L’écriture de séries télévisées, ça s’apprend

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écrire série télé



Le mythique début de Galaxy Quest, à la fois une déclaration d’amour à Star Trek et son hilarante parodie.

Si, comme beaucoup d’autres, vous avez déjà tapé le mot-clé « écrire un série télévisée » sur Google, sans doute êtes-vous rapidement tombé(e) sur le livre Écrire une série de Karine de Falchi. Cet ouvrage passionnant propose « toutes les astuces pour rédiger une bible efficace ». Le sous-titre est suffisamment intriguant pour convaincre le scénariste de série en herbe de l’acheter. On y découvre d’abord ce qu’est une « bible efficace ». Non pas un texte religieux et utile (« efficace », fichtre ! Si la parole de Dieu pouvait être efficace… !) mais, comme l’explique l’autrice, « une sorte de fiche d’identité qui devra convaincre le producteur. Un document de référence avec ses codes, son vocabulaire, etc. » Écrire une série est le genre de livre pratique qu’on peut stabiloter, décliner en fiches, etc.

Pensez au personnage

Vous n’y trouverez pas les subtilités sur l’art du scénario (voir à ce sujet le livre de référence de Jean-Claude Carrière, l’immense scénariste de Bunuel 1, mais des informations utiles sur la question qui nous préoccupe : qu’est ce qui fait la spécificité du scénario de série télé, par rapport notamment à celui du long métrage ? Comment, par exemple, construire un personnage suffisamment complexe et intéressant pour tenir en haleine le téléspectateur pendant des heures ? Un chapitre sur « la construction du personnage » apprend ainsi que celui-ci a « cinq caractéristiques, à définir dans le travail préparatoire : son but, son problème moral, son apparence, son caractère ».

L’ouvrage évoque au passage la « mode de l’anti-héros » en vogue dans les productions les plus contemporaines. Comme l’immense Walter White, anti-héros inoubliable de Breaking Bad. « Un homme ordinaire devenu parrain de la drogue suite à l’annonce de sa maladie incurable », écrit Karine de Falchi. « On ne cautionne pas forcément ses choix, cependant on cautionne sa logique ».
 


Les auteurs de Breaking Bad, invités par la Writers Guild Foundation, reviennent sur la création de ce succès planétaire.

« Ne pas penser assez au personnage, c’est le premier écueil des scénaristes débutants », renchérit Elie-G. Abécéra. Ce scénariste et réalisateur enseigne sa passion pour l’écriture de scénarios dans des écoles (EICAR, École de la Cité…) ou des boîtes de formation comme Mille Sabords ou DirProd Formations. Malicieux, vif et drôle, cette personnalité estimée du milieu donne à quiconque a la chance de discuter avec lui l’envie furieuse d’assister à ses cours. « Tout a déjà été écrit depuis les Grecs », rappelle notre homme. « Les choses les plus belles et les plus atroces. La maman qui tue ses enfants pour rester avec son mec (Médée), celle qui tombe amoureuse de son fils (Phèdre), etc. Il vous suffit de lire Sophocle, ou La Poétique d’Aristote… Maintenant, tout est dans ce que vous avez besoin de dire. Qu’est-ce qui fait que vous vous réveillerez chaque matin pendant des mois, voire, des années, avec cette envie de développer CE script ? Qu’est-ce qui vous bouleverse autant que vous ayez envie d’en parler à ce point ? C’est toute la question du développement. Car vous ne faites pas que développer une idée de série — un concept —, vous développez aussi un thème. En réalité, après la question « Quel est mon personnage ? », en vient une autre, plus intime, qui est « Quel est mon thème ? ». Et ça, ça joue normalement sur le destin du personnage. »

Pensez au thème

Attention, cette histoire de destin n’est pas juste une vague appellation, précise-t-il, s’arrêtant au milieu d’une bouchée pour réfléchir à la question. « C’est une catégorie fondamentale de l’art scénaristique : on raconte l’histoire vécue par le personnage. Et ça, ça change tout. Car ce n’est jamais neutre. Vous ou moi, en face d’une même situation, nous ne réagirions vraisemblablement pas de la même manière, parce que nous vivons les choses en fonction de ce que nous sommes : comment nous sommes construits et comment nous nous sommes construits, les deux, aussi appelés archéopsychisme et extéropsychisme. C’est valable pour les personnages de romans, de longs métrages, mais c’est encore plus vrai pour les séries. Car en tant que public, nous n’allons pas nous attacher aux histoires, nous allons nous attacher à des gens, et peu importe qu’ils soient de fieffés enculés ou perclus de bons sentiments. »
 



Dix ans après, les plumes de l’âge d’or des Simpsons se réunissent pour évoquer les bons souvenirs.

