L.O.A.S. : « Est-ce que le crucifié en vient à aimer les clous qui le maintiennent à sa croix ? »

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interview LOAS art vaudou
Image extraite du clip "Déjà mort" © L.O.A.S.

Dans le paysage parfois morne du rap français, où les artistes se perdent souvent dans de vaines guerres de tranchées – s’éparpillant en punchlines gratuites et en clashes de cour de récré -, certains ont pris la contre-allée. L.O.A.S. et son compère Hyacinthe tracent leur propre route, pour définir un nouvel horizon musical à grand renfort de lyrics acérées.

L.O.A.S. esquisse une forme de « rap d’équilibriste ». De la sagesse à l’ivresse, son art des mots balance constamment entre le trivial et le sublime. Soumettons-le à la question.

Mots à maux

Alan Deprez Qu’est-ce qui a changé pour toi depuis la sortie en 2015 de NDMA (album autoproduit) ? Voulais-tu prendre une nouvelle orientation musicale avec Tout me fait rire (2017) ? Délaisser certaines influences pour mieux en étreindre d’autres ?
L.O.A.S. L’orientation musicale d’un projet découle toujours de nouvelles émotions que je veux traduire. Pour moi, Tout me fait rire est dans la continuité de ce que je faisais déjà. Même s’il y a une évolution, au final, rien ne change dans ma manière de créer : c’est toujours de l’artisanat, deux-trois bouts de ficelle et des émotions.

Les choses qui m’influencent vraiment sont souvent extra-musicales. Parfois, c’est un documentaire ou juste une phrase que j’entends, une photo, un truc d’actualité, un objet… Du coup, je laisse un peu le hasard qui n’existe pas guider ma démarche. Buddha et Porsche Cayenne : je roule sur l’Art…

A.D. Est-ce différent de bosser sur un album destiné à sortir sur une major – ou du moins, une filiale de celle-ci ? J’imagine que l’on doit composer avec des tas de paramètres, même si cela ne sous-entend pas forcément faire des concessions.
L.O.A.S. À aucun moment, je n’ai bossé dans l’idée que c’était destiné à une major. La seule différence avec avant est qu’une fois l’album terminé, j’ai eu un distributeur et que par conséquent, il était presque accessible partout, physiquement et digitalement. Ça, c’était mortel. Pour le reste, concrètement, j’étais dans des boucles d’e-mails. Rien de bien passionnant…

A.D. Beaucoup de producteurs (beatmakers) se sont succédés sur les titres de Tout me fait rire. Quel est ton mode de fonctionnement vis-à-vis d’eux ? Peux-tu nous décrire la construction-type d’un morceau ?
L.O.A.S. Tout d’abord, le facteur humain. Être entouré de gens que j’apprécie va être le premier critère. Ces personnes m’envoient des sons et s’il y a quelque chose qui vibre en moi quand je les écoute, je me mets à écrire par dessus. Ensuite, si ça sonne toujours bien à l’enregistrement, je mets tout cela de côté et plus tard, si ces morceaux sont en adéquation avec comment l’album est en train de se construire, je les garde. C’est comme un grand puzzle dont je crée moi-même les pièces, sans savoir avec précision – surtout au début – quel sera le tableau final. Parfois, il arrive qu’il manque une pièce ou alors, que le cadre ne soit pas complètement rectiligne… mais c’est pour ça que c’est cool aussi !

A.D. On décèle chez toi un grand amour des mots, des figures de style et des associations d’idées. L’entrechoquement des mots et des sonorités a un effet un peu « impressionniste » sur l’auditeur. Est-ce conscient ?
L.O.A.S. Je ne sais pas si j’aime les mots, dans le sens où j’ai un peu l’impression qu’ils nous possèdent plus que l’inverse. Je les compare souvent à des clous ou, au mieux, à des fourmis. Est-ce que le crucifié en vient à aimer les clous qui le maintiennent à sa croix ? Peut-être, mais parfois, je voudrais vivre sans… Alors, oui, j’essaye de faire en sorte qu’ils s’entrechoquent entre eux et que le résultat bouscule les images un peu convenues qu’ils véhiculent sur le monde, les choses ou nous-mêmes. C’est une façon de mettre un peu de distance avec les mots et de reprendre le contrôle.

