Ce mois-ci : comment Jair Bolsonaro a créé un enfer sur Terre.
par Alfredo Saad Filho, professeur d’économie politique et développement international au King’s College de Londres et Fernanda Feil, assistante chercheuse à l’université fédérale de Fluminense / courtesy The Conversation
Le Brésil a connu ce qui aura sans doute été la pire réponse politique à la pandémie sous l’impulsion de son président d’extrême droite, Jair Bolsonaro. Ses choix dans la gestion de la Covid-19 ont déclenché une tragédie sans précédent dans ce pays, avec des implications potentiellement catastrophiques pour le monde entier.
Depuis l’apparition d’un nouveau variant plus contagieux, appelé P1, la situation brésilienne s’est considérablement détériorée. De manière implacable, le nombre de décès quotidiens a augmenté, touchant les 4 250 le 8 avril, un nombre jamais atteint dans aucun autre pays depuis le début de la pandémie. Même l’Inde, qui bat ses propres records ces derniers jours, n’a pas atteint ce nombre.
Le système de santé s’est effondré dans de nombreuses villes. L’oxygène est rationné, les unités de soins intensifs débordent, on manque partout de personnel et d’équipement.
Faute d’anesthésiants, des patients ont dû être attachés avant d’être intubés, rapporte-t-on. Des centaines de personnes sont mortes sur leur civière, sur le sol des hôpitaux ou à domicile, même quand leurs familles avaient pu se procurer les tubes à oxygène nécessaires par des voies parallèles.
Trois facteurs ont convergé pour créer cet enfer.
Premièrement, le Brésil est l’un des pays les plus inégalitaires. Le chevauchement d’inégalités profondément implantées accroît la vulnérabilité des populations défavorisées. Ces vulnérabilités ont empiré depuis la destitution de la présidente Dilma Rousseff en 2016 dans une opération qui avait toutes les apparences d’un coup d’État parlementaire.
La pandémie fournit une autre démonstration des inégalités : la Covid-19 touche les Brésiliens noirs, les pauvres et les sans-emplois de manière disproportionnée.
Deuxièmement, le Brésil a toujours souffert de graves limitations dans la sphère politico-institutionnelle, qui se sont aggravées depuis l’éjection de Rousseff. Depuis 2016, deux gouvernements ont promu des réformes néolibérales qui ont précarisé l’emploi, érodé le filet social et gravement sous financé les services publics.
Pour étayer ces réformes, un amendement constitutionnel est venu plafonner toutes les dépenses non financières du gouvernement fédéral pour 20 ans. Ce nouveau régime fiscal a légitimé des coupes budgétaires brutales et arbitraires. Et c’est ce programme d’austérité qui a dégradé le système universel de santé brésilien, d’inspiration britannique, ces dernières années.
Enfin, il y a le rôle joué par Bolsonaro lui-même. Alors que la Covid-19 se répandait, le président a systématiquement minimisé les risques et bloqué toute réponse coordonnée au niveau central. Il a également contredit les maires et les gouverneurs lorsqu’ils ont tenté d’imposer leurs propres mesures de confinement, de distanciation sociale ou de port de masque.
Ce travail de sape a créé une confusion totale dans le pays, que Bolsonaro a ensuite utilisé pour justifier son refus des restrictions. Le président a également forcé les ministres de la Santé du pays — quatre en un an — à concentrer les efforts sur des traitements non éprouvés, comme l’ivermectine et l’hydroxychloroquine, alors qu’il laissait le système de santé imploser.
Un soutien social en déclin
C’est la gauche au Congrès qui a initié la seule mesure significative visant à protéger les pauvres : une aide mensuelle d’urgence de 600 réaux brésiliens (environ 140 dollars) pendant la pandémie, ainsi que d’autres mesures de relance, comme des marges de crédit pour les PME. Ces mesures ont été approuvées dans le cadre d’un « budget de guerre » qui contournait les limites constitutionnelles aux déficits budgétaires.
Bolsonaro a ensuite présenté cette aide d’urgence comme son propre octroi au peuple, renforçant ainsi sa popularité.
Cependant, ce programme d’aide au revenu a pris fin en janvier, avec le début de la nouvelle année fiscale, alors que la dernière vague de la Covid-19 s’intensifiait. En avril, on lui a substitué une subvention beaucoup plus modeste de 250 réaux brésiliens par mois pour un maximum de trois mois, une mesure qui sera compensée, promet-on, par des réformes encore plus profondes de l’administration et davantage de coupes budgétaires.
L’absence de soutien fédéral a empêché les États et les municipalités d’imposer des mesures de confinement locales, une garantie certaine de l’aggravation de la pandémie.
La nécropolitique en action
La situation au Brésil est un excellent exemple de « nécropolitique » appliquée. Selon ce concept formulé par Achille Mbembe, la nécropolitique est l’expression ultime du pouvoir social et politique par sa capacité à décider qui pourra vivre et qui doit mourir. Dans cette itération, la Covid-19 est présentée comme un fait de la nature qui ne touche que les faibles.
C’est factuellement faux, mais une telle politique de la rancœur, de la conspiration et de la désinformation est typique de la cohorte actuelle de dirigeants autoritaires dans de nombreux pays, qui répandent des faussetés dans le but précis de créer des conflits, de détourner l’attention et de bloquer toute solution.
Bolsonaro a déclaré qu’il évitait les mesures sérieuses contre la pandémie afin de protéger l’économie. Or, ça n’est jamais l’un ou l’autre. L’expérience internationale montre que les économies (par exemple, la Corée du Sud ou le Vietnam, qui se sont attaquées de manière décisive au coronavirus, ont connu à la fois moins de décès et moins de contraction de l’activité économique. Celles qui ont cherché à éviter les confinements ont subi plus de décès et plus de recul économique. Actuellement, l’économie brésilienne pique du nez.
Les manquements de Bolsonaro face à la pandémie ont permis au gouvernement de mettre en place, en catimini, une série d’initiatives qui suppriment les protections en matière de travail et d’environnement, ouvrant les territoires indigènes à l’exploitation agricole et minière.
Ils ont également détourné l’attention des scandales de corruption impliquant sa famille.
Dans la tragédie brésilienne, la responsabilité de Bolsonaro va bien au-delà de l’incompétence ou de l’hypocrisie de son action. Il a délibérément favorisé la propagation de la Covid-19 pour polariser le jeu politique à son avantage et pour faciliter le déploiement d’un programme gouvernemental totalement destructeur.
Et tandis que la population est laissée à elle-même face au coronavirus, le gouvernement priorise ses réformes néolibérales, le démantèlement de l’État et la destruction de l’environnement. Et c’est ainsi que le Brésil est frappé à la fois d’une mortalité explosive et de la pire contraction économique de l’histoire dans un chaos social et politique croissant.
Article initialement publié sur The Conversation.