par Edward Carver. Article initialement publié sur le site Mongabay et reproduit avec leur autorisation. Traduction Delphine Tomlins.
Une chaine de forêts tropicales s’étend le long des Hautes Terres malgaches entre les champs de cacao du Nord-Ouest et les cultures de vanille du Nord-Est. La réserve de Tsaratanana, qui abrite le plus haut sommet du pays, a longtemps été un maillon clé de la chaine, avec une forêt primaire abondante, majoritairement protégée de toute activité humaine. Pourtant, la réserve se retrouve maintenant face à des menaces sans précédent.
Au vu des données satellitaires de l’université de Maryland, en consultation sur Global Forest Watch (GFW), la forêt primaire et la forêt secondaire de Tsaratanana sont toutes deux en train d’être décimées à un rythme soutenu. Pour les autorités locales, l’agriculture itinérante sur brûlis pratiquée pour la culture du cannabis est responsable de cette déforestation. Selon les scientifiques, si cette déforestation se poursuit, elle fragmentera les forêts interconnectées de la réserve et se présentera comme une menace pour les animaux qu’elles abritent – dont la majorité n’a été identifiée nulle part ailleurs au monde.
D’après les scientifiques qui opèrent dans la région, les images de GFW révèlent un niveau de déforestation élevé. Trois d’entre eux ont analysé les données pour le site d’informations écologiques Mongabay.
« La perte de couvert forestier et les dégâts environnementaux dans la région de Tsaratanana sont considérables, en particulier en basse altitude (en-dessous de 1 000 mètres) et le long des rivières« , rapporte Christopher Raxworthy, herpétologue au Musée américain d’histoire naturelle (MAHN) (l’herpétologie consiste en l’étude des amphibiens et reptiles, NDLR). Pour lui, « un défrichement continu d’une telle ampleur représente une menace sérieuse pour les projets de conservation de la réserve de Tsaratanana« .
Avec la forêt, c’est la biodiversité qui est menacée
Les données satellitaires indiquent ainsi que le taux de perte de couvert forestier a augmenté entre 2018 et 2019, et de nouveau en début d’année, même pendant la saison des pluies qui, habituellement, n’est pas une période de pic pour la déforestation. D’après les données collectées pour le mois d’avril, cette accélération pourrait se poursuivre, la fin de la saison des pluies approchant et l’étendue géographique des pertes forestières est également en augmentation, de plus nombreuses zones devenant apparemment accessibles aux agriculteurs. La déforestation semble essentiellement survenir dans les vallées : les zones de plus hautes altitudes sont plus difficiles à atteindre, et généralement trop froides et trop humides pour l’agriculture.
Pour les scientifiques, l’enjeu est de taille car la réserve est en train de perdre sa couverture forestière. La riche biodiversité de Tsaratanana compte au minimum huit espèces de lémuriens, dont la moitié, au moins, est déjà menacée. La réserve abrite également une abondance d’espèces de plantes et d’animaux endémiques : les herpétologues ont rapporté qu’au minimum 25 amphibiens et reptiles n’avaient été identifiés que dans la réserve ou dans sa région. Bon nombre d’entre eux, comme le gecko à queue feuillue (Uroplatus spp.), (Uroplatus spp.), n’ont été que récemment documentés dans les publications scientifiques (il existe toujours un décalage dans le temps entre les recherches sur site et les publications ; relativement peu de scientifiques ont travaillé dans la réserve au cours des dix dernières années).
Christopher Raxworthy, l’herpétologue du MAHN, a effectué pour ses recherches une dizaine de voyages à Tsaratanana au cours des dernières décennies. S’il explique qu’il est difficile de déterminer les risques d’extinction des espèces engendrés par la déforestation, il a également souligné qu’il était justifié de s’en inquiéter. Dans une célèbre étude menée en 2008 et publiée dans Global Change Biology, il rapportait une migration des reptiles et des amphibiens de Tsaratanana vers le nord en raison de la hausse des températures due au changement climatique – certains des premiers résultats des scientifiques indiquaient d’ailleurs déjà des déplacements des animaux tropicaux vers de plus hautes altitudes.
La topographie de la réserve – et sa « diversité d’altitudes », comme la décrit Raxworthy – offre cette liberté aux animaux. Il prévient néanmoins que ces déplacements ne seront plus possibles si leur habitat vient à être fragmenté.
