L’occasion était trop belle que pour ne pas revenir avec la comédienne sur ses 20 ans de carrière et ses rôles les plus marquants, où son grain de voix si particulier et sa classe naturelle ont toujours fait des merveilles.
La Femme La Plus Assassinée Du Monde est disponible dans le catalogue Netflix depuis le 7 septembre. On ne peut que vous conseiller d’y jeter un œil (même deux).
Alan Deprez. Qu’est-ce qui vous a incitée à envisager le métier d’actrice ?
Anna Mouglalis. J’ai toujours été une spectatrice. Une amoureuse du théâtre et du cinéma. Depuis l’enfance, j’ai eu la chance de voir plein de choses, mais je n’avais même pas songé à devenir actrice de cet univers. En arrivant à Paris, on m’a proposé de participer à des projets. J’ai commencé par tourner dans un court-métrage et je n’ai pas du tout aimé cette expérience.
A.D. Pour quelle raison ?
A.M. Parce que j’avais un peu eu l’impression d’être un objet… Finalement, je n’avais pas assez d’espace que pour y investir mon imagination : on ne m’avait pas raconté grand chose. Ce que j’avais donné avait suffit à la réalisatrice, mais ce n’était pas mon cas. J’étais jeune et je ne jouissais pas du tout du fait d’être regardée. Par la suite, grâce au théâtre, j’ai été assistante à la mise en scène et ai passé le concours du Conservatoire (le CNSAD : Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris-ndr), en éprouvant une sorte d’ivresse dingue : ce moment où la peur se transforme en excitation et par la suite, en enthousiasme. C’est comme une drogue, en fait. J’ai donc couru après la reproduction de cette sensation que, bien sûr, je ne retrouvais plus. J’avais un trac fou quand je jouais sur scène, mais je ne parvenais plus à effleurer ce sentiment. J’ai donc décidé de partir à l’aventure. J’ai rencontré des auteurs et ça a continué à m’animer complètement. Cette écriture magnifique…
A.D. Vous avez retrouvé cette sensation d’ivresse au cinéma et au contact de certains auteurs ?
A.M. Oui. Avec Philippe Grandrieux, par exemple. C’est exceptionnel, ce qu’il fait. C’était assez tôt dans ma vie et ça m’a permis de régler plein de questions. Il ne s’agissait plus d’être bonne ou mauvaise, juste ou fausse, mais d’avoir une vraie présence. C’était magnifique de connaître cela si jeune.
Des rencontres décisives (ou pas)
A.D. Pourriez-vous nous décrire votre expérience sur La captive (2000) de Chantal Akerman ? C’est une cinéaste singulière et elle avait pour réputation d’être assez exigeante.
A.M. Avec Chantal, ça a été très particulier. J’étais enchantée de pouvoir la rencontrer. J’avais vu Les rendez-vous d’Anna (1978) et avais eu l’occasion de la voir lire des textes qu’elle avait écrits. En plus, La Captive est adaptée de Proust et de La Prisonnière, un texte que j’adore (publié en 1923 – à titre posthume -, ce roman est le cinquième tome d’À la recherche du temps perdu-ndlr). J’étais ravie. Durant notre rencontre, Chantal m’a dit que j’étais « trop évidemment Albertine » et qu’elle ne me confierait pas ce rôle. Elle m’a attribué celui d’une jeune femme qui aime les femmes, ce qu’on ne voyait presque pas dans le film. J’étais heureuse, même si j’aurais préféré le rôle d’Albertine (l’héroïne du roman, maintenue prisonnière par un homme, fou d’amour pour elle, ndlr), mais je me suis interrogée sur ce « trop évidemment ».
Ensuite, ce fut un peu étrange. Je n’ai tourné qu’un seul jour, alors que ce devait être trois. À la fin de celui-ci, tout s’était extrêmement bien passé, en dépit de prises très longues et parfois un peu laborieuses. Ça travaillait beaucoup.
A.D. Chantal Akerman accumulait les prises ?
