Le Hollywood Bowl a 100 ans, ou : pourquoi Los Angeles est une cuve enchantée

Hommage au saladier le plus cool du monde, pour les cent ans de la salle de spectacle mythique de Californie.

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Hollywood Bowl 100 ans
© NASA

C’est une sorte de saladier géant (« bowl ») aux allures d’amphithéâtre gréco-romain, planté sur les collines d’Hollywood. Mythique salle de concert en plein air, la plus grande des États-Unis avec ses dix-sept mille et quelques places, le  Hollywood Bowl est une véritable institution. L’hôtel de ville du Los Angeles décrit dans les films et les livres, et les images. Une maison qui accueille les plus grands musiciens, ballets et orchestres du monde entier, parfois accompagnés du LA Phil, l’orchestre philharmonique de la ville, dirigé depuis vingt ans par le chef d’orchestre vénézuélien Gustavo Dudamel. Le lieu fêtait cette année ses cent ans.

Hollywood Bowl Vue Nuit
© Adam Latham

Ses soirées d’anniversaire, au pluriel, ont mêlé pour ce centenaire John Williams et Herbie Hancock, Angélique Kidjo et Pink Martini. Une diversité culturelle, une élégance magique, digne du lieu historique, théâtre d’une histoire étrange comme seule la Californie sait en inventer. L’histoire du Hollywood Bowl, c’est aussi l’histoire de Hollywood.

La culture est politique

Inauguré en 1922 quand Hollywood s’inventait, le saladier le plus cool du monde commença petit, s’improvisant salle de spectacle en plein-air depuis qu’en 1919, dans l’amphithéâtre naturel d’un canyon ombragé, se jouèrent ses premiers shows. Dès 1921 s’y déroulait le Concert des Femmes pour la Paix dans le Monde. Puis, au cœur de la Seconde Guerre Mondiale, le Bowl entra, assez littéralement, dans l’histoire.

Le légendaire producteur David O.Selznick (Autant en Emporte le vent, La maison du docteur Edwards) était aussi un esprit éclairé et humaniste. Il sut se servir du Hollywood Bowl pour une noble cause : abroger le Chinese Exclusion Act, cette loi ouvertement raciste qui interdisait aux Chinois d’immigrer aux États-Unis. Il invita pour cela près de vingt mille de ses concitoyens à venir écouter, en 1943, Song Meiling, la femme du général chinois Tchang Kaï-chek leur décrire les horreurs commises par le Japon en Chine.

Son projet : sensibiliser un public le plus large possible, afin que celui-ci fasse pression sur le Congrès pour qu’il mette fin au décret antichinois, ce qui se réalisa quelques mois plus tard. Parmi les concerts restés dans les annales, on citera aussi le scandale provoqué par la performance de Frank Sinatra, premier musicien « non classique » invité à se produire dans le vénérable lieu —ou encore le spectacle inoubliable des Monty Python dont un documentaire fut tiré.

Mais ce sont surtout les plus virtuoses chefs d’orchestres et compositeurs qui ont fait la réputation du lieu, et dont les places s’arrachent chaque saison, dès qu’elles sont mises sur le marché. Avec une particularité qui ferait sans doute écarquiller les yeux de plus d’un Parisien : le lieu a su rester populaire, et a conservé son prix d’entrée de 20 dollars seulement. Le pique-nique sur place traditionnel achevant d’offrir à toutes les bourses la crème de la crème de la musique mondiale.

Just another way of life

Jean Baudrillard, qui vouait une véritable passion à la côte Ouest et notamment Los Angeles, écrivit dans l’Amérique : « Pour n’avoir pas connu d’accumulation primitive du temps, [ce pays] vit dans une actualité perpétuelle. Pour n’avoir pas connu d’accumulation lente et séculaire du principe de vérité, il vit dans la simulation perpétuelle, dans l’actualité perpétuelle des signes. » Cette actualité perpétuelle des signes, cette mise en scène permanente de l’American Dream, on la retrouve certes dans les grands studios de l’industrie du divertissement, mais aussi dans un lieu comme le « Bowl ». Son musée sert à cet égard le même rôle que les salles dédiées à l’histoire, quand on visite Universal Studios : il raconte ses riches heures, de la conception de sa coque par l’architecte Lloyd Wright (le fils de Frank Lloyd Wright) à ses plus grands concerts et spectacles. 

