On vous prévient d’entrée : l’histoire de « Police Ville » atteint les limites de l’absurdité humaine.
Une ville pour la police
Tout commence avec l’annonce, par la Fondation de la Police d’Atlanta, de la création de son nouveau Centre d’Entraînement à la Sécurité Publique.
Elle voit les choses en grand : 300 hectares (3 kilomètres carrés) au total. 35 d’entre eux pour accueillir un stand de tir, un auditorium, une fausse ville destinée à l’entraînement des pompiers et policiers à l’action en milieu urbain, un circuit pour les conducteurs de véhicules d’urgence, un chenil et un parcours d’exercice pour chiens policier. Le reste sera constitué d’espaces verts. Ceux-ci sont tout trouvés, puisque « Cop City », selon le surnom trouvé par les opposants au projet, s’installera sur l’actuel emplacement de la forêt de South River —ou « Weelaunee », de son nom d’origine— (pour une part seulement, l’autre s’élevant en lieu et place d’une ancienne ferme pénitentiaire, la « Old Atlanta Prison Farm« , dans laquelle les détenus cultivaient de la nourriture pour les autres prisons du coin).
Le projet ne fait pas que des heureux. Il y a l’accaparement de la forêt, bien sûr. L’effacement des vestiges, par beaucoup considérés comme historiques, de l’ancienne ferme pénitentiaire. Les 90 millions de dollars que vont coûter les travaux (« Cop City » doit ouvrir à la fin de l’année 2023), en partie financés par le secteur privé. Il y a aussi la démesure du site et, surtout, les méthodes d’entraînement directement héritées de l’armée, témoins d’une militarisation toujours croissante des forces de l’ordre.
Defend The Forest (DTF), le collectif qui organise les protestations contre le centre d’entraînement, décrit les choses ainsi : « Cop City sera le plus grand centre d’entraînement des États-Unis et comportera une fausse ville où la police s’entraînera à l’usage d’armes à feu, de gaz lacrymogènes, d’hélicoptères, et d’engins explosifs pour réprimer les manifestations et la colère sociale, comme elle l’a fait durant les marches en la mémoire de George Floyd en 2020 [le mouvement « I can’t Breathe, ndlr »].
[…]
Annoncée comme deux fois plus grande que les déjà considérables centres d’entraînement de Los Angeles ou de New York, Cop City, si elle est achevée, servira de modèle national à la militarisation de la police et à son inflation budgétaire. Et ce, sur un lieu emblématique des violences racistes : cette terre fut d’abord violemment arrachée à la nation Muscogee (les « Indiens Creek »), avant de devenir au XIX° siècle une plantation d’esclaves, puis un camp de travail (la Old Atlanta Prison Farm) jusque dans les années 1990″.
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Les militants décident donc, selon une technique éprouvée de désobéissance civile, d’occuper la forêt pour bloquer les travaux.
L’escalade de la violence : définition
Ce qui est terrible, à ce stade, c’est que la phrase suivante, toutes les phrases suivantes en fait, pourraient —et, pourtant, pourraient ne pas— commencer par « naturellement » : naturellement, la mairie décline toute possibilité de discussion, et ordonne à la police d’avoir recours à la force, si nécessaire, pour les déloger.
Début janvier, lors d’une évacuation, l’un des activistes, Manuel Esteban Paez Teran, 26 ans, est abattu de 13 balles dans le corps. La police affirme qu’il a tiré en premier : un policier a été hospitalisé pour une blessure par balle à l’abdomen. DTF doute de la version policière et soupçonnent un tir venu d’un autre agent, dans la grande confusion engendrée par une opération particulièrement violente. Un doute accru par le fait que, si de nombreux policiers étaient équipés de caméras corporelles, et que plusieurs de ces enregistrements ont été transmis aux diverses parties, aucune vidéo de la scène elle-même n’est disponible : ceux qui ont tiré ne disposaient pas de cet équipement, et les autres étaient trop éloignés pour saisir quoi que ce soit, selon le Georgia Bureau of Investigation, en charge de l’enquête.
Mais un Smith & Wesson 9mm a été retrouvé sur les lieux du crime. Or, ce n’est pas un pistolet utilisé par les forces de l’ordre… Les enquêteurs affirment que l’arme est bien celle qui a blessé le policier, et disposer d’une preuve d’achat, attestant que Manuel Esteban avait bien fait l’acquisition légale de cette arme, quelques mois plus tôt.
Les parents, dans un communiqué, résument autrement la situation :
« Les vidéos envoyées par la ville d’Atlanta soulèvent plus de questions qu’elles n’apportent de réponses, mais confirment nos pires craintes : Manuel a été massacré dans un déluge de feu. Ces éléments montrent aussi de façon évidente que l’intervention dans la forêt était une opération paramilitaire, qui rassemblait tous les éléments pour conduire à un usage excessif de la force. »
Plusieurs arrestations ont eu lieu ce jour-là, dont 7 ont conduit à des inculpations pour « terrorisme domestique », un crime fédéral passible de vingt ans de prison.