A.M. Oui, il y en avait pas mal. Je jouais une scène avec Bérénice Bejo et Stanislas Merhar. On devait se retrouver une semaine plus tard pour tourner deux journées supplémentaires, mais entretemps, on m’a appelée pour me dire que je ne faisais plus partie du projet artistique… J’étais à bout. En fait, j’ai été virée et Chantal Akerman a tourné la scène avec une autre actrice (tout en gardant Bérénice Bejo). C’était un peu violent. Je me suis demandé ce qui s’était passé et quel était le problème. Et puis, finalement, ma scène est dans le film… et je n’ai pas non plus été prévenue. Je n’ai même pas été invitée à la première.
A.D. Il n’y a pas eu d’explications ?
A.M. Non. Chantal était très particulière.
A.D. On imagine que la rencontre avec Claude Chabrol sur Merci pour le chocolat (2000) a été fondamentale. Qu’avez-vous appris de plus précieux à son contact ?
A.M. Oui, bien sûr. Il y avait un cadeau dans ce parallèle entre fiction et réalité ; cette jeune pianiste qui débute et va se frotter à un pianiste virtuose. À l’époque, j’étais déjà actrice, mais je me retrouvais entre Chabrol, Dutronc et Huppert. Chabrol et Huppert avaient déjà fait plein de films ensemble et je mettais le pied dans une mécanique qui était jubilatoire pour les deux. Mais je pouvais me servir de mon propre malaise pour jouer celui de cette jeune pianiste, qui devait un peu « forcer les espaces » pour faire sa place. Moi qui débutais, j’étais un peu raide. J’étais dans cette exigence de refaire des prises, encore et encore. Avec Chabrol, on faisait une prise et la deuxième était pour la sécurité, comme il disait (au cas où il y aurait eu un poil ou un autre problème technique). Il y avait cette confiance mutuelle entre ses acteurs et lui.
A.D. Cela favorise-t-il également une forme d’abandon ou de lâcher-prise ?
A.M. Chabrol nous confiait vraiment le rôle, puisqu’ensuite, il ne nous dirigeait pas. À un moment, je lui ai dit : « Écoute, Claude, je jouais faux. » Il m’a répondu : « Non, ce n’était pas faux. C’était une intonation rare. » (Rires) À partir de là, tout était possible. Ce qui a été amusant, c’était que le chef opérateur, Renato Berta, avait bossé avec tout le cinéma français et italien qui m’enchantait. C’était aussi le cas du cadreur (Michel Thiriet-ndlr). J’entrais dans une espèce d’Histoire du Cinéma avec une autre génération que la mienne. Chabrol, tout le monde l’appelait « Maestro ». Merci pour le chocolat a rencontré un grand succès public et après cela, on m’a proposé tout ce qui se tournait. Au grand désespoir de mon agent, je n’ai choisi que des films d’auteur très singuliers et n’ai pas fait de films populaires.
A.D. Justement, c’est ça qui est intéressant.
A.M. En tout cas, moi, c’est ce qui m’intéressait. Vraiment.
Corps à cœur
A.D. Personnellement, j’ai une grande affection pour Novo (2002) de Jean-Pierre Limosin, une œuvre fragile et définitivement à part dans le paysage cinématographique français. Quels souvenirs gardez-vous de ce projet et de votre partenaire de jeu Eduardo Noriega ?
A.M. Christophe Honoré en avait écrit le scénario. Avec Eduardo (Noriega-ndlr), ça a été une très belle rencontre. On est devenus amis. Pour lui, ce n’était pas évident, car il a dû jouer phonétiquement. Il ne parlait pas français, donc il a dû beaucoup travailler. En revanche, grâce à lui, j’ai fait des progrès formidables en espagnol. Jean-Pierre Limosin a un regard très singulier. Quand j’ai lu le scénario, je l’ai trouvé superbe, mais je me suis demandé comment il allait pouvoir faire l’économie de la pornographie, puisque c’était le sujet, de représenter la sexualité.
