sur les librairies qui portent des initiatives, on a l’impression que ça y est, qu’elles vont toutes rebondir alors qu’en fait non, pas du tout. C’est un peu trompeur.
P. A. M. Si je comprends bien, au-delà de la crise du Covid, votre travail ne fait que commencer…
A. F. Voilà. Et tout le monde est en train de voir qu’il y a beaucoup de choses à changer. De plus, je pense la question n’est pas seulement celle de la pratique du métier de libraire, mais aussi celle de la mise en avant de la librairie en France, comment est-ce qu’on structure ce corps de métier… Par exemple, très souvent les clients, pour expliquer au libraire l’ouvrage qu’ils cherchent, vont montrer sur leur téléphone une page Amazon. Aujourd’hui, la base de données de livres la plus facilement accessible sur Internet, pour le grand public, c’est celle-là. On s’enorgueillit beaucoup de ce réseau de libraires indépendants, et on a bien raison d’en être fier ; mais c’est incroyable de se dire que la première base de données grand public, ce sur quoi n’importe quel client va faire ses recherches, ce n’est pas celle qui est mise en place par ce corps de métier. Pour moi, c’est révélateur d’un problème structurel : comment fédérer un corps de métier qui est aussi large, aussi disparate et qui a des pratiques aussi différentes ?
P. A. M. Votre site pourrait être un bon début…
A. F. Oui, peut-être. J’espère qu’il sera utile à terme. Après, là, j’ai un peu grossi les traits parce qu’en fait, le corps de métier est quand même fédéré… Mais surtout, à mon sens, au niveau régional. Il y a beaucoup de portails, le portail des librairies indépendantes de Nouvelle Aquitaine, par exemple, ou celui des libraires du Sud… Là, effectivement, il existe une grosse base de données commune, un système de réservations partagées, mais ça reste très local. Une communication nationale pourrait être plus forte, plus pédagogique.
P. A. M. En quoi consistent vos journées ?
A. F. Il faut alimenter la base de données et, même si les informations sont préstructurées par le formulaire que j’ai mis en place, il faut toujours les traiter et ça, ça prend du temps. Ensuite, il faut être à l’écoute. Je suis toujours demandeuse de feedback, de savoir si c’est vraiment efficient comme outil. Pour parler de manière très prosaïque : est-ce que ça engendre des ventes ? Je commence à avoir des retours de lecteurs qui ont acheté des livres parce qu’ils ont entendu parler du site, donc ça c’est vraiment chouette. C’est pour ça que j’essaie aussi de prendre le temps, d’échanger un peu avec les libraires. J’aimerais y consacrer plus de temps, mais… Est-ce qu’il vaut mieux alimenter le site ? Ou est-ce qu’il vaut mieux prendre le temps de parler aux librairies ? C’est un peu mon dilemme au quotidien. Mais sinon, je ne vais pas vous mentir, ce qui prend énormément de temps, ce sont les réseaux sociaux. Ça prend un temps monstrueux, et malheureusement, ce n’est pas trop le genre de choses sur lesquelles on peut faire une trop grosse impasse… Je crois.
P. A. M. Quels réseaux, en l’occurrence ?
A. F. Facebook et Instagram. Twitter serait certainement un super endroit, mais je connais très mal cet outil et déjà, quand on s’y connaît, on peut y passer des heures, alors quand on ne s’y connaît pas… Je crois que ce serait dangereux (Rires). Dangereux pour mon temps.
P. A. M. Et, entre nous, un peu aussi pour votre santé mentale, parce que c’est pas toujours joli, Twitter.
A. F. Il paraît, oui. Mais donc, entre la collecte de l’information et essayer de gérer le plus efficacement les réseaux sociaux, les journées passent vite.
Lire, aujourd’hui et demain
P. A. M. À mesure qu’avance le temps les perspectives vous paraissent-elles vraiment aussi noires qu’initialement redoutées, pour les libraires ?
A. F. C’est tout de même un commerce spécifique. L’économie d’une librairie, de manière générale, déjà en temps normal, est extrêmement fragile, c’est un des commerces de détail les moins rentables. Selon les études du SLF, une librairie indépendante a besoin de plusieurs années d’exercice pour acquérir un mois de trésorerie. Donc, les conséquences ne vont pas être résolues avec le déconfinement, ni cet été, ni à Noël. Tout le monde sait qu’une claque arrive, mais personne ne sait à quel point elle sera violente.
P. A. M. On dirait que vous êtes partie pour vous occuper de ce site encore un moment, non ?
A. F. Oui, il serait cohérent que le site continue… Après, à un moment, le degré d’implication et d’engagement personnel est tel que je ne sais pas si je serais capable de le porter, moi, seule… Ce sera compliqué. Tout cela est très nouveau pour moi, je n’avais jamais créé d’entreprise ou d’association… Je n’ai jamais fait un truc pareil, en fait. À certains moments, je me dis que je me suis attaquée à une montagne, alors que je suis toute, toute petite…
Mais il est certain que le combat ne fait que commencer… JSML ne va pas s’arrêter pour l’instant, je suis justement en train de réfléchir à comment réajuster cet outil en vue de cette nouvelle période qui s’amorce, avec le déconfinement et toutes les problématiques que cela soulève. Relais d’initiatives oui, quoiqu’elles sont toutes en train de s’harmoniser sur le modèle du click & collect —ce qui est une bonne chose. Je pense que la problématique principale est de réussir à mettre en place une communication à la fois dynamique et positive sur ce que la librairie a à offrir, à ses habitués comme à ceux qui ne le sont pas (encore) !
P. A. M. Qu’est-ce que vous lisez en ce moment ? Un conseil pour nos lecteurs ?
A. F. Oh, elle est terrible votre question, parce que je n’ai plus du tout le temps de lire… (Rires). J’ai commencé Vol de nuit de Saint-Exupéry voilà un mois et j’en suis à la page 80, c’est vraiment la honte…
P. A. M. Un livre à conseiller, alors ? Aux lecteurs de PostAp, en ce moment ?
A. F. Ah… Alors, je ne vais pas vous conseiller un livre du Tripode, parce que j’ai vu que vous en aviez chroniqué un récemment, L’Homme qui savait la langue des Serpents… Mais j’ai lu il y a quelques mois Et quelquefois j’ai comme une grande idée, de Ken Kesey, chez Toussaint Louverture. C’est un roman qui nous emmène dans les années 1970 aux États-Unis, dans l’Oregon, où l’on va suivre différents personnages, dans leurs questionnements, leurs déchirements identitaires, et qui parle de la famille, du rapport à la nature, à l’autre et à soi-même… Un texte assez fou, un pavé de 800 pages dans lequel, pourtant, il n’y a pas une lettre de trop.
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