Les arbres donnent la vie
La police l’enlève
Slogan utilisé sur une pancarte des manifestations
Ce 4 mars, les différentes associations et collectifs opposés à « Cop City » ont annoncé le lancement d’une semaine d’actions, inaugurée par un festival musical de deux jours dans un parc voisin.
Mais le dimanche 5 mars, en fin d’après-midi, raconte ABC, une centaine de participants se sont vêtus de noir, puis ont pénétré sur le chantier, aux alentours de 17H30. Puis ont lancé « une attaque coordonnée », selon les mots du Département de Police d’Atlanta.
Les images de l’événement évoquent des scènes d’émeute urbaine et montrent que plusieurs engins de chantier ont été incendiés. Les manifestants ont aussi jeté des pierres, des briques, tiré des feux d’artifice. Ils auraient même fait usage de cocktails Molotov, affirme le chef de la police, Darin Schierbaum, qui parle d’une attaque « très violente ». À l’issue de la journée, les autorités font état de 35 arrestations, dont 23 inculpations pour terrorisme domestique.
Une soirée, deux récits
Defend the Forest ne conteste pas la réalité de l’action violente, sans la condamner pour autant. Mais, dans un communiqué, le collectif tient à donner sa version des faits :
« Peu après cette action, la police a répliqué bassement, en organisant un raid sur la forêt toute entière, arrêtant 35 spectateurs et spectatrices du festival, dont des individus n’ayant ni connexion ni même parfois connaissance de l’action, qui s’est produite à 600 hectares de là. Il a été fait usage de tasers contre des personnes essayant de s’éloigner du chaos. Certaines ont été plaquées au sol et menacées de mort. […] En dépit de ces attaques violentes et indiscriminées, le festival a continué pendant un peu plus d’une heure. Les gens clamaient « Stop Cop City ! ». Puis, un détachement policier, sans sommation, a lancé le raid. […] Lourdement armés, les agents ont encerclé la foule, parmi laquelle se trouvaient des enfants, et ont déployé des canons à son.
Ils ont menacé d’arrêter la totalité des festivaliers pour terrorisme domestique. Ceux-ci, les enfants et les musiciens, ont crié « Il y a des enfants ici ! » et « Laissez nous partir ! ». Selon le club de la presse d’Atlanta, il a ensuite été procédé à des vérifications d’identité systématique sur ceux et celles qui ont été autorisées à quitter les lieux. De nombreux observateurs juridiques ont été détenus, et au moins un arrêté, ainsi que plusieurs musiciens. De nombreux reporters ont également été menacés de garde à vue. »
La « plateforme médiatique indépendante et non lucrative » Unicorn Riot héberge plusieurs vidéos consacrées au festival de musique, dont une de plus de deux heures sur la soirée du 5, ici.
Et ci-dessous, Fox News présente son compte-rendu de l’audience préliminaire des inculpés. La possibilité de liberté sous caution a été retenue pour l’un d’entre eux.
La parabole de Police Ville
Voilà où nous en sommes, à l’heure où nous écrivons ces lignes, le jeudi 9 mars.
Autrement dit :
« Il était une fois,
à Atlanta, une forêt donnée à des gens. Ceux-ci voulurent installer à la place de la forêt une fausse ville, pour s’entraîner au maintien de l’ordre en milieu urbain.
Alors, des habitants de la ville furent très en colère. « Rendez-nous la forêt ! », criaient-ils. Et : « Utilisez cet argent pour les services sociaux ! ». Et ils s’installèrent dans la forêt pour la protéger.
Les policiers furent très mécontents. « Cette forêt nous appartient ! », disaient-ils. « Elle nous a été très officiellement donnée par la mairie. »
Alors ils entrèrent dans la forêt, où campaient les activistes. Ils en tuèrent un. Un policier échappa de peu à la mort, le ventre transpercé par du 9 millimètre Luger.
Très en colère, les policiers arrêtèrent plein de gens. Les activistes aussi étaient très en colère. Certains d’entre eux, pour se consoler, écoutèrent de la musique. Mais d’autres se coordonnèrent pour aller incendier Police Ville.
Ce fut une grande bataille, à Police Ville, et la police gagna.
Au fond, Police Ville était un trou noir : un trou sans fin ni fond ni lumière ni couleurs, creusé avidement par l’humanité, pour y précipiter la raison, la sagesse, l’écoute, et s’éteindre, l’âme en tourment, mais l’esprit vide. »