Il y a cette perte de mémoire, que le personnage retrouve dans une sorte de « mémoire corporelle ». Je trouvais ça magnifique. Mais comment filmer cela ? Jean-Pierre (Limosin) m’a dit que de la pornographie, il n’en ferait pas, sauf peut-être avec des fruits et des légumes. J’avais trouvé l’idée formidable. Bon, au final, ce n’est pas dans le film. Dans Novo, il y a une tension érotique un petit peu sage, mais qui crée le décalage. Quelque chose de « pop ». Il est assez étrange, ce film.
A.D. Oui, il l’est. Et il y a aussi une forme de poésie à travers la sensualité et le langage des corps…
A.M. Tout à fait. À mon sens, c’est un film littéraire.
A.D. Vous avez tourné avec des tas de réalisateurs brillants comme Philippe Grandrieux (La vie nouvelle, 2002), Arnaud Desplechin (Léo, en jouant « Dans la compagnie des hommes », 2003), Jan Kounen (Coco Chanel & Igor Stravinsky, 2009) ou encore Philippe Garrel (La jalousie, 2013). C’est une question un peu vache, mais parmi ceux-ci, qui vous a apporté le plus et à quel niveau ?
A.M. Tous m’ont appris quelque chose. Pendant longtemps, ma colère était le catalyseur de mon jeu. Un acteur est toujours l’objet de projections, mais on me faisait venir pour incarner des choses qui ne m’intéressaient pas tant que ça. Je ne comprenais pas cet écart qu’il y avait…
A.D. Les cinéastes projetaient un désir de cinéma qui ne vous correspondait pas ?
A.M. Oui, dans lequel je ne me sentais pas reconnue en tant qu’être. Alors, cette colère contenue en moi me permettait d’avoir beaucoup de charisme mais, au bout d’un moment, ça devenait un « folklore ». Par exemple, si je faisais des recherches sur un film et que j’arrivais avec des propositions, on me regardait comme quelqu’un à qui il ne fallait pas donner sa confiance. Je devenais comme un ennemi ; chose que je ne comprenais pas très bien. Et ensuite, je me suis moi-même assouplie, sans pour autant vouloir me renier.
J’ai fini par faire des choix de rôles car, auparavant, je faisais des choix d’objets cinématographiques qui n’avaient rien à voir avec les rôles qu’on me proposait. Je sentais que j’allais peut-être finir par m’ennuyer un peu… Parce que la « femme mystérieuse », c’est celle à laquelle le scénario ne s’intéresse pas. Sinon, elle perd de son mystère. (Rires) Pour l’essentiel, c’était des rencontres avec des projections très masculines à mon encontre, puisque j’ai tourné avec peu de femmes. Petit à petit, je me suis rencontrée moi-même. Cela étant, avec Grandrieux, ça a été assez fort, mais avec Philippe Garrel aussi. Il ne fait qu’une seule prise, mais on répète pendant des mois, en amont. Avec lui, il ne s’agit pas d’essayer d’être une bonne actrice. Il dit que la prise sera ce qu’elle doit être.
Finalement, j’y retrouvais des choses que j’avais commencé à caresser avec Philippe Grandrieux. « Elle sera cette prise et cela n’aura lieu qu’une fois. » Ça sacralise ce moment. C’est quelque chose qui est devenu compliqué, notamment avec le tournage en vidéo, où les gens se disent qu’ils peuvent faire autant de prises qu’ils veulent. Moi, j’ai besoin qu’on sacralise ce moment sur les tournages. Quand il y a vingt personnes devant vous en train de faire des jeux sur leur téléphone, je suis capable de faire sortir tout le monde. Si les gens de l’équipe ne sont pas intéressés par le moment de la prise, il faut qu’ils fassent autre chose.
A.D. C’est aussi une question d’investissement sur le projet.
A.M. Oui, il faut être dans cet état. Il n’y a rien de plus important que la prise, puisque tout est fait pour cet instant-là.
Italia per sempre
A.D. Vous êtes sublime dans l’excellent Romanzo criminale (2005) de Michele Placido. Comment était-ce d’être impliquée dans une telle aventure, entourée de comédiens italiens ?
