Les juifs, les catholiques et les musulmans ne vivent pas à la même heure. Leur calendrier n’est pas la même et, selon la religion qu’on suit, on n’est pas en la même année. (Et si l’on ne suit pas de religion, on est dans l’année définie par la religion qui domine notre environnement immédiat, ce qui revient au même). Est-ce bien tenable ? Peut-on tenter de voir comment ce serait possible de nous unir autour d’une date, d’où pourrait partir un calendrier véritablement universel ? Postap a cherché la réponse. Commençons par le début.
Petite histoire du temps
D’abord, il nous faut une date, forcément. Premier problème : si, donc, Jésus Christ n’est pas né en l’an 0, quand est-il né ? Nul ne le sait avec précision, pas même le Vatican. Bon, partons d’ailleurs alors. Pourquoi pas ? Après tout, même si ce calendrier fait autorité partout dans le monde, notamment dans les journaux, les communiqués politiques, les transactions financières, il n’est pourtant pas le seul. Loin de là. Allons voir de plus près ce que nous disent les autres.
L’an Zéro, c’est quand ?
Nous sommes en l’an 5777 après la création du monde selon le calendrier hébraïque ; en 1438 pour le monde musulman (qui prend pour point de départ l’Hégire, le départ des compagnons de Mahomet, de La Mecque pour Médine).
Une mosaïque grecque d’environ 200 avant J.C. mise au jour à Gaziantep, dans l’actuelle Turquie.
5 777 ans. 1 438 ans. 2 017 ans. Vous voyez venir le problème… Comme le chantait Miossec (dans un de ses rares couplets peu compréhensible, à part dans ce contexte très précis) « Tu sais c’est con les jeux de balle / Quand on est à trois / Y en a toujours un qui touche que dalle / Hormis peut-être des bouts de croix. » Autrement dit : si l’on abandonnait le calendrier chrétien pour le remplacer par celui d’une des deux autres grandes religions monothéistes, il est assez probable que, disons, ça ferait débat. Qu’un certain nombre de croyants des deux autres en prendrait quelque ombrage. Alors que le but d’un calendrier mondial, c’est d’unir.
Commençons donc, plutôt, par le commencement : la Terre a 4,543 milliards d’années, l’univers 13,798 environ. C’est séduisant bien sûr, précis, certes, mais manque le mois près qui nous permettrait d’estimer sereinement à quelque moment du temps nous sommes. Et puis c’est quand même totalement absurde de compter l’âge de l’univers en années de 365 jours, puisqu’avant la Terre, il n’y avait pas d’année, de durée mesurable en année, ou plutôt il y en avait probablement une infinité. Et même si notre planète à nous a connu 4 et quelques milliards de cycles autour de sa boule de feu préférée, ça fera des chiffres beaucoup trop longs à noter sur les copies le jour du contrôle. Sans parler du fait, bien entendu, qui veut que pour nos esprits, ces chiffres sont aussi insaisissables que l’espace qui les contient. Exit, donc, la cosmologie en la matière.
Il y a les calendriers hindou et chinois traditionnels bien sûr, qui comptent en cycles et en ères. Compter par cycle, ça nous ferait sûrement du bien en rabattant un petit peu notre caquet d’individus post-industriels. Toutefois, ça cassera la tête de tous les Occidentaux d’essayer de numéroter ainsi, il faut bien le reconnaître. Peut-être faudrait-il rendre obligatoire un lavage de cerveaux de tous les enfants pour dégager à jamais, de nos esprits, cette manie du début, du milieu et de la fin. Jusqu’au prochain cycle quand, bien après nous, un génie plus cartésien que les autres découvrira à nouveau qu’il est possible de sortir du cycle, de considérer que nous allons vers le futur irrémédiablement et qu’il faille tout recommencer. Quelle perte de temps.
Nous écarterons, modestement, l’idée de compter depuis le calendrier révolutionnaire, mais non sans nous y arrêter l’espace de quelques lignes. Selon lui, nous serions en 245, fin pluviôse – début ventôse (ce qui n’est pas si mal, vu n’est-ce-pas ? Mais là aussi, très français). 245 ans -pas exactement calmes ni ininterrompus, comme on le sait- après la proclamation de la République. 245 ans. Certes, des principes essentiels du systèmes -l’habeas corpus, la Grande Charte, la Grande Loi de la Paix– remontaient avant, et ailleurs. D’autres expériences, brèves mais pas que, en établirent les bases, les possibilités, les murs toujours surmontés. 245 ans de République. Nous sommes tout, tout petits, les gars. Trop je crois pour aller expliquer au monde qu’il faille se baser sur notre 1789 à nous -qui de surcroît arriva après la Constitution américaine.
