Satan et Eve Damien Interview

DAMIEN a vu le futur de la musique

Le troisième album de DAMIEN ouvre une fenêtre sur un avenir sans peine ni terreur, juste des chagrins d'amour.

Tout juste paru, Satan & Ève, le nouvel album de l’auteur-compositeur, interprète et multi-instrumentiste DAMIEN, invente un genre encore trop peu pratiqué : ce qu’on jouera demain. Un concept album paru dans quelques décennies, qui serait arrivé hier sur nos réseaux, pour être écouté aujourd’hui. Dans l’un des possibles mondes qui se profilent, et certainement pas le plus effrayant, il narre les errances hédonistes des transhumains que nous pourrions devenir.

À moitié cyborgs, amoureux en panade, consciences supérieures et esthètes amoureux de leur queue de cheval se mêlent aux intelligences artificielles, aux cocktails solaires, aux chimies multiples et aux nuits sans fin d’une époque tout aussi triste, mais plus douce que la nôtre, même si “Mon autocorrect fait suer mon cortex, j’appelle Nanobots / Putain de bordel, bordel de merde, jamais ça décroche”.

Comme il convient avec ce genre d’homme à tête de chou, nous lui avons proposé notre plus beau canapé pour, plutôt que l’interviewer, l’entendre digresser.

Et il digressa.

PostAp Mag. Pouvez-vous résumer votre parcours en quelques mots ?
Damien. Aîné de quatre enfants, j’ai joyeusement grandi dans une modeste famille à Maisons-Alfort, une banlieue résidentielle à la lisière de Paris, tout en étudiant les arts plastiques et la musique classique.

Vers la vingtaine j’ai arrêté mes études pour me consacrer à la chanson moderne. Je suis monté sur Paris et j’ai sorti un premier album, L’Art du Disque, en 2006, puis un second, Flirt, en 2012, puis ce troisième, Satan & Ève, cette année 2020. De lointains descendants usent parfois de mon corps comme d’une interface au travers de laquelle ils acheminent certains instruments ou voix présents dans mes chansons.

P.A.M. Oui, ça se sent… C’est un album arrivé droit du futur en tout cas. On l’imagine très bien passer sur les juke-box d’Akira ou Blade Runner. Le monde est-il assez cyberpunk pour vous ? Mais c’est peut-être une autre science-fiction qui vous parle, voire encore un autre imaginaire que l’anticipation ?
D. C’est vrai que je ne me sens pas à l’abri de devoir un jour habiter dans un tunnel, caché des autorités, avec un laptop connecté en VPN pour éviter de me faire emprisonner. L’aspect cyberpunk dystopique, je vais plutôt l’associer à Satan, tandis que l’aspect lumineux et utopique ira du côté d’Ève. Satan & Ève est ma vision du XXI° siècle : la réalité menaçante d’une part, le fantasme de l’Éden d’autre part. Je cherche en musique l’équilibre parfait entre ces deux facettes complémentaires, qui comme le yin et le yang contiennent en leur sein une part de leur opposé.

P.A.M. Comment imaginez-vous le futur de la musique ?
D. Dans un futur proche, avec l’augmentation de la puissance des ordinateurs et l’apparition d’outils d’interprétation plus riches et subtils que les claviers midi, on parviendra à reproduire les milliers de nuances d’un instrument hardware dans le domaine digital. Les instruments virtuels atteignent la perfection et on ne peut plus distinguer un vrai piano d’un faux.

Tout le monde peut jouer les meilleurs synthétiseurs, batteries, violons, sans avoir à se les procurer physiquement, et chaque imperfection, l’aspect aléatoire du son, etc. sont identiques en tout point aux originaux. On sort de la froideur des ordinateurs et interfaces actuelles pour aller vers quelque chose de plus friendly et instinctif, axé sur le plaisir d’usage (la technologie est ultra sophistiquée mais sous-jacente). On possède un instrument original pour l’aspect visuel, spirituel, et ergonomique.

La voix devient également un instrument que l’on peut jouer comme un synthé. Il existe des voix virtuelles non distinguables des voix humaines et on peut faire chanter un track par Prince ou la Callas en chantant soi-même la partie vocale mais en ne se préoccupant que de l’intention. Ce nouveau type de voix est le grand successeur d’Autotune. Drake fait un hit avec la voix de Cyndi Lauper et peut même chanter cette voix-sosie sur scène. Le mashup vocal de John Lennon & Barry White est créé. Inventer une voix totalement inédite est un nouveau talent.

Des robots très évolués jouent sur des instruments hardware les partitions qu’un être humain ne pourrait pas jouer, sauf lorsqu’il se customise lui-même avec des prothèses robotiques.

Il existe des orchestres de robots permettant de mettre au point des créations qui seraient compliquées à aboutir avec un orchestre humain nécessitant d’être loué au quotidien.

Via une technologie pointue de manipulation d’ondes sonores et telle que l’expérimente déjà la société Noveto, il est possible d’écouter de la musique sur des haut-parleurs sans que personne d’autre ne l’entende. Porter un casque n’est donc plus nécessaire.

Dans un futur plus lointain —mais qui a lieu au cours du XXI° siècle— le transhumanisme est monnaie courante et les gens peuvent augmenter leur spectre auditif pour le plaisir. Les infrabasses et les ultra-aigus, jusqu’alors non perçus par l’oreille humaine, intègrent de nombreux enregistrements.

