Conversation avec Bernard Stiegler : “Faire de Plaine Commune en Seine-Saint-Denis le premier territoire contributif de France”

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Bernard Stiegler Plaine Commune
Bernard Stiegler aux ROUMICS de Lille en 2014, CC Wikimedia Commons / Lamiot

Jennifer Gallé, The Conversation

Un territoire jeune et économiquement très dynamique mais confronté au chômage de masse et aux défis de la mixité sociale et culturelle. C’est ici qu’à la demande de Patrick Braouezec, le président de Plaine Commune, le philosophe Bernard Stiegler initie un projet d’expérimentation inédit et ambitieux : faire de cette communauté d’agglomération – qui réunit neuf villes de Seine-Saint-Denis – un “territoire apprenant contributif ». Y seront menés des projets de « recherche-action” contributive, c’est-à-dire incluant les habitants ; à terme, il s’agira de mettre en place un revenu contributif pour partager différemment la richesse à l’heure où l’automatisation fait vaciller l’emploi.

En novembre 2016, les premiers chercheurs ont fait leur rentrée dans le cadre d’une chaire de recherche contributive créée au sein de la Maison des Sciences de l’Homme (MSH-Paris Nord). The Conversation France a rencontré le philosophe pour en savoir plus sur cette initiative, où nouvelles façons de faire de la recherche et réflexion sur ce que le travail sera demain vont dialoguer.


Quel est l’objectif de ce projet ?
Il s’agit d’inventer une « disruption à la française » et de faire en sorte que le territoire de Plaine Commune, qui est loin d’être avantagé mais fait preuve d’un dynamisme tout à fait frappant, devienne un laboratoire, une école, un lieu d’avant-garde, notamment pour s’approprier ce qu’on appelle les smart cities (“villes intelligentes”) – mais non pour devenir une smart city telle qu’on la définit aujourd’hui, et qui nous semble invivable, inacceptable et sans doute insolvable. Il s’agit d’installer une véritable intelligence urbaine.

Nous lançons un processus d’expérimentation territoriale en vue de susciter et d’accompagner une véritable innovation sociale ouvrant les voies d’une nouvelle macro-économie où industriels, financiers, universités, artistes, administrations et responsables politiques locaux travaillent de concert, et avec les habitants, à cette indispensable réinvention politico-économique. L’objectif est à terme de configurer une économie qui repose sur un “revenu contributif”, et qui s’appuie notamment sur le principe d’une extension progressive du régime des intermittents du spectacle à d’autres activités.

Quand ce projet a-t-il pris forme ?
En décembre 2013, à la suite du colloque « Le nouvel âge de l’automatisation » qui s’est tenu au Centre Pompidou et qui s’intéressait aux effets du numérique dans le développement de la data economy. J’ai eu à ce sujet des discussions avec des industriels et le président de Plaine Commune, Patrick Braouezec : nous prenons très au sérieux les analyses d’Oxford et du MIT qui prévoient un effondrement de l’emploi du fait que 47 % des emplois actuels aux États-Unis seraient automatisables, 50 % en France, etc. – le cabinet Roland Berger anticipant trois millions d’emplois perdu d’ici à dix ans. Il faut faire quelque chose.

Le revenu minimum d’existence n’est pas une solution à lui seul. Si l’on prend au sérieux cette question de l’automatisation et de la disparition de l’emploi, il faut développer de nouveaux processus de production et de nouveaux critères de redistribution des richesses.

Dix métiers qui seront remplacés par des robots (WatchMojo, 2016).

Pourquoi la distinction entre travail et emploi est selon vous essentielle ?
Que l’emploi automatisable disparaisse, on peut s’en réjouir : ce type d’emploi consiste à appliquer des procédures prescrites par des systèmes qui commandent mécaniquement les employés. Le travail se fait de plus en plus hors emploi. Le pianiste travaille ses gammes comme le mathématicien travaille ses maths : hors emploi… Entendu ainsi, travailler, c’est d’abord augmenter ses capacités – et ces capacités sont ce qui peut apporter au monde une richesse qui ne s’y trouve pas encore.

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Dans la disruption : comment ne pas devenir fou, de Bernard Stiegler, aux éditions Les Liens qui Libèrent.
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Nous empruntons la notion de capacité à l’économiste indien Amartya Sen. Ce dernier a mis en évidence quelque chose de formidable qui constitue la base de notre réflexion : il a montré qu’au Bangladesh, les indicateurs de développement humain et l’espérance de vie étaient supérieurs à ceux des habitants de Harlem, et cela même durant une période de famine. Amartya Sen, qui s’intéresse aux communautés, et non seulement aux individus, a montré comment ces communautés maintenaient ce qu’il appelle des “capabilités”.

Une capabilité, c’est un savoir – un savoir-être aussi bien qu’un savoir-faire ou un savoir intellectuel. Beaucoup de gens de Harlem ont perdu cela parce qu’ils sont pris dans un processus de prolétarisation par les modèles de production ou de consommation. Au XXᵉ siècle, le savoir-faire de l’ouvrier disparaît puis c’est au tour du savoir-vivre du consommateur, qui se met à adopter des comportements préfabriqués par des cabinets de marketing. Et, à la fin, Alan Greenspan lui-même déclare devant la Commission du budget du Congrès américain qu’il a perdu son savoir économique !

Pourquoi la Seine-Saint-Denis ?
Il y a d’abord l’intérêt marqué de Patrick Braouezec, le président de Plaine Commune, et cela depuis plus de dix ans, pour les travaux que nous menons dans le cadre de l’Institut de recherche et d’innovation et de l’association Ars Industrialis que je préside. Il y a aussi l’extraordinaire dynamisme économique de ce territoire, en particulier dans le sud du département avec cette très forte dynamique urbaine autour du Stade de France, un chantier commencé il y a vingt ans.