De la novlangue du bureau, et des meilleurs moyens d’en guérir

Quand des archéologues extra-terrestres se gratteront les mandibules pour comprendre comment une civilisation aussi brillante que la nôtre a pu s'auto-détruire d'une manière aussi terne, l'âme de la rédaction de PostAp hurlera, de toute la force dont elle sera encore capable : "La vie de bureau !"

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interview quentin périnel bureau

Nous y sommes tellement empêtrés qu’il devient impossible de savoir si la vie de bureau est une cause ou un symptôme des malheurs actuels du monde. Ennui, vacuité et mégalomanie s’y côtoient en bonne intelligence. Une organisation hiérarchique, pour ne pas dire militaire, s’ affaire dans des buts nébuleux, en une comédie déjà parfaitement illustrée, et sublimée, par le court-métrage de Terry Gilliam qui donnait le coup d’envoi du merveilleux film des Monty Python Le Sens de la Vie.

Quentin Périnel, salarié épanoui et “bureaulogue” averti, a eu l’intelligence de prendre un recul amusant et pertinent sur cette question dont il ne fait, lui, pas un drame (ce qui lui permet d’avoir encore ses entrées dans ce cercle de l’Enfer !). Journaliste au Figaro, le quotidien affichant du Beaumarchais en devise, il s’est lancé l’an passé dans la chronique régulière d’un phénomène connu de chacune et chacun, et pourtant peu étudié : le langage particulier de la vie de bureau, mélange d’acronymes, d’expressions toute faites, d’anglicismes et du jargon propre à chaque métier, que nous adoptons souvent sans nous en rendre compte et qui peut contaminer jusqu’à nos discussions privées. Le best-of de ces articles sort ces jours-ci en librairie sous le titre : Les 100 expressions à bannir (surtout) au bureau.

portrait quentin périnel expressions
Quentin Périnel © Jean-Christophe Marmara / Le Figaro


 
Comment ? Pourquoi ? Comment s’en débarrasser ? Nous lui avons posé directement ces questions, et quelques autres, dans une modeste tentative de sauvetage de nos esprits abîmés.

Un bureaulogue averti en vaut deux

PostAp Mag. Pouvez-vous vous présenter en quelques mots, et nous dire d’où vous est venue l’idée de vos chroniques et du livre Les 100 expressions à bannir (surtout) au bureau ?
Quentin Périnel. Je m’appelle Quentin Périnel, j’ai 28 ans, je suis journaliste et chroniqueur au Figaro. Le projet part d’une observation assez simple, que j’ai faite en prenant l’apéro avec des amis, donc dans un contexte pas du tout professionnel. Parce que les gens en apéro, entre potes, sont, en réalité, encore plus ou moins au boulot… Et donc, ils parlent comme au boulot. Il m’est arrivé d’entendre des trucs… Du jargon jargonnant de milieux divers comme le consulting, le droit, le business, la finance… Tout ça mélangé, et tous ces gens sont des copains qui prennent un verre ensemble. À un moment tu es obligé de dire “Wouha mais mec, t’es plus au taf, là, parle différemment !”. Parce que ça pose problème, on ne se comprend plus du tout.

J’ai donc imaginé une chronique un peu marrante sur ce sujet, qui décrypterait tous les tics de langage invariants selon les milieux professionnels. Parce qu’il y en a plein qui sont invariants, qu’on retrouve dans toutes les branches. C’est là-dessus que j’ai souhaité focaliser le livre, je voulais regrouper des expressions grand public, que tout le monde connaisse. L’idée n’est pas de faire culpabiliser qui que ce soit. Soyons clairs : la moitié des expressions qu’il y a dans ce bouquin, je les utilise moi-même. C’est d’ailleurs ce qui est amusant, d’introspecter, si je puis me permettre ce néologisme, sa façon de parler à soi… et de se tirer un peu dessus aussi.

 
La chronique a tout de suite bien fonctionné et j’ai pris l’initiative, à la fin de chaque texte, de donner mon adresse e-mail pour laisser aux lecteurs la possibilité de suggérer des expressions qui leur hérisseraient le poil. Je me suis rendu compte très rapidement que je recevais beaucoup, beaucoup, beaucoup de mails. Par exemple, des gens en nombre m’ont suggéré de faire une chronique sur “Je reviens vers toi” ou “Au jour d’aujourd’hui”, ça se compte en centaines de mails. Dès que je recevais disons dix messages sur une même expression, je partais du principe qu’elle était vraiment très présente et que ça énervait beaucoup de gens, alors je m’y mettais… Tout en continuant bien sûr à me nourrir de mon entourage, de mes apéros entre amis. C’est alors allé très vite : dans le livre il y a une centaine d’entrées mais, très honnêtement, j’en avais encore quelques-unes sous le coude…

On sait très bien d’où ça vient, de la culture américaine des start-ups : et vas-y que je te “shoote” des mails et que je te “forwarde” le “brief”… C’est perçu comme stylé, de parler comme ça.