A.M. Merci. C’est sympa. J’avais toute la jeune garde du cinéma italien autour de moi. Des garçons, il faut le dire, extrêmement sympathiques, qui m’ont accueillie à bras ouverts. Le réalisateur, Michele (Placido-ndlr), est aussi un grand comédien (au théâtre, il a travaillé avec Giorgio Strehler) (célèbre metteur en scène italien, Strehler s’est aussi adonné à l’opéra… et à la politique, ndlr). Il m’a approchée en me faisant lire le roman dont le film est adapté, écrit par Giancarlo De Cataldo. Je ne parlais pas italien, mais ça s’est fait très facilement, comme je parlais espagnol et que j’avais fait du latin. J’ai réussi à lire ce livre qui, pourtant, était plein de dialectes. Et j’étais enchantée par le rôle qu’on me proposait.
Ensuite, quand j’ai parcouru le scénario, j’ai eu une petite déception. Le traitement de mon personnage était plus intéressant dans le roman. J’en ai parlé à Michele : il m’a dit qu’il n’y avait aucun problème et que je pourrais réécrire tout ce que je voulais. Je parlais à peine italien, mais j’ai réécrit les scènes de mon personnage en allant repiocher les dialogues du roman. Tous mes partenaires de jeu se sont prêtés à ça avec moi. Ils venaient chez moi la veille du tournage pour qu’on apprenne nos scènes. On faisait deux versions et certaines fois, j’ai refusé de tourner la version initiale, car sinon, je savais que la mienne ne serait pas utilisée. À un moment, Michele s’est vachement énervé, mais au montage, il m’a remerciée.
A.D. C’est assez fou.
A.M. Oui, et c’était super de tourner en Italie. Mon amour du cinéma vient du néoréalisme italien. Là, j’étais au cœur de ce truc : des hommes machos, l’hystérie du tournage… tout était spectaculaire. Un problème de mèche de cheveux pouvaient prendre des proportions phénoménales. Je me suis beaucoup, beaucoup amusée. Le fait de tourner dans une langue étrangère m’a sans doute donné pas mal de liberté.
A.D. Il y a de grandes différences dans la façon de tourner en France et en Italie ?
A.M. C’est au cas par cas. Il se trouve que Romanzo criminale était une grosse production pour l’Italie et que je n’en ai pas fait tant que ça en France. C’est toujours dans le rapport économique qu’on voit les différences. Moi, j’ai grandi avec le cinéma italien, donc je m’y sens chez moi.
Pour faire genre
A.D. Quels sont votre rapport au cinéma de genre et la perception que vous en avez ? Avant d’apparaître dans La Femme La Plus Assassinée Du Monde (Franck Ribière, 2018), vous vous y étiez en quelque sorte confrontée à travers certains titres comme Anna (Charles-Olivier Michaud, 2015) et Kiss of the Damned (Xan Cassavetes, 2012).
A.M. Kiss of the Damned de Xan Cassavetes, je le trouve vraiment bien. La lumière, les cadres… C’est un peu triste, parce que les producteurs croyaient faire un film pour adolescents, alors que dans le scénario, c’était évident que ce n’était pas ça. C’est un film très intelligent, les dialogues sont hyper drôles…
A.D. Avec un côté très littéraire, aussi.
A.M. Oui. J’ai adoré travailler avec Xan. D’ailleurs, on a plein de projets ensemble. Elle est extraordinaire, cette femme. Kiss of the Damned était un hommage au cinéma italien des années 70, mais ça n’a pas été saisi par les gens qui le produisaient. Ceci dit, le cinéma de genre, moi, je n’en vois pas beaucoup. Je n’aime pas avoir peur.
A.D. Vraiment ?
A.M. Oui, même le suspense, c’est quelque chose qui me pose problème. Je suis trop bonne spectatrice, donc ça me rend malade… Et je rends malade les gens autour de moi, car je suis capable de crier au beau milieu d’un film. (Rires) Il ne faut pas que je nourrisse mon imaginaire avec la peur. Je me sens prise en otage, parce que je marche trop bien. Après, jouer dans un film de genre, c’est autre chose, car ce sont des codes et c’est très amusant de composer avec ceux-ci. Et sans avoir vu beaucoup de films de genre, on les a quand même, ces codes.
