Pauvres concombres de mer. Même la page Wikipedia qui leur est consacrée semble se moquer d’eux, dès l’introduction : « Les Holothuries (Holothuroidea) sont une classe d’animaux marins de l’embranchement des échinodermes au corps mou et oblong et possédant un cercle de tentacules autour de la bouche. Elles sont aussi appelées concombres de mer ou bêches de mer, et possèdent une grande diversité de sobriquets sur les différentes côtes. »
Mais si c’était leur seul problème, on pourrait encore se dire que ces petites bêtes, qui se nourrissent essentiellement de plancton, de détritus et des résidus organiques naturellement présents dans les sédiments (qu’ainsi nettoyant, elles purifient, jouant un rôle écologique essentiel) ont une la belle vie. Malheureusement pour elles, une autre espèce présente sur le globe a des goûts culinaires un peu plus larges. Ce gourmand animal, vous l’avez reconnu, c’est nous.
Or tout le sud-est asiatique est friand de concombres de mer, et les considèrent même comme un mets luxueux. Vous connaissez la suite : prix en hausse (jusqu’à 3 500 dollars, soit près de 2 900 euros, le kilo), marché noir, pêche illégale, trafic international et nous voici déjà au Mexique, où les éleveurs et pêcheurs locaux vivent sous la menace constante de criminels prêts à tout pour s’approprier cette ressource, par ailleurs, infiniment plus facile à attraper que le requin, ou… qu’à peu près tout, en fait. C’est ainsi devenu une forme de revenus non négligeable pour les narcotrafiquants, dont on connaît les exigences élevées en termes de niveau de vie, mais surtout la puissance dans le pays.
En 2015, dix hommes armés ont ainsi attaqué 3 garde-côtes pour s’emparer de 3,5 tonnes de concombres de mer déshydratés à El Cuyo, dans la péninsule du Yucatán. Le braconnage ayant lieu, par définition, en dehors des périodes de reproduction, lors desquelles la pêche légale est interdite, les populations s’effondrent. Attirées par le gain, plus de 40 personnes ont trouvé la mort dans la même région, toujours en cherchant le précieux mets, soit qu’elles ont plongé trop bas, soit qu’elles sont remontées trop rapidement. Les saisies à la frontière américaine sont devenues monnaie courante, tandis que les prix continuent à monter… Bref, nous en sommes désormais au stade du trafic organisé.
C’est ici qu’interviennent deux héroïnes : Meredith Gore et Abigail Bennett. Deux docteures, la première en pêche et sécurité alimentaire, la seconde en sciences de la mer et conservation, à la Michigan University.
Il faut sauver le soldat concombre
Toutes deux se sont rencontrées avec la mission d’élaborer ensemble un nouveau cours pour leur fac. À l’issue d’un rendez-vous copieusement arrosé de café, nous raconte l’excellent Atlas Obscura, « le guide définitif des merveilles cachées du monde », elles décident de partir pour la péninsule mexicaine sauver les holothuries (nom scientifique de la créature) qui ne disposent guère de moyens de défense, se mouvant très lentement sur le sol marin, si ce n’est un peu de camouflage et, pour certains embranchements, la technique dite de « l’éviscération », qui consiste à expulser tous ses organes internes, avant d’attendre quelques mois que le corps repousse. Astucieux, mais léger face à un trafiquant agile et déterminé.
« Après avoir obtenu une subvention du Département de la Pêche et de la Faune des États-Unis », raconte Atlas Obscura, « le duo a passé plusieurs mois à planifier divers ateliers pour les associations de pêcheurs locales du Yucatán. À partir de l’expertise qu’avait déjà Bennett de la zone, elles ont pensé appliquer les principes de la criminologie, et de précédentes études de cas environnementales, pour relever ce nouveau défi. Par exemple, certaines recherches montrent que limiter l’accès à des routes spécifiques d’une région rend le recel plus difficile. Un principe qui peut s’appliquer ici : il est généralement plus facile de pratiquer la pêche illégale dans des endroits disposant de ports de qualité, avec de nombreux bateaux effectuant de tout aussi nombreux trajets, mais peu supervisés par les autorités. »
Une fois sur place, Meredith et Abigail ont organisé des ateliers, conçus comme un échange d’idées autant nourri de l’expertise des scientifiques que de celle des pêcheurs locaux, dont elles ont regroupé 4 coopératives. Certaines possibilités envisagées, comme l’amélioration de la signalétique ou de l’éclairage, semblent couler de source, mais d’autres, au premier rang desquelles la création d’une réserve, clairement délimitée, suffisamment proche du rivage pour qu’elle puisse être surveillée en permanence depuis la côte, et qui pourrait aussi accueillir d’autres espèces prisées (telles que le homard, le poulpe ou le vivaneau) semblent plus inédites, sans être si difficiles, ni si chères, à mettre en place.
Les deux scientifiques rencontrent ensuite les diverses autorités locales, et le projet en était là quand a surgi dans le monde le coronavirus Sars-Cov-2, bloquant les trajets USA-Mexique, fermant les ports, mais ralentissant aussi considérablement le trafic d’holothuries… pour l’instant.
Le projet de réserve s’apprête cependant à repartir de plus belle : À l’heure où nous écrivons ces lignes, le Département de la Pêche et de la Faune américain a accordé une rallonge au projet, et le prochain séjour des docteures au Yucatán est prévu pour le mois de juin.
Est-il encore temps de sauver les holothuries ? Vous le saurez en suivant le reste des aventures des docteures Abigail Bennett et Meredith Gore contre les trafiquants du Yucatán sur leur compte Twitter, respectivement ici et là.
Mise à jour : Sollicitée par notre rédaction, la population d’holothurie la plus proche nous a déclaré : « Vous savez, nous, on a été qualifié par le Capitaine Nemo de 20 000 Lieux sous les mers d' »excellents zoophytes » [dans la scène de repas du chapitre 10, NdlR], alors merci de nous recontacter quand on pourra en dire autant de votre espèce. »
Liens Utiles :
– Un long reportage sur le trafic d’holothuries, plus proche de nous, à Madagascar, paru dans Reporterre.
– Le rapport de Traffic de Février 2021 consacré à cet enjeu, sur le site de l’ONG (en anglais).
– Enfin, si la question vous passionne (mais genre vraiment), ce rapport de 330 pages de la FAO devrait répondre à vos plus pressantes question sur le commerce de l’espèce.