Les couleurs de la guerre

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Courtesy KilimbimФото: Струнников Photo: Strunnikov

Évidemment, une photo de Heinrich Himmler, gabardine noire et croix gammée fière, ça peut faire tiquer Facebook. Ce n’est pas aujourd’hui que l’on découvre qu’un algorithme, ou même les mystérieux modérateurs humains embauchés par la plateforme, ne sont pas toujours doués pour distinguer le travail historique ou artistique de la propagande politique, de la meurtrière promotion.

L’on peut considérer que ce n’est pas grave, que c’est la vie, qu’ainsi fonctionne la technologie, et qu’elle va s’améliorer… Ou que c’est un effroyable témoignage de la puissance néfaste des réseaux sociaux sur la débat public. Ce qui nous a frappé surtout, en découvrant en mai dernier que Facebook et Instagram avaient dépublié des images de ce type dans un cadre pourtant uniquement documentaire, c’est la puissance évocatrice des clichés concernés, colorisés par « Klimbim », de son vrai nom Olga Shirnina, qui ne fait pourtant ce travail qu’en amatrice. Tout à coup, ces gens et événements semblent là, et réels. Nous avons voulu savoir ce qui animait cette artiste quand, derrière sa machine, elle fait revivre du passé ces fantômes qui, c’est manifeste, n’ont pas fini de nous hanter.

PostAp Mag. La colorisation de photos noir et blanc n’est pas votre activité principale. Pourquoi et comment avez-vous commencé ?
Olga Shirnina. Je suis traductrice Allemand-Russe et quand on vient à bout d’un texte long et ennuyeux, on a toujours envie de faire autre chose dans la foulée. Au début, je m’amusais avec des logiciels de graphisme, je faisais des photomontages, pour blaguer avec mes amis et amies. Parfois, je trouvais des images super, mais elles étaient en noir et blanc : c’est comme ça que j’ai commencé la colorisation, en cherchant les méthodes sur Internet.

Le passé en couleur

J’ai trouvé ça passionnant et j’ai commencé à y consacrer de plus en plus de temps. Chaque nouvelle astuce, chaque nouvelle technique, rendait le travail toujours plus excitant. J’ai finalement été invitée par Doug Banks, du Royaume-Uni, à rejoindre une communauté de coloristes et j’ai découvert un nombre étonnant de gens de différents pays, de différentes professions, de différentes générations, qui toutes partageaient mon hobby. C’était fantastique, et ça a donné une nouvelle impulsion à mon travail.

P. A. M. Ce doit être un travail très chronophage… Qu’a-t-il de si plaisant, ou de si important peut-être, pour vous ?
O. S. Le temps passé est très variable en réalité et, parfois, une image traitée en 20 minutes a plus de succès qu’une autre qui m’aura pris des heures. J’ignore pourquoi.

Olga Shirnina Klimbim Interview
Olga Shirnina, Courtesy Klimbim

Au cours de ce processus, il y a un moment magique, quand les images prennent vie. Parfois, c’est vraiment bizarre, presque angoissant : vous ajoutez juste une toute petite touche et tout à coup, la personne sur la photo vous regarde comme si la photo vivait. Elle observe attentivement comment vous bougez votre curseur… Quand on a éprouvé cette expérience, on ne peut plus arrêter la colorisation. Un jour, un des membres de notre communauté nous a demandé si, pour nous aussi, cette activité était addictive. Je ne puis que le confirmer : c’est le cas.

P. A. M. On trouve dans votre travail beaucoup d’images de la Seconde Guerre Mondiale. Pourquoi ce choix ?
O. S. La communauté des coloristes est constituée d’hommes à 90 ou 95 % et presque tous colorisent des photos de guerre. Quand je suis arrivée, je voyais des images avec des soldats américains, britanniques, français, allemands, mais pas de Russes. Alors, j’ai voulu remédier à cette absence. Coloriser des photos de soldats de l’Armée Rouge a généré un torrent de critiques. On voulait que j’arrête ma « propagande rouge ».

Au début, j’étais comme sonnée. Puis je me suis dit : ça vous déplaît ? En voilà encore ! Et j’y travaille toujours, même s’il est bien plus difficile de coloriser des photos de militaires que des stars hollywoodiennes, car le moindre détail de l’uniforme ou de l’équipement doit avoir sa couleur exacte.