Se déplacer d’une altitude à une autre pour s’adapter au changement climatique pourrait être plus difficile pour eux, et cela les rendrait encore plus vulnérables. »
La dégradation de l’environnement n’est pas un phénomène complètement nouveau à Tsaratanana. Les expéditions coloniales avaient déjà causé des incendies, à la fois accidentels et intentionnels, dans le massif du Maromokotro, le plus haut sommet de la chaine montagneuse, au début du XX° siècle. En 1903 par exemple, un géographe français avait déclenché des incendies à la suite de spectacles de feu lors de ses trois ascensions du Maromokotro.
Un territoire enchanteur
« Quelle désolation que cet idiot se soit fait prendre au piège dans son propre feu ! », écrivit d’ailleurs Joseph Marie Henry Alfred Perrier de la Bâthie, un botaniste célèbre qui s’est rendu à Tsaratanana en 1912, et dont le travail a contribué à faire de Tsaratanana l’une des premières aires protégées de Madagascar, et du monde tropical, en 1927. Depuis, les limites exactes de la réserve ont été modifiées, mais son statut d’aire protégée est resté intact : toute activité autre que la recherche scientifique y est strictement proscrite. (Le nom complet de la réserve est Réserve naturelle intégrale de Tsaratanana).
Pourtant, les étrangers aussi bien que les résidents ont depuis longtemps un impact négatif sur les écosystèmes de la réserve. Les opérations de défrichement dans certaines des zones de plus basse altitude en périphérie ou juste à l’extérieur de la réserve, en particulier dans le nord-ouest en direction de la ville d’Ambanja, sont fréquentes depuis de nombreuses décennies.
Toutefois, dans un pays qui a perdu près de la moitié de sa forêt primaire depuis les années 1950, la réserve de Tsaratanana a été, jusqu’à récemment tout du moins, remarquablement bien protégée grâce à son éloignement et à son terrain montagneux. Il est important ici de souligner que trois à quatre jours de marche sont nécessaires de la route la plus proche jusqu’à la majorité des terres intérieures. Les scientifiques qui dirigent les études dans la réserve depuis les deux dernières décennies – un cercle relativement restreint, vu les enjeux logistiques – rapportent que peu de bovins paissent à cet endroit et que l’activité humaine y est limitée. Ils ajoutent que leurs équipes ont d’ailleurs dû se frayer chemin à coups de machettes ; plusieurs expéditions qui ont tenté l’ascension du Maromokotro (qui culmine à 2 876 mètres) n’ont jamais réussi à rejoindre le sommet. Et ceux qui y sont parvenus ont véritablement eu le sentiment d’arriver dans un monde extraordinaire.
« Vous pouviez tout à fait imaginer un hobbit apparaitre soudainement au coin du chemin », confie Miguel Vences, herpétologue de l’université technique de Brunswick dont l’équipe a réussi l’ascension du Maromokotro en 2010, après une précédente et vaine tentative en 2001 (l’équipe s’était arrêtée à une altitude moins élevée). « C’est comme une véritable petite forêt enchantée recouverte de mousse… »
Selon Vences, les données satellitaires ne présagent rien de bon. « Cette déforestation massive représente une sérieuse menace pour de nombreuses espèces endémiques de Tsaratanana et pour tout le Nord de Madagascar », écrit-il dans un e-mail à Mongabay. Il a ajouté qu’il n’était pas étonné de voir la majorité de la déforestation survenir au nord du parc national, proche des communautés côtières qui vivent de cultures itinérantes.
La culture cannabique responsable
Les autorités malgaches rapportent que la réserve est défrichée pour y cultiver du cannabis.
« La principale cause du défrichage dans cette aire protégée est l’exploitation illégale de cannabis (ou marijuana) », fait observer dans un e-mail Charles Andriamaniry, directeur de la réserve pour Madagascar National Parks (MNP), l’organisme semi-public qui en a la gestion. « C’est une zone très isolée qui permet aux trafiquants de drogues de se protéger. »
D’après les autorités malgaches, le problème n’est pas nouveau. Il remonte aux années 1960 et les contrôles restent extrêmement difficiles à mettre en place.
« Nous avons déjà collaboré avec l’armée pour détruire des plantations de cannabis, mais le même phénomène se reproduit pratiquement chaque année », explique Mamy Rakotoarijaona, directeur général du MNP.