Afin de nous aider à saisir la différence entre l’écriture d’une série télé et celle d’un long métrage, Abécéra explique un autre concept essentiel de la terminologie des scénaristes, celui de l’empathie. « Nous allons regarder une histoire de huit heures (8 x 52 minutes) ou plus, durant laquelle nous allons suivre les mêmes personnages. On a donc intérêt à les aimer. L’empathie, ce n’est pas la sympathie. L’empathie, c’est quand vous reconnaissez chez l’autre une souffrance, un manque, et que vous allez prendre un peu de cette souffrance avec vous. Vous comprenez l’autre de l’intérieur. Vous vibrez avec lui. Et encore une fois, indépendamment de l’histoire, du concept et, surtout, totalement indépendamment du degré de « bien comme il faut » dudit personnage. »

Il ajoute : « Il ne faut évidemment pas non plus oublier le logiciel de votre série. Cet algorithme qui créée la « big situation » pour chacun des épisodes : « Je suis un adolescent persuadé être un psychopathe et je fugue avec celle que je prévois de tuer » (The End Of This F*** Word), ou « Je suis un professeur de chimie atteint d’un cancer qui fabrique et vend de la drogue pour mettre ma famille à l’abri après mon décès » (Breaking Bad). Voilà, une fois ce contrat rempli – les personnages, leur caractère empathique et leur transformation intime, plus le logiciel qui va transfigurer tout ça -, vous avez réussi à capter l’attention, sur le long terme, de votre audience. »
 


Le créateur de Baron Noir invité par Mediapart nous explique la logique du personnage de Phlippe Rickwaert et son rapport à la politique.

Tenez les délais

On confie à notre interlocuteur notre inquiétude face à toutes ces règles… Il balaie la remarque d’un revers de main : « C’est ce qui fait que vous ne restez pas de marbre, que vous ressentez des émotions. Et que vous vous posez des questions. » Pour la petite histoire, et parce que l’écriture n’est pas forcément un exercice douloureux ou rabat-joie, Abécéra a confié ici à Scenario Buzz comment il organise son temps dans son bureau (voir ses passages sur « le chat de scénariste, qui divise la solitude par deux »).

Et puis, bien sûr, il y a le risque du formatage. « Les épisodes des séries américaines ont été conçues pendant longtemps en quatre actes, parce qu’il y avait quatre interludes de pub au milieu », explique Pierre Saint-André, directeur adjoint de la fiction française et des coproductions internationales pour Canal +. Si vous regardez leurs fictions passées en replay ou en DVD, vous comprendrez désormais l’origine de ces ruptures récurrentes dans la narration, quatre fois par épisode… Saint-André rappelle également les faiblesses des séries faites dans l’Hexagone : « D’abord, en France, il n’y a presque jamais de showrunner qui puisse porter un projet de A à Z, lui donner une cohérence » (autrement dit, le « showrunner », un boulot unique, spécifique aux séries télé : il est à la fois le chef d’orchestre, le concepteur original du projet et le producteur. Ainsi par exemple de Matt Groening des Simpsons, ndlr). Il explique aussi notre difficulté à tenir les délais, à sortir une saison par an, comme outre-Atlantique. « Les Américains se disent : « Quoi qu’il en soit, on tiendra les délais, on lancera la nouvelle saison à la date annoncée ». En France on a tendance à trop penser : « On n’est pas assez solide là, l’écriture n’est pas finie. » Et à repousser la deuxième saison. »
 



Le YouTubeur Durendal aide les apprentis et apprenties cinéastes à se repérer dans le fouillis des écoles de cinéma.

À Canal +, Saint-André a vécu la fin des années 1990, quand HBO lançait ses chefs d’œuvres en série. « Canal avait un peu raté le créneau, n’avait pas acheté par exemple Les Sopranos ». La chaîne cryptée ne faisait alors que des sitcoms. Et puis, sous l’impulsion de Fabrice de la Patellière, C + développe une politique de création de fiction. Ce sera notamment Engrenages, ce polar très ancré dans la société, gros succès commercial autant que critique. Ce sera ensuite Les Revenants. Aujourd’hui, si certaines chaines publiques sont encore sur le vieux format, la France prolifère de projets audacieux, sur de nouveaux formats, de nouvelles plateformes. Des web-séries de 10 minutes, etc. (voir à ce sujet l’article de Clémentine Gallot). « Ces dernières années, quelques chefs d’œuvres made in France sont venus contredire les faiblesses précédemment citées », se réjouit-il.

