C’est donc ainsi que les temps meurent… Comme les humains, dans le chaos. Dans le chaos, les convulsions et les soubresauts.
Chaos : feu, flammes, cendres, chagrins, colères, manifestants calmes et policiers solidaires, émeutiers sans foi ni loi et pillards politisés, forces de l’ordre ultra-violentes et gardiens de la paix conscients que leur honneur n’est pas en jeu, extrémistes de tous bords sur le chaos comme cent fleurs s’épanouissant, riverains hébétés rangeant sans mot dire les décombres au matin, commerçants qui croient au monde, à payer ses factures et ses impôts pour n’avoir à se soucier de rien d’autre que sa famille, commerçants solidaires et ruinés, commerçants solitaires et terrorisés, face à l’abîme qui en retour lui aussi, comme on le sait, les regarde, et citoyens ségrégués hurlant toujours plus fort leur besoin de paix, d’égalité et de justice.
Morts, blessés et mutilés, chaos, ça s’arrêtera quand ? Quand les énergies s’épuiseront ? Quand l’armée brisera les reins de ses propres citoyens ? Quand la révolution sociale et libertaire sortira de son bunker un Président —celui-là, un ou une autre— dont l’air apeuré ne sera pas sans rappeler les derniers instants de Mouammar Kadhafi ? Quand la guerre raciale poussée par les « accélérationnistes » réduira le pays à un champ de bataille dont l’odeur de poudre séduira les apprentis miliciens du pays tout entier, et même d’ailleurs ? Quand le dernier droit civique aura été retiré de la Constitution ?
Quand est-ce que ça s’arrêtera ?
Tout bout
Dans ce bordel, tout le monde semble au moins d’accord sur un point : l’ordre établi doit être dé-établi. Ça n’est plus possible, ça n’est plus tenable, ça n’est plus vivable. Il faut vraiment être un gagnant de l’ordre néo-libéral pour croire encore non seulement qu’il peut, mais aussi qu’il doit perdurer ; or ça tombe bien, ceux-là sont de plus en plus rares et de plus en plus nombreux sont ceux qui s’en font exclure.
Attention, on ne dit pas que l’ordre néo-libéral serait la cause unique de tous nos soucis. D’autres choses inhérentes à l’humain s’en mêlent. Et d’autres systèmes avec lui dansent (par exemple, le racisme systémique de nos démocraties le précède nettement). Distinguer les uns des autres, c’est un vrai travail et c’est pour cela que les sciences humaines nous seront, à jamais, indispensables.
D’ailleurs, en partie grâce à elles, à l’art aussi, nous savons bien bien qu’au fond, tout cela, ce que l’on vit en ce moment, c’est mécanique. Ça ne se décide pas, mais ça se fabrique. Infligez des injustices, n’écoutez pas les électeurs, ne lisez pas les pétitions, empêchez les manifestations, bref, ne laissez rien passer, n’agissez pas, niez : la violence arrivera, mécaniquement. La violence, c’est donc au contraire ce que cherchent à éviter toutes celles et tous ceux qui s’expriment quand tient encore la société.
Le consensus est assez large, disions-nous : tout doit tomber. Peut-être même les institutions démocratiques, puisqu’elles semblent impuissantes à nous protéger. Et pour couronner le tout, nous sommes entrés dans une ère où la morale n’a plus de sens. Oh, par cette phrase, on ne souhaite pas exprimer une espèce de relativisme abêti, où tout vaudrait tout et où rien ne saurait se construire. Non, si la morale n’a pas de sens aujourd’hui, c’est parce qu’elle n’a plus de force. Voilà encore quelques décennies, une majorité de femmes et d’hommes révoltés, sous-équipés face à leur police ou leur armée, mais habités par la justice, pouvaient faire tomber un régime, même le plus sévère.
Aujourd’hui la technologie permet au pouvoir de s’assurer que jamais de la vie il ne sera vraiment menacé, tant qu’il nourrit bien ses soldats, ses policiers, qui doivent tenir, par crainte des représailles en cas de révolution mais aussi parce qu’ils savent bien, quelque part, que des ressources, des places au frais, il n’y en aura pas pour tout le monde, dans le vrai chaos climatique qui s’annonce.
