2017 : c’est l’année où on l’on a enfin compris ce qu’était un serious game.
Vous en avez peut-être déjà entendu parler : les serious games sont ces jeux vidéo, plus ou moins élaborés, où l’on apprend des informations, bien réelles, sur le monde réel. Aux frontières entre le jeu et le journalisme. Peu à peu, ce medium profondément immersif s’est développé en nous poussant à ressentir des émotions, pour mieux comprendre, et intégrer, les conséquences humaines de décisions politiques.
Certains se sont déjà hissés au sommet du genre documentaire, tant pour leur narration inventive que pour leurs révélations, ou la façon dont, insensiblement, ils permettent de comprendre les affaires de corruption, notamment, les plus compliquées. Citons Manipulations, sur l’Affaire Clearstream, Fort McMoney, sur le business juteux, mais désastreux, des sables bitumineux canadiens, Prison Valley, consacré à la privatisation des prisons américaines, Papers, please, sur l’absurdité des frontières ou le très abouti This War Of Mine, un jeu de guerre qui, pour une fois, ne vous met pas à la place du soldat surarmé combattant pour une certaine vision de son pays, mais dans la peau d’une famille civile, luttant pour s’abriter, se nourrir, se chauffer et simplement survivre jour par jour, heure par heure, dans une ville aux proies aux bombardements.
Et de ce genre vient de paraître, sur Appstore et GooglePlay, la gemme la plus brillante, un tournant radical dans l’histoire déjà longue, non pas du jeu vidéo, mais du récit lui-même. Une nouvelle façon de raconter les histoires, qui n’a pas encore de nom connu. Ce n’est pas un jeu, ce n’est pas un roman, ce n’est pas juste une application, mais c’est une histoire et des plus fortes. Cette œuvre, c’est Enterre-moi mon amour, une coproduction entre Arte et The Pixel Hunt, une structure créée par le journaliste et game designer Florent Maurin.
Enterre-moi mon amour est une application à télécharger qui vous accompagnera au quotidien quelques jours durant. Le prologue vous présente très brièvement l’histoire de Majd et Nour, un couple de Syriens pris sous le feu de la guerre civile en 2015. Majd doit rester s’occuper de sa famille blessée mais Nour, elle, pour survivre, décide de tenter sa chance en rejoignant l’Europe. Dès lors, vous n’aurez d’autre rôle dans ce périple que de discuter avec elle par un genre de Snapchat. Lui donner des conseils, l’encourager et suivre pas à pas le trajet périlleux qu’elle entame. Vous pouvez dialoguer, envoyer des smileys, choisir entre plusieurs réponses, quand elle apprend que sur la ville qu’elle est censée traverser vient de commencer un bombardement, quand elle retrouve des amis jordaniens dans un camp de réfugiés au Liban, quand elle apprend que le bus qui doit l’emmener à l’aéroport n’existe plus…
Vous apprenez beaucoup de choses sur la réalité de ces vies-là, sur les camps, comment on peut y vivre, ou non (« elle est passée d’étudiante en architecture à mère au foyer en container », explique Nour d’une amie, quand vous peinez à comprendre le chagrin d’une femme qui a tout de même réchappé à la mort et pu intégrer un camp de réfugiés avec sa famille) mais, surtout, vous la ressentez. Vous êtes chez vous, à travailler, en train de boire un verre avec des ami(e)s, de chercher votre chemin en descendant du bus et tout à coup, une notification. Votre cœur bondit. Vous voulez prendre votre voisin par l’épaule et lui crier « C’est Nour ! Elle est passée ! », avant de reprendre la conversation avec votre amie virtuelle, qui vous envoie quelques photos en chemin, sous forme de dessins pudiques de Matthieu Godet.
Inspiré par un bouleversant article du Monde faisant vivre l’exil de réfugiés par le biais de leurs conversations Snapchat, le récit provoque des émotions, des réflexions, de l’empathie comme peu d’œuvres y parviennent. Il augure d’un nouveau mode d’expression, inédit, bouleversant, essentiel, doux, brutal, littéralement sublime ; et porte fièrement l’éclat de notre humanité, dont les yeux jamais ne cesseront de contempler la beauté, ni nos âmes d’aimer nos frères et sœurs. Toutes et tous prisonniers, comme nous, de l’histoire du monde. Notre humanité tant aimée n’est pas encore perdue.
Enterre-moi mon amour, 3,49 euros, sur Appstore et GooglePlay (The Pixel Hunt/Arte).