A.D. Il se dégage parfois une grande noirceur de tes lyrics et de ceux de Hyacinthe, ton frère d’armes de D.F.H.D.G.B. Vous n’hésitez pas à vous confronter à des sujets graves, en prise avec la mort, le deuil, la dépression et diverses formes d’addiction. Quel est ton rapport à tout cela? Est-ce important de sonder sa part d’ombre pour y percevoir une once de lumière ?
L.O.A.S. Le noir, c’est bien. L’obscurité a quelque chose d’agréable. Les gens ne réagissent pas au bonheur : il se laissent juste bêtement porter. La noirceur pousse à la réflexion et à la réflection de la lumière. C’est parce que nous errons dans cette pénombre que nous utilisons le miroir de notre intelligence pour avancer à tâtons le long de la paroi.

De temps à autre, j’aimerais écrire sur d’autres choses, mais c’est ce qui sort lorsque je m’y mets. J’ai arrêté d’essayer de lutter contre ça. Au final, je me sens bien dans l’ombre, qui est comme un petit abri me coupant du monde. Je peux y dire ce que je veux et je ne vois pas les regards.

Par-delà la mort

A.D. L’être humain est par essence mortel et l’issue sera la même pour tout le monde, mais crois-tu à une forme de transcendance ? On a l’impression que tu es empreint d’une grande spiritualité… ou peut-être que je me trompe ?
L.O.A.S. La mort n’est que le deuxième versant de la vie. C’est ce qui nous la rend si importante. Nul besoin d’aller jusqu’aux grandes idées qu’on se fait de la spiritualité pour s’en rendre compte. C’est juste du bon sens et tout le monde peut le comprendre.

Si on appliquait un peu de logique scientifique aux choses spirituelles, on sortirait du dogmatisme pour vérifier la réalité de certaines choses et ça ne ferait pas de mal à beaucoup. Un peu de spiritualité dans nos recherches scientifiques ne serait pas non plus du luxe. Sinon, la transcendance, je ne sais pas vraiment ce que c’est. Mon expérience m’a appris qu’il y a différents états d’être et de conscience, mais je ne sais pas si l’un d’eux est une finalité. Une chose est sûre : nous serons amenés à évoluer… ou à nous éteindre.

A.D. Dans le même ordre d’idées, au détour de quelques-uns de tes morceaux, on sent poindre un intérêt pour l’occulte et l’ésotérisme. Ce sont des sujets qui te passionnent ? Rappelons que ton blase vient des esprits de la religion vaudou : les Lwas ou Loas.
L.O.A.S. J’ai toujours eu le sentiment que la vérité était voilée, mais pas comme une vérité religieuse ; plus comme une roue qui sort de son axe et qui nous empêche d’aller droit. À mon sens, l’ésotérisme, c’est essayer de comprendre ce qui fait que ça ne tourne pas rond « de l’intérieur ».

À l’extérieur, en général, on a toutes sortes d’outils pour mesurer, comprendre, réorganiser les choses, etc. Pour en revenir à l’ésotérisme, c’est un peu similaire, sauf que tu crées toi-même tes propres outils pour ausculter cet espace intérieur. Tu es à la fois ton propre outil et l’espace à explorer.

Concernant l’origine de mon nom, elle est multiple, mais oui, il y avait cette idée d’être à la fois un et plusieurs, donc de porter un nom de groupe habité par plusieurs voix. C’est la définitions des Loas du Vaudou : des voix.

Le rap à l’affût du réel

A.D. Lorsqu’on tente de lire entre les lignes, on peut remarquer que tu laisses des indices quant à la perte de proches ou aux affres de la paternité, alors que pour sa part, Hyacinthe semble être de plus en plus explicite à propos de la relation conflictuelle avec son père. Est-ce important de disséminer des détails autobiographiques à travers ton art ?
L.O.A.S. Ce qu’on fait dans la musique s’inscrit dans le réel et le transforme. Ça l’alimente et c’est donc un juste retour des choses qu’il s’y retrouve à nouveau, comme un moteur autonome qui s’auto-alimente. J’aime bien cette idée d’indices. C’est aux gens de tracer les lignes entre les points. De considérer la vie comme une scène de crime à élucider.

A.D. Tous ces aspects te réservent une place plus qu’à part dans le rap game. Considères-tu encore ce que tu fais comme du rap ou est-ce déjà sensiblement autre chose ?
L.O.A.S. Je n’ai pas mis de logo « parental advisory » sur la cover de mon album et donc, par cette simple décision, je me suis quelque part exclu du rap game. Sinon, plus sérieusement, le rap game est une sorte d’espace fictif. Il n’y a pas de cartes, pas de frontières et pas vraiment de relief. Mais il y a des gens qui se battent pour ça, qui s’imaginent un trône unique au-dessus de tous les autres, auquel on doit accéder pour les dominer. La compétition, tout ça…

