Le crocodile était un homme

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© Giovanni Occhipinti pour Postap Mag

Le reptile était presque parfait

Ça vous est peut-être  arrivé, à vous aussi. On a rencontré Céline dans une aire d’autoroute, à la machine à café, longue et mouvante, comme une algue prise par des courants chauds. Pour vous, peut-être était-ce plutôt Nicolas. Elle nous a intrigué, il vous a séduit, par ses gestes gracieux, son regard, ses rires.

Le trouble inspiré par cette vision d’été ne fit que grandir quand, un peu plus tard, on se revoyait par hasard à Sorbonne Beach, ce refuge breton pour scientifiques subversifs. On était tellement troublé par l’inattendu de l’événement qu’on arrivait à peine à calculer correctement le niveau de la marée pour protéger nos châteaux de sable.

Quand il advient, ce genre de rencontre occupe nos pensées jusque dans nos conversations, même si l’on parle de tout sauf de ça. C’est ce qu’on appelle l’obsession. Je ne sais pas comment vous gérez ce genre de situation. Pour ma part, un mystère ne me laisse que deux solutions. Élaborer une hypothèse, puis dresser un protocole expérimental reproductible et enfin tester, valider ou invalider mes intuitions, avant d’en partager les résultats avec mes pairs. Ou m’enfuir dans la rêverie, à la recherche d’un sujet de conversation inattendu. Mais mes rêveries sont faites d’obsessions.

Car en vérité je suis, pour le pire et le meilleur, un scientifique acharné.

Ces temps-ci, mes rêveries me viennent en droite ligne de Chris Murray. C’est un écophysiologiste du Tennessee, qui suit en bateau les crocodiles du Costa Rica. Il les aborde, puis les capture, leur ferme la mâchoire avec du gros ruban adhésif pendant que les petites bêtes se débattent, les attache à une table en bois, le ventre en l’air, pour enfin mettre sa main dans leur cloaque, afin de savoir s’il s’agit d’un mâle ou d’une femelle. Pas sûr que ce soit la meilleure anecdote pour aborder la personne avec qui on aimerait se rapprocher pour les vacances, ou pour la vie.

Qu’est-ce qui motive un écophysiologiste à farfouiller l’anatomie de créatures dont tous les esprits raisonnables cherchent plutôt à faire des sacs à main ? Le réchauffement climatique (l’air chauffait aussi à Sorbonne Beach, aiguillant quand j’y pense, peut-être, mes songes d’été). En effet, on sait depuis longtemps maintenant que, quand la température monte, physiologiquement le nombre de femelles augmente. Le réchauffement du globe aurait-il des conséquences sur le sexe-ratio de certaines populations animales ?

Les tests en laboratoire sont sans faute : quelques degrés de plus dans l’environnement de gestation des œufs de crocodile favorise la naissance de femelles. Alors Chris, malin, veut utiliser le rapport mâle/femelle comme marqueur du climat et découvrir les conséquences exactes, l’impact physiologique, de l’augmentation de température de 0,6 degrés en 100 ans que connaît notre planète, sur ces bestioles vieilles de 200 millions d’années.

L’identité n’est pas celle qu’on croyait

Surprise, Chris se retrouve confronté à l’imprévu : au lieu de trouver légèrement plus de femelles que de mâles (le ratio suggéré par les test de laboratoire est de 1,5 femelle pour 1 mâle), ces messieurs sont au Costa Rica quatre fois plus nombreux que les femelles !

Chris est très troublé par ce résultat. Il est d’autant plus troublé quand sa main plonge à l’intérieur du cloaque des gros crocodiles du Costa Rica, car la différence anatomique entre mâles et femelles n’est pas aussi évidente qu’elle le devrait. Il semblerait que les crocodiles au Costa Rica changent de sexe au cours de leur vie.

Quelle est l’explication ? L’hypothèse la plus séduisante, partant des hypothèses de laboratoire, serait que le réchauffement climatique a radicalement inversé sa course. Mais en réalité, c’est l’économie démesurée, celle-là même qui injecte tant de CO2 dans l’atmosphère, qui attaque aussi directement la vie animale, sauvage, vraie, des crocos du Costa Rica.

L’hormone 17α-méthyltestostérone (MT) est la clef de l’énigme. C’est un stéroïde, parfois prescrit pour les hommes présentant des carences en testostérone ou pour des femmes âgées atteintes de cancer du sein, utilisé par les culturistes pour augmenter leur volume musculaire. Et tel un bodybuilder supportant mal le poids des ans, le Costa Rica rural semble en être étrangement rempli. What the fuck !! Why ?

La vérité cachée : le 17α-méthyltestosterone (MT), est utilisé par les éleveurs de poissons du Costa Rica pour en augmenter la taille, donc la rentabilité. Du coup, les crocodiles au Costa Rica changent de sexe pendant leur vie. Sans forcément l’avoir prévu (mais ces derniers ont laissé lettre morte nos demandes d’interview). Des poissons bourrés d’hormones mâles s’échappent des élevages, se font manger par leurs prédateurs naturels, et ainsi grandit la communauté transgenre des crocodiles. La chimie, l’élevage intensif, inverse radicalement les effets du changement climatique.

Un bien, un mal, ou une simple évolution des espèces, adaptation au monde qui change. En tout cas l’être humain, cette créature consciente autant qu’inconsciente, qui n’a pu apparaître qu’après que quelques dérèglements climatiques successifs eurent nettoyé la planète de leurs prédécesseurs, peut se taper sur l’épaule avec satisfaction. Bousiller sans même le vouloir le sexe-ratio d’une population entière d’animaux ayant, eux, survécu aux mêmes extinctions d’espèces, n’est pas un petit prodige. Tout en se mettant un peu d’argent dans la poche au passage.

Une dernière question reste en suspens : une population de carnivores et charognards opportunistes, dont les dents se remplacent tout au long de leur vie, capables de chasser à plusieurs, et comptant 4 mâles pour une femelles, est-ce bon pour la paix sociale ? L’avenir le dira. Pour ma part, j’hésite encore entre rassembler mon courage pour adresser la parole à Céline, ou me bourrer de stéroïdes pour me préparer à l’invasion des crocodiles transgenres.

Giovanni "Ninto" Occhipinti est Maître de Conférence à l'Université Paris Diderot, et membre de l’Institut Universitaire de France. Il est chercheur au laboratoire de Planétologie et Science Spatiales de l'Institut de Physique du Globe de Paris. Il a mené ses recherches, portant principalement sur la détection de tsunamis par méthodes satellitaires, à l’ONERA, à la NASA, au California Institute of Technology, et aussi à l’Earthquake Research Institut de Tokyo, entre autres, et a également été chroniqueur scientifique à France Inter et Radio Nova.