L’an combien après quoi ?
Non, il nous faut quelque chose de plus universel, de plus liant, de plus décisif encore. La seule possibilité logique, souhaitable, semble être l’invention du calendrier lui-même. À ce compte-là, voilà 3 114 ans qu’aurait démarré le « Compte Long » du calendrier Maya. Mais on peut trouver mieux, enfin plus lointain : 10 000 années se sont écoulées depuis le plus ancien calendrier à ce jour retrouvé, en Écosse. 10 000 ans. Partant de là, nous sommes en l’an 12 000, et des poussières.
12 000 ans entre l’instant où de proto-fermiers gravèrent les phases de la lune sur ces pierres, avant même que l’Angleterre ne devienne une île, avant les empires babylonien, égyptien, perse, hittite, hun, mongol, grec, romain, avant l’invention de la catapulte, la chute de Constantinople, la loi salique, le code de Hammurabi, l’Académie Palatine et la Piste des Larmes.
Nous sommes en l’an 12 000, les amis. 12 000 ans que nous comptons le temps, que nous espérons qu’il fera meilleur demain qu’aujourd’hui, que des bruits bizarres à la nuit tombée réveillent nos craintes enfouies, que nous tâchons de construire un monde meilleur, par la destruction, la guerre et les massacres.
Nous pourrions, oui, nous rappeler que nous vivons en l’an 12 000 après la découverte, par l’humain, du temps lui-même. Vous me voyez venir. Vous devinez où nous allons avec tout ça. Peut-on vraiment compter le temps depuis les limbes ? Depuis que d’apprentis éleveurs de moutons dansèrent toute la nuit pour célébrer le fait d’avoir marqué sur une pierre le passage du temps, et leurs prochains rendez-vous avec la lune ? Et pourquoi pas, alors, depuis les heures brumeuses durant lesquelles les premiers Sapiens s’exilèrent d’Afrique ?
Nous sommes en 70 000 après la sortie d’Afrique… Mais vaut-il mieux le savoir, ou l’ignorer ? Qu’est-ce qui apaisera nos vieux sur leurs lits de mort, et nos enfants prêts à partir à l’école ? 70 000 ans, c’est lourd à porter. Même s’ils feraient sans doute moins mal aux dos de nos enfants que leurs cartables remplis d’une histoire partant de notre religion à nous, jalonnée de progrès techniques continus (oui, même au Moyen-Âge), ça reste lourd. Trop lourd sans doute pour que les petits puissent se sentir prêts à jouer un rôle crucial au jeu de l’existence. Difficile à dire, ça : « Tu es la trois mille cinq-centième génération (si une génération vaut 20 ans) à arpenter le globe depuis que nous avons quitté le berceau… 70 000 ans de vie te précèdent, de joies, de malheurs, d’affrontements, d’art et de pensée. Bonne journée, et n’oublie pas ton goûter ! » Pour vivre, il faut la mémoire, et pour la mémoire, il faut un peu d’oubli.
Trois millénaires de paix
Marquante, déterminante, humaine, il y aurait l’invention de l’écriture. Mais elle aussi est floue, éparse et inconcorde. Nous sommes approximativement 5 200 ans après les premiers textes sumériens, 4 800 ans après la première phrase écrite en hiéroglyphes, 1 149 ans après le premier livre relié et daté. Il faudrait trouver quelque chose entre les deux.
Petite dédicace à l’amour
Or, nous sommes aussi 4 217 ans après le premier poème et 4 200 après le premier poème d’amour (Une ode sumérienne de la déesse de l’Amour au Dieu des Bergers) qui nous soient connus.
« Les enfants, aujourd’hui, nous allons étudier le calendrier. Nous sommes en l’an 4 217 après le premier poème d’amour recensé. Allez, recopiez avec moi les premiers mots de notre calendrier :
Grande est ta beauté, douce comme le miel… »
(Traduction Michel Duquenne)
Mais cela ne répond que partiellement au problème, c’est-à-dire le besoin de savoir, exactement, au jour et au mois près, où nous sommes. Le besoin de nous réunir autour d’un fait.
Il existe une solution. Elle est, elle, datée au jour près, « l’année 21, le premier mois de la deuxième saison, le jour 21 ». Il s’agit du premier traité de paix écrit dont nous ayons connaissance. Conclu entre les empires égyptiens et hittites, il fait suite à la bataille de Qadesh, une ville aujourd’hui disparue, située sur le bord de la rivière Asi à l’actuelle frontière syro-libanaise. Elle opposa, en mai 1274 avant notre Ère, Ramsès II, ses 4 divisions d’armée, épaulée d’une cinquième de mercenaires, face aux Hittites de Hattousil III et à ses 19 alliés et semble s’être conclue par un match nul… Et, donc, un traité de paix entre les deux souverains et leurs peuples.
