Dans son discours de Ouagadougou, devant une partie de la jeunesse africaine, Emmanuel Macron a affirmé appartenir à une « génération qui n’a jamais connu l’Afrique comme un continent colonisé » et « dont l’un des plus beaux souvenirs politiques est la victoire de Nelson Mandela et son combat contre l’apartheid. » Seulement voilà, pour des millions de jeunes gens du continent, il peut être difficile de se retrouver dans cette description optimiste que le Président français donne de leur génération. S’il est vrai que, sur le papier, ils n’ont manifestement pas connu le trauma de la colonisation, de nombreux mouvements associatifs, politiques, artistiques, ou de simples styles de vie, montrent chez les jeunesses africaines une réalité beaucoup plus contrastée dans la recherche des référents qui doivent construire leurs identités… et les guider.
Colonisation et ferveurs panafricanistes : si loin, si proches
Pour les jeunesses africaines, le traumatisme de la colonisation et son poids symbolique sont toujours présents. Peut-être plus que jamais. On le voit dans le retour en grâce des grandes figures politiques postcoloniales qui ont porté un discours libérateur sur le continent, auxquelles elles s’identifient largement, mais aussi à ce que cette identification est productrice de repères parfois nouveaux et déroutants, tant par leur forte idéalisation, que par la modernité du discours qu’ils produisent. Parmi ces figures politiques, les anciens hommes d’États burkinabés et RD congolais Thomas Sankara et Patrice Lumumba font office de stars d’une jeunesse qui les identifie à la libération d’une Afrique enfin traitée comme l’égale des anciens colonisateurs.
Mais ce n’est pas tant le souvenir des figures marquantes de l’histoire politique coloniale et postcoloniale de l’Afrique qui attire l’attention. C’est davantage le fait que ce souvenir soit aujourd’hui, plus que jamais peut-être auparavant, producteur de sens politique et repère idéologique de ralliement (comme c’est le cas des mouvements sankaristes qui écument les réseaux sociaux africains, largement nourris par la ferveur du discours sur la dette africaine).
Ce sont ces figures politiques qui guident entre autres le combat des activistes congolais de la Lucha – fortement nourris par le discours de Patrice Lumumba à la jeunesse congolaise, prononcé en août 1960, peu après l’indépendance de la République démocratique du Congo – ou alimentent les théories moins valorisantes de complot du monde contre l’Afrique ou de politiques impérialistes de certains pays occidentaux. Les aspirations panafricanistes ne sont pas mortes. Elles servent même prisme de lecture du monde et des événements politiques de leurs pays, et comme sources d’inspiration dans les modes de vie d’une jeunesse africaine dont la voix reste terriblement inaudible en Europe.
Parmi les fils conducteurs idéologiques qui sont communs à beaucoup de figures politiques coloniales et postcoloniales figure de toute évidence le retour (déjà à ces époques-là) aux « valeurs africaines ». En fondant « la nation des hommes intègres » (traduction littérale du terme « Burkina Faso », ndlr), Thomas Sankara ambitionnait de donner à l’État alors connu sous le nom de « Haute Volta » les valeurs politiques et humaines d’intégrité et de vaillance qui ont fondé l’Empire Mosi ; l’image la plus répandue du panafricaniste Kwame Nkrumah le montre vêtu de l’habit traditionnel des notables Ashanti du Ghana ; et le discours sur la perte des valeurs africaines s’exprimait chez Jomo Kenyatta (militant indépendantiste et père de l’indépendance du Kenya, ndlr) dont une citation, très souvent reprise, illustre toujours le rapport des anciens colonisés aux colons européens : « Lorsque les Blancs sont venus en Afrique, nous avions les terres et ils avaient la Bible. Ils nous ont appris à prier les yeux fermés : lorsque nous les avons ouverts, les blancs avaient la terre et nous la Bible.
Black is beautiful version 2018
Ce retour aux « valeurs » a rencontré dès les années 2010 un écho dans le mode de vie des jeunesses africaines. Ainsi le mouvement Nappy, dont l’une des représentantes est l’écrivaine nigériane Chimamanda Adichie, affirme la valeur et la fierté de nombreuses jeunes africaines sur le continent et ailleurs qui choisissent de garder leur chevelure crépue. Mais il ne s’agit pas que de cheveux.
Si, à en croire Aïssata Tounkara, fondatrice de So & So, « Les Nappies d’aujourd’hui ne veulent plus s’abîmer les cheveux, s’éroder la peau, se renier ». C’est bien le refus du reniement de soi et de ses valeurs qui semble porter toute la dimension militante de cette mode analysée par Frédéric Joignot dans Le Monde, comme un prolongement du « Black is beautiful » des années 70. Ce retour aux valeurs a pour principal répondant, dans la mode, les choix stylistiques de se vêtir d’habits traditionnels très en vogue dans les jeunesses branchées de beaucoup de capitales africaines.
Bien sûr, les appels de retour aux valeurs semblent porter l’imprécision essentielle… de ne pas définir ce que sont (ou ce qu’étaient) ces valeurs. Ainsi, l’idéalisation d’une Afrique précoloniale aux mœurs et aux valeurs en tout points positifs dans l’esprit des jeunesses du continent a pu faire perdre de vue les dimensions traditionnelles moins assumées et propres à toutes les civilisations, semant ainsi la confusion dans la définition desdites valeurs auxquelles il conviendrait de revenir.
Il est difficile, en somme, d’affirmer que les jeunesses africaines sont de cette génération pour qui l’histoire de la colonisation serait du passé. L’expérience politique, culturelle et sociale des jeunes gens du continent semble démontrer précisément qu’ils portent dans leur identité la marque de continent colonisé. Celle-ci est d’autant plus manifeste qu’elle est porteuse de sens politique et social, qu’elle influence les choix, et sert de prisme de lecture du monde.
Mais ce qui est certain, c’est que cette dimension de continent colonisé, ancrée dans les identités des jeunesses africaines, est de moins en moins génératrice de complexes.
Elle influence les choix des jeunes adolescents et adultes, mais ne les détermine pas, et semble participer de la construction d’une identité africaine bel et bien moderne, complètement assumée, qui dirait comme Nelson Mandela qu’« être libre [c’est] vivre d’une façon qui respecte et renforce la liberté des autres… » et conclurait avec la célèbre boutade de Robert Mugabe, lancée par Robert Mugabe au Premier Ministre Britannique lors du sommet de la Terre à Johannesbourg en 2002, en justifiant la réforme agraire de son gouvernement au nom du développement durable : « Donc, Blair gardez votre Angleterre et laissez-moi garder mon Zimbabwe. »