Ce qui m’intéressait dans La Femme La Plus Assassinée Du Monde et dans tous les films de genre où j’ai été impliquée, c’est leur dimension presque psychanalytique. Le théâtre du Grand-Guignol était écrit en collaboration avec des psychiatres. Ils travaillaient véritablement sur la montée du phénomène de la peur chez le spectateur. Et les pièces du Grand-Guignol duraient un quart d’heure ou 20 minutes maximum, parce qu’on savait qu’au bout de 15 minutes, le faux-semblant allait l’emporter sur la sensation de peur réelle du spectateur. Donc, ils arrêtaient les pièces dans la montée, avant que le spectateur ne redescende et se dise « Tout cela est faux ». C’est intéressant, parce que la peur, c’est la première chose qui est utilisée par les politiques pour manipuler les peuples. Personnellement, je travaille à la reconnaître, car j’ai très souvent le trac ou des choses comme ça. Sinon, c’est vrai que pour l’instant, je me sens un peu anéantie par les objets de genre.
Voix rare et éloge de la lenteur
A.D. Vous dégagez beaucoup de mystère et il émane de vous quelque chose de très énigmatique ; des caractéristiques qui font merveille dans des œuvres sensuelles comme Kiss of the Damned ou lorsque vous incarnez des personnages de la trempe de Juliette Gréco dans Gainsbourg (Vie héroïque) (Joann Sfar, 2010). À quoi est-ce dû ? Et selon vous, quelle est l’image que vous renvoyez ?
A.M. J’essaye de ne pas renvoyer d’image, mais d’être là où je fais les choses. Au début de ma carrière, quand je suis entrée au Conservatoire, on m’a dit que j’avais une voix qui ne correspondait pas à mon physique et que je ne travaillerais jamais… Que j’avais un physique de jeune première en désaccord avec ma voix grave.
A.D. C’est dingue, puisque c’est ce contraste qui est intéressant.
A.M. On m’a même proposé une opération et c’est vrai que pendant des années, les gens me faisaient venir sur photos, puis dès que je me mettais à parler, ils me disaient non. Mais Chabrol, c’est ce qui lui a plu. Chantal Akerman aussi.
A.D. Ce grain de voix…
A.M. C’est sans doute pour ça que je n’ai travaillé qu’avec des metteurs en scène plus âgés – beaucoup plus âgés, même – et qui n’avaient pas peur de cela. Au départ, j’ai fait très peu de premiers films. C’est venu une fois où j’ai eu « l’âge de ma voix ». Concernant cette part de mystère, je ne sais pas. Je reste un mystère pour moi-même, c’est pour ça que j’aime ce métier. C’est un endroit d’exploration superbe. J’essaye de ne pas me regarder faire ou alors, je me regarde comme une autre. Je me suis même permise d’être très mauvaise dans des films, parce que je ne voulais pas être dans la maîtrise. Ça crée quelque chose.
A.D. Il y a des films où vous n’êtes pas heureuse de votre prestation ?
A.M. Ce n’est pas tout à fait cela. J’ai travaillé, par exemple, avec Hugo Santiago (sur Le loup de la côte Ouest, sorti en 2002-ndlr), un réalisateur qui est devenu un très grand ami. Il est décédé très récemment… Hugo avait côtoyé Robert Bresson et donc, il travaillait « à l’intonation ». Il me demandait de reproduire son intonation à lui, donc celle d’un vieil Argentin qui parlait français avec un accent. Je me suis mise à le faire. C’est très particulier, le jeu que j’ai dans ce film.
J’accepte d’être accompagnée, quand on me guide comme cela. Je pense qu’il n’y a pas que le réalisme. Il y a plein de façons de créer un instant, de créer une fiction. J’aime la distanciation, aussi. Je sais qu’il y a des gens qui ne supportent pas la longueur au cinéma. Quand on pense à tous ces montages, maintenant…
A.D. Oui, un peu « épileptiques » et très cut.