« NOUS DEVONS TROUVER UNE SOLUTION À LONG-TERME POUR EMPÊCHER CES PLANTATIONS DE CANNABIS« , écrit même en lettres capitales le porte-parole pour le ministère de l’Environnement, Luciano Razafimahefa, dans un e-mail qu’il nous a adressé. Le cannabis est cultivé pour l’export et l’ensemble de l’activité est « clandestine », souligne-t-il.
Des articles de journaux locaux révèlent que le cannabis malgache est majoritairement exporté vers les pays insulaires voisins, à l’ouest de l’océan Indien ; une partie est également consommée localement. La production et la possession du cannabis sont totalement illégales, qu’il soit cultivé ou non au sein d’une zone protégée.
Un combat perdu ?
Le MNP a participé à l’organisation des déploiements militaires dans la réserve de Tsaratanana en 2014 et 2017. Au cours de deux interventions survenues en 2017, ils ont découvert 30 entrepôts de stockage de cannabis et ont mis la main sur des tonnes de cannabis sous diverses formes au sein-même de la réserve : ils les ont toutes brûlées ou détruites. Douze opérateurs de cannabis, dont deux portaient des armes à feu, ont également été arrêtés. Ils ont tous été jugés et condamnés à une peine allant de trois mois à deux ans de prison, selon Madagascar National Parks.
Une opération similaire a été programmée pour cette année. Quatre soldats des forces armées malgaches, deux gendarmes et deux agents de MNP se rendront dans ces zones de la réserve sous la plus grande « pression » des agriculteurs. Ils prévoient de détruire tous les champs de cannabis qu’ils trouveront et d’arrêter tous ceux qui seront impliqués dans ces plantations. « Chaque affaire sera portée devant le procureur local à Ambanja, et les juges décideront des amendes et des sanctions à infliger« , ajoutent les représentants de MNP.
Les représentants de MNP expliquent que poursuivre les producteurs de cannabis n’est pas simple, car les gendarmes se déplacent à pied et lentement dans la forêt. Très souvent les agriculteurs et les trafiquants ont déjà pris la fuite avant même leur arrivée.
Ils ajoutent que bien que la majorité du défrichage ait lieu au nord de la réserve et que certains producteurs et agriculteurs puissent y accéder par le Nord-Ouest de l’île, beaucoup d’entre eux viennent de contrées éloignées de la région de Sofia, au sud de la réserve, voire de l’Extrême-Sud de l’île.
Selon eux, le problème ne provient pas d’un manque de solutions alternatives dans les zones limitrophes de la réserve, car les zones avoisinantes sont propices aux cultures commerciales, comme celles du poivre, du cacao, de la vanille, et des plantes pour la fabrication d’huiles essentielles. Mais le cannabis est plus facile à cultiver plusieurs fois par an et demande peu d’entretien, un élément clé dans une région si isolée. Les représentants de MNP font également remarquer que c’est une culture qui rapporte, car elle se vend à des prix très élevés.
Les chercheurs soulignent que sans une protection plus efficace de Tsaratanana, les impacts de la déforestation se feront bientôt ressentir sur les écosystèmes des Hautes Terres malgaches.
« C’était le dernier grand bloc de forêt restant sur l’île de Madagascar », déplore Brian Fisher, entomologiste à l’Académie des sciences de Californie, qui a travaillé dans la région. « Chacune des forêts de la chaîne montagneuse était interconnectée, pratiquement de Marojejy jusqu’à Manongarivo, pour peut-être finir au-dessus [d’une certaine altitude] en fragments isolés. »
« En résumé, il se pourrait que nous soyons en train de perdre le plus gros bloc de forêts interconnectées de Madagascar. »
Note de l’éditeur : Ce reportage a été réalisé dans le cadre de l’initiative Places to Watch, une initiative de Global Forest Watch (GFW) conçue pour repérer rapidement la déforestation dans le monde et activer des recherches plus approfondies dans ces domaines. Places to Watch s’appuie sur une combinaison de données satellitaires en temps quasi réel, d’algorithmes automatisés et de renseignements de terrain pour identifier de nouvelles zones sur une base mensuelle. En partenariat avec Mongabay, GFW soutient le journalisme axé sur les données en fournissant des données et des cartes générées par Places to Watch. Mongabay maintient une indépendance éditoriale totale sur les reportages réalisés à partir de ces données.