L’humanité a deux passions : bâtir des grandes tours, et creuser des gros trous. C’est à cette dernière grisante activité que se livre en ce moment la République populaire mongole, enclavée entre la sympathique République populaire de Chine et la non moins charmante Fédération de Russie.
Un projet vertueux
Enfin, non, reprenons : ce n’est pas la Mongolie elle-même qui s’attaque à son sol, mais plutôt Rio Tinto, multinationale minière anglo-australienne, qui détiendra 66 % du nouveau complexe d’Oyu-Tolgoi (« la colline turquoise », dans la langue locale). Une première partie, en surface, est exploitée depuis 2013. Mais le sous-sol contient 80 % des ressources (cuivre et or) de la région. C’est pour ça que, désormais, on creuse. Avec un beau projet : générer 5 milliards de dollars de profits annuels (dont 200 millions seront reversés à l’État, qui détient 34 % de l’exploitation… Toujours bienvenu pour un pays qui, selon la Banque Mondiale, compte 27,8 % d’habitants sous le seuil de pauvreté, auxquels il convient d’ajouter 15 % vivant à sa limite).
Ce n’est pas tout : au terme de négociations difficiles, Rio Tinto a également accepté de s’endetter à hauteur de 2,4 milliards de dollars auprès du gouvernement, afin de financer les travaux, et s’est engagée à acheter auprès de lui toute l’énergie nécessaire à son fonctionnement, via la construction d’une nouvelle centrale électrique éolienne. On a compté : ça fait littéralement plein de billets. Et nous sommes formels : c’est une somme suffisante pour ne pas s’alarmer, par exemple, des déplacements forcés de population provoqués par la construction d’Oyu-Tolgoi.
Et puis, et ça n’est pas rien, le projet sera vertueux : « le respect de l’environnement sera au cœur de notre stratégie opérationnelle et de développement », assure sur son site le complexe minier, qui insiste : « nous nous engageons à prévenir, ou sinon à minimiser et compenser tout impact que nous pourrions avoir sur la nature. » De fait, les mesures mises en place pour préserver l’air, l’eau, la terre, les déchets et la biodiversité sont scrupuleusement détaillées et, si l’on se garde de tout procès d’intention, assez convaincantes, d’autant qu’elles sont accompagnées d’études et de rapports indépendants.
Franchement, on veut bien les croire. Et pour ajouter à la dissonance cognitive de nos âmes écolos, les matériaux extraits, au rythme attendu de 500 00 tonnes de cuivre annuelles, serviront à nourrir… eh bien, la transition énergétique : le cuivre est indispensable au fonctionnement des centrales renouvelables, des véhicules électriques, et aux composants informatiques. De quoi fabriquer, chaque jour, nous dit Rio Tinto, « 1 580 éoliennes et 16 400 batteries de voiture électrique ». Les 200 kilomètres de tunnels en prévision, descendant jusqu’à 1 300 mètres de profondeur, permettront donc d’alimenter en batteries presque 6 millions de voitures par an.
À l’horizon, la croissance verte
Aurons-nous besoin d’autant d’éoliennes, de bagnoles et de cuivre à l’horizon de la prochaine décennie ? Vu le tournant que prend le monde, c’est-à-dire le pari technologique, plutôt que la sobriété, pour échapper aux effets les plus dévastateurs du changement climatique, ça ne paraît pas fou. Est-ce raisonnable ? L’avenir le dira. On peut en douter. Mais on peut aussi prêter foi aux propos du responsable cuivre de Rio Tinto, Bold Baatar, qui l’affirme lui-même : « Cette acquisition […] entre dans notre stratégie de croissance dans le secteur des matériaux requis pour que la planète atteigne Zéro émissions, et pour assurer des revenus de long-terme à nos actionnaires ».
C’est de plus un grand connaisseur en termes de pognon. Comme le rappelait Jeune Afrique en 2016, lors de sa nomination à ce nouveau poste basé en Angleterre, il avait auparavant été « suspendu, puis démis, de ses fonctions [de directeur général de la branche minerais et énergie] dans le cadre d’une enquête portant sur des paiements suspects (pour 10,5 millions de dollars, soit 9,5 millions d’euros) réalisés au bénéfice de François Polge de Combret, un consultant du mégaprojet de fer du Simandou, en Guinée. »
Le signe d’un homme d’affaires avisé, car il n’y avait là rien d’illégal.
Bon, certes, quelques soupçons de corruption sur le deal entre le gouvernement et Rio Tinto planent aussi, ici ou là. Rien de bien grave : les deux premiers ministres ayant négocié l’accord ont juste été un tout petit peu arrêtés en 2018, le compte suisse (10 millions de dollars) de l’un d’entre eux saisi par les autorités helvètes, tandis que celui de l’ancien speaker du Parlement, Sangijav Bayartsog, également signataire de l’accord, tape son million, comme l’ont révélé les Pandora Papers. Que du classique, pour un pays classé 116° sur 180 en termes de probité par Transparency International. Le web anglophone reste d’ailleurs bien muet quand au devenir des enquêtes —tout le monde doit donc être présumé innocent dans cette histoire.
Au surplus, ces tristes rumeurs ont servi à l’avènement d’un homme nouveau en Mongolie. Ce n’est pas nous qui le disons, mais le nouveau premier ministre, Luvsannamsrain Oyun-Erdene, ainsi dépeint par Associated Press lors de l’annonce officielle du nouveau partenariat, sur lequel il mise gros :
« Oyun-Erdene, nommé en 2021, représente une nouvelle génération, qui succède à des leaders ayant fait leurs armes sous l’égide d’un gouvernement communiste allié de l’URSS. À 42 ans, le politicien au physique robuste digne d’un joueur de football américain [et également membre du parti communiste mongol, ndlr], est titulaire d’un master en politique publique de la Harvard Kennedy School, et a travaillé à l’étranger. « Nous travaillons dur à éliminer l’ancienne culture et introduire un nouvel état d’esprit », a-t-il déclaré en vidéo depuis Oulan-Bator, la capitale mongole ».
Non, vraiment : on peut sincèrement se réjouir de nouveau trou high-tech dans le désert de Gobi. Il sera vraisemblablement pionnier en protection de l’environnement. Bon pour la croissance. Et. bon pour la Mongolie.
En 1759, à l’apogée des Lumières, Voltaire préconisait dans Candide de cultiver notre jardin. En 2023 donc, pour notre bonheur, creusons plutôt des trous. Des gros trous. Toujours des trous.