Être du bon côté des drones, des LBD et tout simplement des fusils est aujourd’hui, alors que la Sibérie tape ses 35° C à l’ombre, une question de survie, tout simplement. Perdurer, et vivre sans lendemains. Ça, l’humain sait faire.
Si l’on tend l’oreille, tout le monde affirme agir pour la démocratie, et vouloir la protéger, la préserver, la sauver. Et pourtant, celle-ci vacille, chaque jour un peu plus.
Et dire que tout ça survient par paresse, par confort, par envie de ne pas changer, de ne pas faire d’efforts… Note pour plus tard : le mouvement bon Dieu, le mouvement ! La clé d’une société, sa vie, sa sauvegarde, c’est le mouvement.
Notre besoin de paix est impossible à rassasier
Alors, l’ordre tel qu’il est perdurera peut-être mais, si c’est le cas, à mesure que les esprits fondront, il ne pourra que se durcir encore, encore et encore. Et si d’autres ordres sont susceptibles de surgir, rien, mais alors rien, ne garantit qu’ils aient pour priorité la liberté et la joie de vivre des citoyens qu’ils auront à administrer. Nous aurons trop peur, trop de menaces partout nous guettent.
Il est vraisemblable que la démocratie mourra de sa belle mort, emportée par la vague. Enfin, la démocratie telle que nous la connaissons.
Mélange de peurs dures, de besoins essentiels, de désirs humains, bref, le bloc primaire brut, qui s’exprime en ce moment et monte, monte et va monter encore, à mesure qu’arrive la vague de sécheresses, de maladies, de morts, de déplacements et de terreur engendrée par le changement climatique : tout dit qu’elle finira, comme nous, au trou.
C’est ce que redoutent les collapsologues, quand on les écoute, c’est qu’à mesure que se révèleront, en s’accroissant, les failles économiques, sanitaires, sociales et technologiques des systèmes délirants que nous avons si laborieusement, si rationnellement édifiés, nous nous dirigerons vers toujours plus d’autoritarisme et de certitudes, de grilles uniques d’explication du monde, d’ennemis bien en vue, bien compris et, au final, de violence et de cages, gardées par ces assassins dont tremble un poignard quand leur main l’a touché.
L’humanité survivra-t-elle aux décennies qui viennent et si oui, dans quelles conditions ? À quel prix ?
Tout un monde à venir
Bien sûr, personne ne sait si la démocratie va survivre au chaos des temps.
Si l’on se dirige vers l’horreur pure, si les sursauts de vie amènent au contraire un monde neuf et sage, ou si, un peu entre les deux, cahin-caha, l’humanité poursuivra sa marche absurde et vaine sans jamais vraiment changer.
Mais le confinement et l’angoisse qui le justifie, les peurs, les douleurs, les dantesques canicules approchant, l’air empoisonné que nous respirons, les gens que nous aimons qu’on ne peut plus embrasser, ni même enterrer… Tout cela, si l’on en croit la totalité du corps scientifique, c’est vraiment juste l’avant-goût.
Ce que l’on sait, c’est que le monde va brûler, et les esprits se perdre. Alors vraiment, vraiment, arrêtons tout et, chacune, chacun à sa manière ne nous consacrons plus qu’à ça : à survivre, et à survivre libres.
Au fond, tout ce que je sais, c’est que tout ce que tu sais disparaîtra : la seule question est donc de savoir ce que tu es prêt à perdre.
Personnellement, avant tout, au-delà de tout, au-dessus de tout, je veux savoir ce que va devenir l’humanité. Libre autant que possible, aussi longtemps que le régime m’y autorisera, libre d’habiter dans un taudis souterrain de 6 mètres carrés, et de regarder la télé, dépouillé de tout, dépossédé de moi-même, si ainsi va le monde, alors je veux rester libre de savoir si nous vivrons ou si nous mourrons, à que prix, pourquoi et comment.
Dans ce cauchemar qui est le nôtre nous avons au moins la chance inouïe de vivre cette époque, qui répondra à la question de savoir ce que nous sommes et pourquoi personne ne répond.
« Nous avons nos mains à mêler
Rien jamais ne peut mieux séduire
Que notre attachement l’un à l’autre forêt
Rendant la terre au ciel et le ciel à la nuit
À la nuit qui prépare un jour interminable«
(Paul Éluard, extrait de « Vivre », Le Livre ouvert, 1938)