P. M. Des collègues venaient te voir au bureau pour te dire “Tiens j’ai entendu ça, j’ai pensé à toi…” ?
Q. P. Oui. J’ai mes amis, beaucoup d’amis qui m’ont proposé des sujets, et aussi beaucoup de collègues, beaucoup de gens sur LinkedIn et les réseaux sociaux, qui ont fait de même. Il semble que les gens se soient sentis hyper concernés, parce qu’ils se sont dit “Ah mince, je parle comme ça, cette expression c’est la mienne…” Or, il y a une sorte d’amusement à se moquer de soi-même. Comme je l’ai dit, j’utilise la moitié des expressions recensées dans le livre, et les gens qui m’écrivent, la plupart du temps, c’est soit pour se moquer d’un collègue, mais toujours avec bienveillance, soit pour se moquer d’eux directement. Je n’ai pas reçu d’emails d’insultes ou violents. Après, quand même, c’est un vrai sujet : on parle vraiment n’importe comment…

 
P. M. Oui ?
Q. P. Ben oui, parce que cette novlangue de bureau, franglaise, corporate, jargonnante, c’est une sorte de patchwork indigeste. Et on l’utilise tous les jours. C’est un mélange de mots jargonnants à la sauce de séries américaines, le tout mêlé à des mots d’ado, comme, pour en citer quelques-uns que j’emploie très souvent, “En mode”, ou “C’est juste trop stylé” Tout ça, saupoudré d’un langage très savant de spécialistes et de mots un peu pompeux et intellos ça donne… Par exemple, quand tu travailles dans un cabinet d’avocats : si tu utilises des mots du vocabulaire juridique spécialisé, que personne ne comprend à part les gens de ton milieu, en l’émaillant de “C’est juste pas possible” ça donne… j’allais presque dire une richesse, mais…

P. M. Une richesse ?
Q. P. Oui une richesse de n’importe quoi, en quelque sorte.

L’invasion des clones tueurs

P. M. Mais donc cette novlangue, elle vous agace ou pas ?
Q. P. Ce que je trouve hallucinant, c’est que ce sont les cas extrêmes, ceux qui parlent uniquement une novlangue de bureau, qu’on imite. Sans nous en rendre compte, en réalité. On sait très bien d’où ça vient, de la culture américaine des start-ups : et vas-y que je te “shoote” des mails et que je te “forwarde” le “brief”… C’est perçu comme stylé, de parler comme ça. Il y a un mimétisme un peu absurde qui s’installe, où le mec au-dessus de nous, inspirant, parle comme ça… Donc on l’imite, tout bêtement.

P. M. Pour vous, ce n’est donc pas si “stylé” que ça ?
Q. P. Ben non. On se rend compte que c’est très souvent creux, en fait, tous ces concepts marketings, ce wording un peu foireux… Toutes ces entreprises qui se la jouent cool, je suis certain que c’est pas aussi sympa d’y travailler 100 % du temps. Ça participe de la “coolification” du monde (un autre terme absurde, je vous l’accorde) : des employés essaient de coolifier à mort leur open-space en intégrant cette novlangue, voire en créant la leur, en inventant des mots propres à leur entreprise, tout ça pour installer une sorte d’atmosphère un peu ludique, mais un peu stérile aussi finalement. “On est une boîte trop cool, avec nos propres mots, nos propres codes, nos couleurs, on s’amuse tous des mêmes trucs, on a nos petits rituels”, etc. La plupart du temps, tout ça est un rêve, un fantasme… En fait, c’est de la communication. C’est du marketing interne, inconscient, au service de la marque employeur.

 
P. M. Comment lutter contre ça ?
Q. P. Le concept du livre, c’est déjà de se rendre compte si on parle comme ça —et le plus souvent on parle comme ça— et de savoir ensuite si on assume ou pas d’utiliser ce langage, le faire en conscience. Parce qu’au départ, je crois que c’est un mimétisme inconscient, puis ça devient des tics et il faut se poser la question : est-ce qu’on peut se regarder dans une glace en parlant comme on parle, est-ce qu’on assume tous ces propos ? Ça permet aussi de réfléchir à la façon dont a contracté ce tic, qui est-ce qui, comme dans le cas d’une maladie, nous a infecté ? Dans quelle réunion, au contact de qui ? C’est assez marrant ce travail d’introspection.