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Le Tsar Nicolas II embrasse Alexandra Romanov sur les escaliers du jardin de Peterhof. Sa sœur, Xenia, st assise sur les genoux de son mari, Sandro. Au centre, la sœur cadette de Nicolas II, Olga. Courtesy Klimbim

P. A. M. Si la photographie avait toujours existé, donc toutes époques confondues, sur quoi rêveriez-vous de travailler ?
O. S. Quand je pense que Pouchkine est mort trois ans avant l’invention de la photographie… J’aurais tant aimé avoir une photo de lui. Et si la photo avait existé du temps de la Grèce Ancienne, j’aurais aimé admirer les grandes beautés de l’époque, comme Aspasie ou Phryné.

Les algorithmes face à l’histoire

P. A. M. Que s’est-il passé, avec les réseaux sociaux ?
O. S. Jusqu’à présent, je n’ai eu de problèmes qu’avec Facebook et Instagram. Ils dépublient mes images et bloquent mon compte plusieurs jours. Au début, des images de personnes en uniforme nazi, comme celle-ci :

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Heinrich Himmler, Reichsführer de la S. S. et chef de la police allemande, durant sa visite à Varsovie, accompagné du Général Józef Zamorski, chef de la police d’état polonaise (au centre) et de Hans von Moltke, ambassadeur allemand en Pologne. Courtesy Klimbim

Raison invoquée : « Cette publication va à l’encontre des standards de notre communauté sur les organisations et individus dangereux ». Ah bon ? Les Nazis sont dangereux ? Et c’est Facebook qui veut me l’apprendre ? Mes deux grands-pères les ont combattus durant la Seconde Guerre Mondiale, mon pays a perdu 27 millions de personnes dans cette guerre, nous ne l’oublierons jamais. Comme nous ne devons pas oublier qui étaient ces ennemis, quelles étaient leurs méthodes, leur stratégie, leur propagande.

Puis le 1° et le 9 mai dernier, des personnes qui avaient posté ces images du drapeau rouge sur le Reichstag ont été bloquées à leur tour.

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Berlin, 1945. Courtesy Klimbim

Facebook a reçu des plaintes tellement nombreuses le 9 mai (jour de la capitulation allemande sur le front de l’Est face aux Russe, NDLR) qu’ils ont dû reculer et expliquer qu’il s’agissait d’une « erreur technique »… Ce dont je doute, parce que le 1° mai, ça n’était clairement pas une « erreur » : un internaute a fait appel auprès d’eux et m’a transmis leur confirmation, après examen.

Mais désormais ces images sont de retour, ce qui prouve qu’il reste malgré tout possible de raisonner Facebook.

P. A. M. D’une manière générale, comment percevez-vous les réseaux sociaux ?
O. S. Ils présentent de nombreux avantages. On peut devenir ami avec des personnes que, sans eux, on n’aurait jamais rencontré de la vie, ce qui n’est pas rien. J’ai beaucoup appris de mes collègues coloristes comme Patty Allison, des États-Unis, ou Paul Kerestes qui vient, lui, de Roumanie. J’ai eu une collaboration très intéressante avec des moines chypriotes qui ont écrit un livre sur les Romanov. Et j’échange bien sûr avec mes abonnées… Mais, c’est évident, les réseaux sociaux peuvent aussi s’avérer un instrument d’influence et ça, c’est vraiment dangereux. Même s’il existe des règles… Car les règles peuvent être facilement manipulées.

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Alexander Alekhine, 1921. Courtesy Klimbim

Au fond, c’est peut-être triste, mais les réseaux sociaux ne sont jamais qu’une arène où s’affrontent le bien et le mal, comme tout autre domaine de la vie.

P. A. M. En quoi consiste votre journée de demain ?
O. S. Je n’en ai pas la moindre idée ! J’ai beaucoup d’images en noir et blanc des plus intéressantes sur mon disque dur, mais je ne sais jamais à quoi je vais m’attaquer.

Retrouvez ici le site de Klimbim, mais aussi son Flickr ou son album consacré à l’armée russe dans la Seconde Guerre Mondiale.
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