Pour ses cent ans, comme de juste, le Bowl avait vu les choses en grand.

John Williams fut un « must see » pour toutes les familles, son Maestro of the Movies, rendez-vous annuel au Bowl, coïncidant avec ses quatre-vingt-dix ans. Tout le monde se lève de sa chaise, de son banc ou de son strapontin sur le coup des 20h, quand résonnent, selon la tradition, les premières notes de l’Hymne national américain. David Newman assure la première partie, invité par le maestro à lancer la soirée, avec une sorte de medley-hommage aux compositeurs de musique de film, tandis que défile sur un grand écran des extraits de Sunset Boulevard, Bugs Bunny & more. 

Enfin, en deuxième partie de soirée, le maitre montre sur scène vif et pimpant dans son smoking blanc, impressionnant pour son âge. Émotion, applaudissements, acclamations. « Si vous êtes aussi sympa avec moi, répond-il, je vais devoir vivre jusqu’à cent ans pour revenir ici dans dix ans ! » Il enchaine les classiques, de Harry Potter à Star Wars en passant par Indiana Jones, dont un inédit, composé pour le 5° épisode en production, et qu’il veut sans doute tester en « live ». Il dirige avec une telle assurance, et les musiciens ont un respect, une admiration si palpable, au moindre mouvement, à peine perceptible, de ses mains, qu’on a l’impression d’assister à un moment de télépathie.

John Williams Hollywood Bowl
© Hollywood Bowl

Quelques jours plus tard, c’était le tour de « Mozart under the stars » (« Mozart sous les étoiles »), autre point d’orge de la saison. Nicolas McGegan, l’excellent chef d’orchestre britannique, a les yeux malicieux d’intelligence. Il dirige l’orchestre des deux mains, sans baguette. Enthousiaste, ravi d’être là, il explique la genèse de la symphonie n.36 en C major, K 425, aussi connue sous le nom de symphonie de Linz. Celle-ci fut écrite en quatre jours, dans un moment sombre de la vie du compositeur. Son fils de quelques années venait de mourir, mais il lui fallait honorer une commande express, nécessité financière oblige. D’abord sous-estimée par les historiens de la musique, cette œuvre est devenue au fil des ans une référence incontestée du style de Mozart. On comprend en observant le premier violon sur scène pourquoi le père d’Amadeus, si classique, détestait cet instrument qu’il considérait comme « impropre » : il en joue comme d’une guitare électrique, de tout son corps, façon Slash des Guns and roses.  

« Last but not least », Herbie Hancock offre à son public fidèle, à 82 ans, l’un de ces concerts inoubliables auxquels on repense pendant des jours. « J’ai amené mon petit assistant avec moi », s’amuse le musicien tandis qu’un gosse de quatre ans à peine, monte sur scène. Celui-ci s’assied au piano, il fait résonner une note puis deux, trois. Il a commencé à jouer ici, même, il y a deux ans explique son grand-père au public. Lors de ce précédent concert l’enfant avait échappé à sa mère, qui le retenait, et il était parti comme un bolide retrouver les musiciens, et taper sur le piano. « Je ne pouvais que le réinviter ce soir » s’amuse H.H. La dimension magique de ce concert, outre le niveau des musiciens, c’est la capacité d’improvisation quasi discontinue qu’il déploie, comme seuls les plus grands musiciens de jazz (on pense à John Coltrane, Miles Davis, Archie Shepp) les monstres sacrés en sont capables.

Herbie Hancock Hollywood Bowl
Courtesy Los Angeles Philharmonic Association

Hancock fait indéniablement partie des géants. Le maitre, chef d’orchestre derrière son piano, encourage ses musiciens ou part dans une tout autre direction, change de gamme, bientôt de mélodie, de rythme, ça s’enchaîne, de digressions en digressions, lignes de fuite et infini à l’horizon, sublime. Il joue un morceau de « mon jeune ami qui vient d’avoir 89 ans, Wayne Shorter ». Puis une chanson magnifique qu’il a enregistrée en 1970, Come running to me. « J’utilisais alors quelque chose que les gens n’aimaient pas à l’époque, un vocoder. Maintenant tout le monde s’en sert. »

Tout le concert d’Hancock trancha la nuit. Un moment historique, encore un, abrité par le calme ciel, et les paisibles collines d’Hollywood.