A.M. Personne ne prend plaisir à s’ennuyer mais, certaines fois, je m’ennuie un peu dans des films, ce qui me permet de prendre la mesure de leur dimension. Et c’est souvent des œuvres qui me marquent beaucoup, parce que je n’ai pas été prise en otage. Ce sont des films où il y a le temps nécessaire à cette distanciation.
A.D. C’est parfois intéressant de travailler sur l’étirement de la durée des plans. Haneke est très fort pour ça, par exemple.
A.M. Ouais, c’est une façon « d’impressionner l’esprit ». Il y a des cinéastes qui, de par leur point de vue, leurs angles narratifs et la durée de leurs plans, m’ont marquée pour la vie entière. Ces plans font partie de mon imaginaire.
A.D. Quels cinéastes, par exemple ?
A.M. Tarkovski, c’est certain. Carlos Reygadas aussi. J’ai été extrêmement marquée par des plans de Reygadas. Il y en a plein… Jane Campion aussi, où il y a toujours un fabuleux travail d’écriture, ainsi que sur le féminin et la représentation de celui-ci. D’elle, je vois tout.
Théâtre du sang et féminisme
A.D. Dans La Femme La Plus Assassinée Du Monde, vous incarnez une star du théâtre du Grand-Guignol, qui fait figure d’ancêtre du cinéma gore. Qu’avez-vous retiré de vos recherches sur ces pièces macabres ? Quelque chose d’interpellant ou d’étonnant ?
A.M. Déjà, ce que je vous ai raconté sur l’écriture psychanalytique de ce répertoire. Je le connaissais, car c’est un répertoire qui est encore monté au théâtre par des metteurs en scène du théâtre subventionné. C’est des pièces assez jubilatoires, où on représentait des faits divers avec de l’hémoglobine et des trucages. Il y avait aussi dans la démarche du réalisateur, Franck Ribière, tout un hommage au film de genre, puisqu’on dévoile la manière dont sont faits les trucages. Le sang utilisé dans les films de genre aujourd’hui, en somme, c’est toujours la même recette que celui utilisé pour ce théâtre. À l’époque, on voyait uniquement du sang en couleurs au Grand-Guignol, puisque le cinéma était encore en noir et blanc. Ce qui m’a vraiment intéressée aussi, c’est les années 30 et la montée des fascismes, puis ce théâtre qui ne jouait que sur la peur : la peur des gens qui venaient se frotter à « l’érotisme de la peur ». Et de la mort, évidemment. C’est Éros et Thanatos. On est vraiment dans la tragédie, quoi.
En outre, c’était interpellant de voir que dans les années 30, avec la montée de ces totalitarismes, on condamne ce théâtre et on veut le fermer. On parle de « débauche » et c’est toujours un peu comme ça qu’on manipule les gens. Ça m’a beaucoup plu. Et puis, Paula Maxa, dont le film est inspiré, a écrit quelques textes (il n’y en a pas tant que ça) dans lesquels elle se raconte… comme un personnage de Grand-Guignol, en fait. Elle en vient à inventer une agression originelle à 11 ans, avec un petit garçon qui l’aurait violée en haut d’une montagne et puis l’aurait laissée pour morte… Elle se serait suicidée en redescendant la montagne et aurait survécu. À partir de là, elle aurait découvert une sorte de jouissance dans le fait de se frotter au danger et à la douleur. Elle raconte aussi qu’elle aurait été violée par un prêtre… et c’est des choses qu’elle publiait dans Paris Match !
A.D. C’est fou… Les temps ont bien changé.
A.M. Voilà.
A.D. Quand on remarque ce qui se passe actuellement avec le retour de la censure… Surtout en France, avec l’association Promouvoir et la montée de certaines féministes radicales qui, parfois, se trompent un peu de combat. Par exemple, en faisant constamment l’amalgame entre porno et viol. J’ai en tête les attaques dont a été victime Brigitte Lahaie, même si elle avait été un peu maladroite dans certains de ses propos et s’en était excusée. Pour moi, ce devrait être une icône du féminisme. C’est une personnalité forte et quelqu’un qui a su se réaliser.
