L’architecture soviétique est l’un des rares exemples d’un style dérivé, en droite ligne et, pour citer l’ancien ministre des anciens combattants Michel Taupin, « sans chichis », d’une idéologie pure. Elle fut appliquée à grande échelle aux villes, aux places, aux monuments, aux résidences, à tout type de construction, non seulement en Russie mais aussi dans les républiques socialistes d’Europe, et même ailleurs sur le globe. « Constructivisme », « Brutalisme »… Les termes le plus souvent employés pour la nommer (même s’ils décrivent des réalités autres, plus précises ou plus vastes, respectivement) décrivent bien l’imaginaire qu’elle éveille : béton brut, blocs, angles droits, massification, rationalisme extrême.
C’est cette iconographie d’un monde, mort ou mourant, qu’Arseniy Kotov a décidé de conserver à tout prix, au point de plaquer un poste d’ingénieur en aérospatiale pour arpenter son pays, et la planète, en quête de ses exemples les plus édifiants. Pour finir par photographier, tel un collectionneur affamé, presque tous les vestiges d’une époque dont il n’est pas interdit d’apprécier l’esthétique, telle qu’elle fut et telle qu’elle est, abandonnée entre deux mondes.
PostAp Mag. Qui êtes-vous ?
Arseniy Kotov. Je suis un Russe né à Kuibyshev en 1988. Ma mère était professeure de piano et mon père ingénieur. J’ai fini l’école en 2005 et, en 2010, obtenu mon diplôme à l’université d’aérospatiale de Samara. Pendant trois ans, j’ai travaillé comme ingénieur dans une usine de fusées Soyouz. Puis ma vie a pris un tournant inattendu. Depuis plus de sept ans maintenant, je passe la plus grande partie de mon temps à voyager, en Russie et dans les autres républiques post-soviétiques, pour capturer, dans mes photographies, les exemples les plus fascinants de l’architecture soviétique, des vestiges de ce qui fut un grand pays.
P.A.M. Votre travail est souvent décrit comme centré soit sur l’architecture soviétique, soit sur l’évolution de la Russie. Quelle est votre opinion ?
A.K. Cela ressemble bien à la direction selon laquelle ont évolué mes centres d’intérêt. Comme j’ai déjà visité les plus grandes villes, avec les bâtiments soviétiques les plus intéressants, je me suis ensuite tourné vers les endroits moins connus. Ces deux dernières années, je suis allé plusieurs fois tout au nord et tout à l’est du pays. Ce sont les régions qui ont le plus souffert, ces trente dernières années, après la chute de l’URSS. Ce qui était autrefois des grandes agglomérations sont devenues presque des villes-fantômes. Le déclin de la production industrielle et de l’extraction minière ont conduit, dans ces localités, à un effondrement significatif de la population.
P.A.M. Qu’est-ce qui vous plaît tant dans l’architecture soviétique ?
A.K. Les villes post-soviétiques changent rapidement et le plus souvent les autorités locales se moquent de préserver leur héritage architectural et historique. Donc pour moi, c’est important de sauver au moins en photo ces villes, parfaitement planifiées, leurs conceptions, issues des meilleurs architectes et planificateurs urbains de leur époque. Bientôt, il ne restera plus rien de ces trésors sous-estimés. Seulement des photos.
P.A.M. D’une manière générale, quelle architecture vous séduit le plus ?
A.K. Le modernisme socialiste. Il en existe des exemples fascinants, en Russie, dans les ex-pays socialistes européens, et même ailleurs. Il y a deux ans, à Paris, j’ai trouvé bien des endroits intéressants, bâtis sous l’influence des idées socialistes.
P.A.M. Quelle est votre dernière série… Et quelle sera la prochaine ?
A.K. Je suis allé passer le mois qui précède l’hiver, l’année dernière, à Norislk, l’une des villes les plus froides et les plus au nord du monde. J’ai adoré y vivre et y prendre des photos. C’est pourquoi cette année j’ai décidé de visiter une autre ville septentrionale, Vorkuta. Elle est, si l’on peut dire, à la pointe du déclin de la population qui affecte toute la Russie. Songez que, voilà deux ou trois mois, c’est tout une ville minière, qui a autrefois abrité 6 000 habitants, qui a finalement été, tout simplement, abandonnée. Et l’on trouve beaucoup d’endroits déserts dans le genre, par là-bas. Les photos des appartements abandonnés, recouverts de neige et de glace, sont surréelles…
P.A.M. En France, nous n’entendons pas beaucoup parler de la Russie, en dehors de la politique. Que pouvez-vous nous dire d’autre à son sujet ? Comment va ce pays ? Que s’y passe-t-il d’excitant ?
A.K. J’aime vivre en Russie. Notre pays est immense, donc même avec les frontières fermées du fait de la pandémie, je ne m’y suis jamais ennuyé, parce qu’il est toujours possible de faire plein de voyages. Bien sûr, il y a des problèmes dans tous les pays : pour la Russie, c’est l’inflation constante du rouble, qui affecte le pouvoir d’achat de toute la population. On constate aussi un déclin notable de la production, dans tout le pays, puisqu’il est désormais moins cher d’acheter presque n’importe quel produit à la Chine plutôt que de le fabriquer ici. Mais ce n’est pas un problème spécifiquement russe.
Pour ce qui est de la vie locale… plus petite est la ville où vous habitez, plus bas sont les salaires et pires sont les conditions d’existence. C’est pourquoi l’on constate un déplacement massif des populations vers les centres régionaux ou la capitale, qui chaque année devient de plus en plus densément peuplée. Les petites villes subissent l’exode. Ce sont essentiellement les personnes âgées qui y vivent, désormais.
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