Embarquez sur l’arche

Ainsi du Bureau des légendes, fleuron de la chaîne cryptée. Une série tellement respectée, même outre-Atlantique, que son créateur Éric Rochant (voir son portait dans Libération) s’est fait approcher par HBO pour concevoir une série sur la naissance des oligarques russes, après la chute de l’URSS. « Je me suis inspiré des méthodes américaines, précise le cinéaste à Vanity Fair, avec un showrunner qui supervise chaque étape de la fabrication, dix épisodes par an de cinquante-deux minutes ».

Bras droit d’Éric Rochant, Camille de Castelnau fait partie de la crème de la crème des auteurs de série télé à l’origine du Bureau des Légendes. Rencontrée dans un café, la jeune femme retrace son parcours. « Je suis à l’origine une littéraire, qui gravitait loin du cinéma. Jusqu’à ce que mon professeur d’hypokhâgne me fasse étudier le scénario d’Hiroshima mon amour. Ce sera une révélation ». Elle intègrera la Fémis, où elle se réjouit qu’il y ait désormais un cursus de deux ans dédié au scénario de série télévisée. Quelle est, selon elle, la grande différence entre le cinéma et un scénario de série télé ? « Le rapport au temps n’est pas le même ». Ainsi, en trois ans, elle a écrit chaque saison 10 épisodes, de 50 pages chacun. 1 500 pages… « Tu as plus de temps. Donc, tes personnages, tu peux les creuser par des espèces de cercles concentriques, de saison en saison. » Elle pointe la possibilité de faire des séquences comme on filerait des métaphores en littérature : digressions, flash-backs. Approfondir quelque chose, la psychologie complexe d’untel ou unetelle.
 



Les auteurs de Community et Rick and Morty, de Please like Me et de Rosehaven nous ouvrent les mystères d’une « Writers Room ».

Concrètement, comment travaille la scénariste et son équipe d’auteurs ? « On écrit, Éric et moi les arches pendant trois, quatre mois » (si vous ignorez ce qu’est une arche narrative, parfois appelée un arc, vous découvrirez ce concept majeur de la grammaire cinématographique et télévisuelle ici, ndlr). Ce n’est pas la rédaction qui est longue, précise-t-elle, c’est le brainstorming. « Pendant quatre mois, avant d’écrire chaque saison, on se voit chaque jour avec Éric. On réfléchit à chaque personnage, l’un après l’autre ». Elle en profite pour écrire le premier épisode (« Ça me donne des idées pour les arches »). Puis les auteurs extérieurs sont invités à venir écrire les premières versions des épisodes. « Ils ont quatre semaines pour écrire chacun leur épisode ». Trois plumes fidèles travaillent chaque saison pour eux : Emmanuel Bourdieu (scénariste, notamment, de Desplechin), Cécile Ducrocq, Raphaël Chevènement. Enfin, elle et Rochant réécrivent une version finale.

À vos crayons !

Bien sûr, et ça fait partie de la légende, Le Bureau des légendes a… ses propres bureaux ! Tout comme, dans la série, les membres de la DGSE conçoivent leurs « personnages », ces alias que les espions revêtent comme une seconde peau au cours de leur mission, leur identité réelle étant bien entendu gardée secrète. Mise en abyme subtile, par les scénaristes, de leur propre travail : Henri Duflot (Jean-Pierre Darroussin) et ses équipes inventent des personnages totalement fictifs. En ayant parfois du mal à revenir à la réalité… Le « bureau des légendes », comme une allégorie de la writer’s room, que l’on trouve outre-Atlantique, ce bureau d’écriture où les scénaristes inventent leur fiction. Celui de l’équipe de Rochant et de Castelnau a l’avantage de se trouver dans le même immeuble que les studios où la série est tournée. Aussi, si les auteurs veulent trouver un comédien pour lui préciser quelque chose, il leur suffit de pousser une porte. Et ça marche dans l’autre sens : « Si, à la déco, ils hésitent entre quatre bidons d’huile pour une scène, ils viennent nous voir et pour nous demander : « lequel vous préférez ? » » s’amuse Camille.

Elle décrit une grande table, des post-it sur les murs. On peut retrouver tout cela dans une vidéo YouTube amateure, tournée le 22 avril 2015, où Canal + ouvrait exceptionnellement les portes à quelques blogueurs pour découvrir l’envers du décor de sa nouvelle création originale. « Pour autant, on écrit chacun chez soi nos épisodes », clarifie Camille. L’écriture reste, au-delà de toutes les règles et de toutes les collaborations possibles et imaginables, un exercice solitaire et intime. Même pour les scénaristes de série télé.
 


Le pénible processus de scénarisation de Game Of Thrones vue par l’équipe de Cracked Magazine.


1. Et tant d’autres, comme Exercices du scénario écrit avec Pascal Bonitzer et cet entretien passionnant donné à L’Express, « Il faut corrompre le réel par l’imaginaire »).