Moi, je préfère imaginer un paysage avec une montagne pour chacun. Chacun bénéficie de son petit chemin et de son propre point de vue sur ce qu’il voit. C’est cet ensemble de points de vue qui est le « game ». Mais bon, je dois être un hippie, puisqu’aujourd’hui, le rap game est juste un espace mental réduit. J’ai plus le sentiment de m’y être infiltré que d’en faire partie…

L.O.A.S. le rappeur en interview
L.O.A.S. © Matteo Carcelli

A.D. Tu n’a jamais caché ton attrait pour l’image et le cinéma, citant volontiers Kubrick et Jodorowsky lors d’interviews. Quels sont tes films de chevet ? Et vers quoi aimerais-tu tendre pour tes prochains clips ?
L.O.A.S. Les films que je cite souvent sont ceux qui ont marqué mon adolescence. Alors, en vrac, je pense à : Apocalypse Now, La Ligne rouge, 2001, l’Odyssée de l’espace, Man on the Moon, Hana-bi, El Topo, Easy Rider, The Truman Show, Dead Man… Je me dis aussi que je voudrais bien sortir un album sans clips ; de la musique sans image : uniquement un espace sonore qui s’étire dans le temps et qui te permet de voir ce que tu veux y voir.

A.D. Dans « Chambre 237 », tu balances : « Désolé ma bonne dame, j’vote pas. » Crois-tu encore en la politique ou es-tu écœuré par tout le cirque médiatique qui y est lié ? Un morceau comme « VLV » a une approche assez nihiliste et radicale. À titre personnel, je pense que parfois, « il vaut mieux tout brûler pour repartir sur de nouvelles bases ».
L.O.A.S. Je ne sais pas si l’on peut tout brûler pour repartir sur de bonnes bases, mais il serait temps d’appuyer un peu lourdement sur quelques murs de l’édifice pour en faire tomber les ruines. Les bases dont tu parles, il faudrait déjà qu’elles existent à l’intérieur des gens (par l’éducation ou autre). Or, on voit bien que c’est loin d’être acquis, puisqu’au contraire, tout semble régresser. Et donc, je ne sais pas si demain, on brûle tout, les choses iront forcément mieux…

Par contre c’est clairement des idées qui me hantent et ça, je le comprends tout à fait. J’ai souvent l’impression de vivre dans un champ de ruines, mais des ruines sociales et des ruines humaines. « VLV », je l’ai écrit comme un chant révolutionnaire. Je me suis demandé ce que j’aurais voulu entendre comme morceau, si demain, je descendais dans la rue… La dystopie, c’est maintenant.

A.D. « Nouvelle religion » est une sublime chanson d’amour — un peu détraquée — et un des titres essentiels de l’année 2017. Quelle est ta conception de l’amour ? Nécessite-t-il une forme de sacrifice (don de soi) et est-ce encore meilleur quand c’est compliqué, qu’on ne cesse de se torturer ?
L.O.A.S. L’amour est malade, à défaut d’être mort. Je doute même que ce qu’on appelle « amour » la majeure partie du temps en soit. L’amour, c’est mieux quand c’est simple, non ? Et donc, peut-être qu’on aime souffrir ? Par culpabilité, pour que ça nous fasse nous sentir un peu vivants à l’intérieur et pas complètement anesthésiés ? Peut-être qu’encore une fois, nous sommes possédés par des histoires et des scénarios que l’on rejoue en boucle… La vérité, c’est qu’on n’a aucune idée de notre façon de fonctionner intérieurement.

A.D. Quelle sera ton actualité dans les mois à venir et que nous réserve le collectif D.F.H.D.G.B. pour le futur ? On entend souvent parler d’un album complet « à deux têtes » : Hyacinthe et L.O.A.S.
L.O.A.S. Je n’ai pas vraiment d’actu. J’ai un peu mis tout ça de côté, mais je continue de bricoler. Je m’essaye à d’autres trucs, je revois de vieilles connaissances… Je ne sais pas. On verra bien quel sera le prochain puzzle.

Un grand merci à L.O.A.S., dont les morceaux n’ont de cesse d’enjoliver mon quotidien et de résonner par rapport à ce dernier.

Cinéaste, journaliste culturel et critique cinéma, Alan Deprez a réalisé un long-métrage documentaire (Princesse Mimi, toujours inédit), des clips et des courts-métrages, dont Cruelle est la nuit, qui fait sensation en festivals (en décembre 2017, il comptait 30 sélections et 6 prix/mentions décrochés). Alan a collaboré ou écrit encore pour diverses publications comme Mad Movies, Hot Vidéo, Lui, Vivre Paris et Metaluna, ainsi que pour des fanzines (Médusa fanzine, Darkness fanzine).