Par exemple, je sais que j’ai un pote consultant et que c’est lui, le “shooteur” de mail par excellence, une expression que j’ai utilisée à un moment donné. Je sais d’où ça vient, c’est lui, c’est mon coloc de l’époque ! Le consulting, c’est vraiment un métier où shooter des mails, c’est un sport tu vois, il était très fier de “shooter” des mails tard le soir et ce genre de trucs. Et moi, je trouvais ça marrant mais, du coup, j’employais cette expression un peu débile.

En mode “Veille”

P. M. Et maintenant vous parlez comment ? Vous êtes vigilant tout le temps, ou vous vous laissez aller ?
Q. P. J’essaie de faire le tri. Il faut dire aussi que beaucoup de monde me parle du livre, alors je fais un peu exprès de parler comme ça, ça devient un jeu, histoire de brouiller les pistes si on veut. Mais je sais qu’il y a certaines expressions, comme “shooter” des mails justement, que j’ai arrêté de dire en écrivant. Parce qu’effectivement, c’est facile d’ordonner aux gens… Honnêtement, la seule critique qu’on ait pu me faire, c’est me reprocher de donner des ordres aux gens : “Enfin, comment peut-on interdire aux gens d’employer des mots ?” C’est le titre qui inspire ça, Les expressions à bannir au bureau, c’est un peu provocateur, je le reconnais. Je m’attendais à recevoir ce genre de remarques mais je réponds toujours que je suis le premier coupable, et que je l’assume complètement, et que ce n’est pas si grave. C’est juste que parler convenablement, c’est un sujet qui m’importe. Moi j’aime bien l’idée de parler convenablement le français… Même s’il faut vivre avec son temps et que de fait, aujourd’hui, vivre avec son temps, ça passe par parler un peu n’importe comment. Mais ce n’est pas sain pour la langue française. Si je parle à des enfants comme ça, c’est quand même… C’est quand même hyper bizarre quoi. Ce qu’il faut, c’est juste réfléchir… C’est un outil de réflexion et d’amusement, parce que ce n’est pas dramatique quand même, mais c’est un sujet.

P. M. Il y a le langage du bureau. Mais il y a un autre langage un peu, disons particulier, c’est celui des journalistes…
Q. P. Ah oui. J’ai reçu pas mal de mails de lecteurs à ce propos. Un truc qu’on m’a souvent fait remarquer, c’est que les journalistes utilisent le langage des armes pour parler : “C’est une explosion de telle chose”, “Tel homme politique s’est retranché dans son bastion”, etc. Ça, c’est des trucs que les lecteurs, en l’occurrence plutôt ceux qui regardent la télé, reprochent beaucoup. Par exemple, “C’est une tuerie”. À l’origine, ce terme est réservé à la gastronomie, comme “Bonne Maman a fait un cheese-cake, c’est une tuerie”. Cette expression, sa transposition bureaulogique, c’est : “Le projet de machin, c’est une vraie tuerie”.

P. M. Ça peut en dire long…
Q. P. Exactement.

 
P. M. Vous avez d’autres projets ? Vous allez rester sur la vie de bureau ?
Q. P. Oui, j’y pense beaucoup. J’ai un autre livre en cours qui n’a rien à voir mais j’ai très envie d’y revenir, parce que ça m’a bien fait marrer. Je me suis, un peu malgré moi, je ne dirais pas “spécialisé”, mais ça fait partie de mes spécialités maintenant, les mots du corporate, les mots du bureau.

P. M. Mais le bureau, c’est un sujet large.
Q. P. Oui oui, il y a des trucs à dire, mais je n’ai rien de précis encore, un angle à affiner.

P. M. Dernière question : l’expression que vous détestez le plus, que vous ne pouvez plus supporter… Et celle que vous aimez bien, au contraire ?
Q. P. Celle que je ne peux pas blairer, vraiment, ad vitam, c’est “Au jour d’aujourd’hui”. Et vue la centaine de mails que j’ai reçus à ce sujet, j’ai l’impression que plus personne ne peut la blairer, je crois que c’est vraiment l’expression la plus détestée des gens, c’est un consensus absolu. Une que j’aime bien… Je dirais “Je reviens vers vous”. En fait, elle m’amuse beaucoup. Elle est pratique et j’aime bien cette idée de mouvement, ça glisse, elle est drôle en fait. À force de lui dauber dessus, je m’y suis attaché. Donc je continue à l’utiliser, mais en connaissance de cause.

Les 100 Expressions à bannir au bureau et ailleurs, de Quentin Périnel, est édité par Le Figaro et disponible en ligne.