Le procédé est désormais bien rôdé : opération matinale et militaire, réveil brutal, coups de feu tirés en l’air, menaces, cris, violences et délai d’une heure pour déguerpir, abandonner son foyer et les possessions que l’on ne peut emporter avec soi, avant que la totalité des installations ne soient rasées au bulldozer. Ainsi procède le Nigéria avec les communautés informelles de sa capitale.
Tarkwa Bay, dernière victime des expulsions forcées
Cette semaine, ce sont les résidents de Tarkwa Bay, 10 000 habitants vivant sur une plage artificielle au sud-ouest du pays, qui se sont vues déplacés de force.
Pour la Navy, à la manœuvre, il s’agit d’une opération de sécurisation et notamment de lutter contre le trafic de pétrole : la communauté de Tarkwa Bay est installée non seulement près du port de Lagos mais, de plus, prospère (si l’on peut dire) le long d’un oléoduc contribuant à alimenter en essence la mégapole de 21 millions d’âmes. Le gouvernement accuse les habitants de détourner cette précieuse ressource, soit directement, soit en acceptant voire en favorisant le trafic quotidien.
« Nous avons découvert au moins 300 points illégaux de stockage ou de vente de pétrole« , a expliqué le commander Thomas Otuji à CNN. « Et une zone traversée par un oléoduc, c’est une zone dangereuse en soi. Il fallait résoudre la situation. Qu’aurait-on pu faire d’autre ? »
De son côté, Megan Champan, co-directrice de Justice and Empowerement Initiatives, une ONG locale, également citée par CNN, conteste cette interprétation. « Les punitions collectives, pas plus que la destruction sommaire de biens, ne sont des pratiques légales, même lorsque la sécurité est en jeu. Ce que dit la loi, c’est que si des individus sont impliqués dans des activités criminelles, ils doivent être arrêtés et jugés« .
Crise endémique, solutions inégalitaires
La pratique des expulsions massives sans préavis, qui laissent les habitants sans ressources ni adresse, ne date pas d’hier à Lagos, où arrivent plus de 500 000 habitants chaque année et où la crise du logement atteint des proportions apocalyptiques.
Entre novembre 2016 et avril 2017, 30 000 personnes ont déjà été expulsées de leur communauté par l’armée, au point que le gouvernement nigérian a fini par se retrouver devant les tribunaux, attaqué par une coalition de communautés, pour « traitement cruel, inhumain et dégradant ». Les juges ont donné raison aux plaignants, mais le gouvernement a fait appel et la décision judiciaire finale vient tout juste d’être repoussée à juin 2021.
Isa Sanussi, membre d’Amnesty International, interprète d’ailleurs différemment les faits : « Rien n’est prévu pour mettre ces gens à l’abri. Tout ça au nom de la sécurité, de la lutte contre la criminalité. Mais c’est une excuse. La véritable intention de l’état, c’est de récupérer des terrains libres, de prendre aux plus pauvres leurs terres, pour permettre aux très riches de s’y installer« , affirme-t-elle à Press Afrik, qui rappelle que, depuis la fin décembre, Tarkwa Bay n’est que la vingt-quatrième communauté à être vidée par l’armée et rasée par les engins de chantiers, sans préavis ni solutions de relogement.
En septembre dernier, la rapporteure spéciale de l’ONU Leilani Farha constatait la même dérive à l’issue de son de déplacement de 10 jours sur place, expliquant : « Les gouvernements successifs ont laissé les inégalités économiques atteindre des niveaux extrêmes, ce qui est particulièrement évident quand l’on considère la question du logement. Dans le même temps, les immeubles de luxe semblent pousser un peu partout dans les villes… Un phénomène qui n’est rendu possible que par les expulsions forcées des communautés défavorisées.«
« Ce sont les citoyens qui ont le plus besoin d’aide et de protection de la part de l’état qui sont dans les faits les plus persécutés, harcelés, extorqués et même arrêtés et emprisonnés sans avoir commis le moindre crime« , a-t-elle insisté.
Dans ce pays, 29° économie mondiale toute de même, où 87 millions d’habitants vivent avec moins de 1,90 dollars par jour, la capitale pourrait tripler de taille.
Là comme ailleurs, les crises ne font que commencer.