Cela nous emmène à la fin novembre, « aux alentours de -1258 », d’après une première source universitaire. Nous serions donc en l’an 3 275 après le premier traité de paix, aussi connu sous le nom de « Traité de paix éternelle », dont une réplique est aujourd’hui hébergée aux Nations Unies (l’original se trouve à Istanbul). Nations Unies qui le datent, elles, de -1269. Diverses dates sont retenues pour le règne et plus encore la naissance de Ramsès II. Ce n’est pas moins imprécis que notre calendrier chrétien. Dont acte. Acceptons l’autorité des Nations Unies. Nous voici déjà en 3 286.
Allons en paix
Ainsi se concluait ce premier traité de paix de l’histoire, rédigé dans les deux langues, égyptienne et hittite (« la terre de Khatti ») :
Le début de l’année, quant à lui, se situerait donc fin novembre (la conversion du calendrier de l’Égypte ancienne en calendrier grégorien, lequel a l’immense avantage de retomber sur ses pattes chaque année, reste quelque peu problématique). Allez, disons le 1er décembre (si l’infaillibilité pontificale s’autorise à ignorer la date de naissance du fondateur de sa religion, on doit pouvoir s’autoriser aussi quelques approximations, après tout), nous n’avons qu’un mois de décalage à nous infliger.
Nous voici donc un 21 janvier, de l’an 3 286 après la première paix du monde.
L’Hémisphère Nord est plongé dans l’hiver. À Mexico, anciennement Tenochtitlan, il fait 21° Celsius. La Grande Guerre contre la drogue qui s’y tient depuis 10 ans a atteint les 100 000 morts, sans qu’on ne puisse savoir à l’unité combien. Aux États-Unis, il est question d’interdire à nouveau aux femmes d’avorter. En France, la philosophie en appelle à la science pour savoir « à quelle distance sommes-nous des Lumières ? ». Tel est du moins l’intitulé du colloque qui nous a fait découvrir la seule conclusion possible à cette brève tentative de réanimer du temps la rêverie. Comme lui, nous conclurons en nous projetant maintenant vers l’avenir, par le biais, cela va de soi, d’un texte prophétique.
Celui, donc, cité par Étienne Klein en conclusion d’une récente conférence parisienne à la recherche des Lumières :
« La science donne à celui qui y consacre son travail et ses recherches beaucoup de satisfaction, à celui qui en apprend les résultats, fort peu. Mais comme peu à peu toutes les vérités importantes de la science deviennent ordinaires et communes, même ce peu de satisfaction cesse d’exister : de même que nous avons depuis longtemps cessé de prendre plaisir à connaître l’admirable Deux fois deux font quatre.
Or, si la science procure par elle-même toujours de moins en moins de plaisir, et en ôte toujours de plus en plus, en rendant suspects la métaphysique, la religion et l’art consolateurs : il en résulte que se tarit cette grande source du plaisir, à laquelle l’homme doit presque toute son humanité. C’est pourquoi une culture supérieure doit donner à l’homme un cerveau double, quelque chose comme deux compartiments du cerveau, pour sentir, d’un côté, la science, de l’autre, ce qui n’est pas la science : existant côte à côte, sans confusion, séparables, étanches : c’est là une condition de santé.
Dans un domaine est la source de force, dans l’autre le régulateur : les illusions, les préjugés, les passions doivent servir à échauffer, l’aide de la science qui connaît doit servir à éviter les conséquences mauvaises et dangereuses d’une surexcitation. — Si l’on ne satisfait point à cette condition de la culture supérieure, on peut prédire presque avec certitude le cours ultérieur de l’évolution humaine : l’intérêt pris à la vérité cessera à mesure qu’elle garantira moins de plaisir ; l’illusion, l’erreur, la fantaisie, reconquerront pas à pas, parce qu’il s’y attache du plaisir, leur territoire auparavant occupé : la ruine des sciences, la rechute dans la barbarie est la conséquence prochaine ; de nouveau l’humanité devra recommencer à tisser sa toile, après l’avoir, comme Pénélope, détruite pendant la nuit. Mais qui nous est garant qu’elle en retrouvera toujours la force ? »
Friedrich Nietzsche, Humain, trop Humain. Un livre pour esprits libres, traduction de Alexandre-Marie Desrousseaux. An 3 174 après le Traité de Paix Éternelle.