Le cerveau augmenté devient un hybride entre le cerveau humain et l’ordinateur. Ainsi l’intégralité de la musique en ligne est accessible à l’intérieur du corps humain puis transmise sans l’aide d’interface. Les vibrations corporelles liées aux basses fréquences sont perçues pareillement que lors d’un concert, rendant l’expérience d’écoute privée meilleure qu’avec n’importe quel casque audio.

En parallèle, la découverte d’un nouveau disque peut avoir lieu dans des auditoriums comparables aux salles de cinéma, avec une expérience d’écoute accrue par le confort d’assise, la lumière du lieu, l’aspect olfactif etc

Côté compositeur, on peut jouer un instrument en le chantonnant dans sa tête et l’enregistrement se fait sans les mains, directement dans le cerveau. Chantonner des accords complexes est une tâche basique, le cerveau augmenté étant devenu des milliers de fois plus performant. Il est d’ailleurs possible d’enregistrer simultanément tous les instruments d’un morceau en quelques minutes. La technique musicale est obsolète et seules l’inspiration et la beauté de l’âme importent. La recherche de l’unicité est récompensée.

DAMIEN Futur de la musique
DAMIEN et Nigel Ackland, l’un des premiers humains augmentés. D.R.

Une chanson peut être jouée façon orchestre philharmonique, pop années 70 ou R’n’B 2020…des centaines de versions sont disponibles. Les gens choisissent parfois une version alternative à la version originale en fonction de l’humeur désirée. Il est possible de faire fusionner des chansons entre elles.

Le concept de proposer des musiques en fonction de nos goûts et qui est actuellement à l’état embryonnaire sur Spotify devient ultra précis. Les intelligences artificielles (I. A.), leaders d’opinion sont les nouveaux curateurs, en proposant une musique de la plus haute qualité pour élever le degré de joie et de spiritualité des êtres humains et créer de belles connections cosmiques. Une I. A. peut proposer une chanson inconnue mais qu’elle juge digne d’intérêt ou parfaitement adaptée à tel auditeur… Ainsi, il y a une plus grande démocratie dans l’exposition des artistes, un aspect méritocratique.

L’I. A. propose aussi des morceaux adaptés à notre condition biologique, en fonction du niveau de stress, de joie… elle adapte le rythme, la fréquence des notes, les paroles etc… Les effets physiques peuvent parfois être proches d’une drogue sans effets secondaires. Après l’écoute d’un morceau, l’I. A. peut mesurer l’impact émotionnel sur son auditeur et ajuster ses prochaines recommandations. Les paroles des chansons sont automatiquement traduites dans la langue de notre choix, même si le must reste d’écouter la version originale, comme au cinéma. De toute façon les individus comprennent désormais n’importe quel langage.

Les I. A. composent, enregistrent et interprètent des chansons dans le style de Kraftwerk ou Bob Marley avec la même sensibilité et le même talent. À ce moment-là, la frontière entre le monde réel et virtuel est brouillée depuis longtemps, de même que celle entre l’homme et l’ordinateur. Les êtres humains 100 % naturels sont rares et l’apparition de grands musiciens 100 % virtuels ou semi- virtuels devient courante et non anecdotique.

L’allongement considérable de la durée de vie via la nouvelle médecine et notamment les nanobots, puis surtout la possibilité d’immortalité par le biais de la numérisation du cerveau bouleversent la création et la consommation de musique. Entre autres, les artistes ont une absence de pression commerciale et artistique d’où naît une liberté inédite, et les auditeurs peuvent prendre le temps d’explorer l’immense bibliothèque musicale mondiale tout en acquérant une très grande culture et ouverture d’esprit dans ce domaine. L’éclectisme extrême est un trait de caractère banal.

Le mal existe toujours sur terre, dans une proportion plus limitée, mais il y a les hackeurs cérébraux, les attentats sonores, et toute une tranche du système qui persiste sur la voie de la débilité et du chaos tel que prévu par les lois naturelles de l’univers.

DAMIEN interview futur musique
D.R.

Plus tard, des ordinateurs de la taille de la planète terre existent autour de nous. Ils sont des milliards de fois plus puissants que ceux que nous utilisons actuellement et l’intelligence humaine/artificielle est au-delà de tout ce que nous pouvons imaginer. Dès lors tout est possible, la musique peut être créée en direct par un ensemble d’âmes hors du corps humain —certaines provenant d’autres galaxies ; la musique se crée elle-même et n’a plus besoin de créateur ; les êtres vivants peuvent choisir d’entendre la plus belle musique qui puisse exister pour eux mais aussi la plus laide ou humoristique, toujours en cherchant l’équilibre universel ; ou bien, la félicité étant une option disponible pour tous, la consommation de musique n’a plus lieu d’être et revêt une dimension symbolique et cosmique.

P.A.M. Une petite recommandation musicale à écouter dans notre bunker ?
D. JACQUES CHIRAC, MAINTENANT (1981).

P.A.M. Un mot pour les lecteurs de PostAp ?
D. Rendez-vous en haut de la tour Eiffel le 1° avril 2028.

Retrouvez Satan & Ève ici, et suivez DAMIEN là.