A.M. Moi, je suis complètement féministe. Il y a eu dans le fait de pouvoir disposer de son propre corps, une révolution en soi. Au-delà de ça, la prostitution existe pour l’homme, pas pour la femme, qui n’en « consomme pas ». Le porno est aussi dirigé vers le plaisir masculin. Marc Dorcel m’avait demandé de réaliser un film pour Canal+, pour lequel j’avais carte blanche (« Les filles », son court-métrage de l’anthologie X Femmes-ndlr). C’était une série de films réalisés par des femmes.
Après coup, je me dit : « Qu’il y ait des choses inventées ou un peu exagérées dans le discours de certaines féministes, éventuellement, mais qu’il y ait des maladresses chez elles, ce n’est pas grave ». Tant que le discours se libère et que les choses avancent, puisque ce sera pour le bonheur des hommes ET des femmes. Il y a quand même des siècles de servage… Ça bloque l’imagination. La plupart des femmes qui ont réussi à s’en sortir, en ayant des métiers dans lesquels elles sont reconnues ou en ayant accès à une indépendance financière, ne veulent plus parler de ce qu’elles ont traversé, comme si c’était humiliant. Non, il faut oser le dire : ce n’est vraiment pas facile.
Par ailleurs, le cinéma est un milieu extrêmement phallocrate. Sur le tournage de Romanzo criminale, à un moment, Michele Placido m’a demandé de me mettre à poil. Je lui ai dit : « Non. T’as trois caméras qui font n’importe quoi, je ne me mettrai pas nue. J’ai pas envie. » Il m’a répondu « Comment cela ? », mais j’ai tenu bon. Ensuite, on tourne une scène et il me demande de pleurer. Je lui ai dit : « Écoute, je joue déjà le rôle d’une prostituée… j’vais pas pleurer, j’vais rire ! ». Comme dans Mamma Roma (1962) de Pasolini, avec Anna Magnani qui est cette prostituée flamboyante. Dans la même journée, je devais avoir une scène de cul et Michele m’avait lancé : « Faut qu’tu jouisses ! ». Je m’étais dit « Oh, la tarte à la crème », en plus, je dois faire semblant de jouir. Et pour le rendre fou, entre les prises, je pleurais, pour montrer que ce n’était pas que je ne pouvais pas le faire, mais que je ne le voulais pas. Là, il est devenu dingue. Il a hurlé : « Tu veux pas pleurer, tu veux pas jouir, pourquoi tu fais l’actrice ? ». En fait, il y a plein d’autres trucs à faire. Ce n’est pas parce que je suis une fille que…
A.D. Il y a aussi cette idée reçue dans le cinéma français qu’on n’est pas vraiment acteur si on ne se fout pas à poil devant la caméra. Plein d’actrices et d’acteurs en ont parlé.
A.M. Oui. Et puis, la plupart du temps, ce qui est drôle, c’est que les metteurs en scène deviennent tout rouge quand il est écrit dans un scénario : « Ils font l’amour ». Mais encore ? Dans quelle position ? Comment ? Pendant combien de temps ? Est-ce que la scène peut être narrative ? Moi, si la scène est narrative, je n’ai aucun problème avec ça. Que les caresses sont comme un dialogue…
A.D. Il faut que ça raconte quelque chose.
A.M. Oui, le geste peut être comme une parole ; comme un langage à part entière. Mais encore faut-il qu’il soit écrit, quoi. La plupart du temps, les réalisateurs deviennent tout rouge et disent : « Fais comme tu fais dans la vie. » Mais non, parce que dans la vie, je peux le faire de plein de manières différentes ! (Rires)
Un grand merci à Anna Mouglalis, ainsi qu’à Franck Ribière, Jonathan Lenaerts, Amandine Crèvecœur et à toute l’équipe du BIFFF, ainsi qu’à Charles Six pour ses photographies prises durant l’interview : suivez-le sur Facebook !