« Puisse le lecteur, devenu momentanément enhardi et féroce comme ce qui suit… »
Cette introduction immortelle est celle qui ouvre Les Chants de Maldoror, d’Isidore Ducasse, alors un tout jeune homme de 22 ans qui, en signant sous l’énigmatique pseudonyme de « Comte de Lautréamont » six chants en effet enhardis et féroces, changea le visage de la poésie française pour de longues décennies. Analyse de l’ouvrage, suivie d’extraits, pour achever de vous en convaincre.
Messe pour temps présents
Relire Lautréamont aujourd’hui est un gain de temps sans équivalent. D’abord, parce que les récits qui vous transportent instantanément, dès que vous en reprenez la lecture, hors du temps et de l’espace, ne sont pas si courants que ça et, aussi indomptables soient-ils, font du bien à la tête.
Ensuite, car c’est se rappeler d’où l’on vient, les colères, rages et sanglots qui accompagnèrent l’accouchement difficile de la modernité. C’est comprendre que tout des invariants humains, et donc des teintes qu’ils donnent à notre époque comme aux autres, a déjà été dit et doit être non seulement répété, mais hurlé, hurlé encore, sans rien abdiquer de nos peines et révoltes, toutes vaines qu’elles soient, et doit être même enfoncé dans les âmes à coup de marteaux, soudé au Zeitgeist à l’arc électrique.
Pourquoi chanter
Les Chants de Maldoror est un livre qu’on ne lit qu’une, ou deux, ou cent mille fois. Très long poème en prose, empli de rage, de sauvagerie mais aussi de précisions littéraires et scientifiques collectées au fil de ses études par un élève brillant né à Montevideo, cette œuvre constituée de six longs chapitres a frappé au cœur plus d’un adolescent. Merveilleuse rencontre que celle de Maldoror quand on découvre, encore enfant et pourtant déjà adulte, les affres de l’amour, l’injustice des sociétés, le vide encore de l’avenir, les angoisses de l’existence, la quête d’absolu.
Un tel récit, épique dans son style et son ampleur, comme une Iliade éminemment moderne, n’a laissé indemne aucun de ses lecteurs par ses provocations multiples, sa puissance littéraire, son lyrisme, son réalisme paradoxal, sa ferveur. Ce long rêve de fièvre est bien entendu passé totalement inaperçu à l’époque de sa parution.
Que racontent les Chants ? Le tout et le rien qu’est la vie débarrassée de ses fards. Maldoror est un personnage mystérieux, misanthrope assurément, au vocabulaire étendu (toute tentative de description de ce personnage ne peut que s’accompagner d’un maniement vigilant de l’euphémisme), double évident de l’auteur, à la vie mal connue, qui s’éteindra deux ans plus tard. Laissons d’ailleurs à celui-ci sa parole, délicieusement humble et terriblement arrogante, pour décrire son projet dans un courrier à l’éditeur Verboeckhoven :
« J’ai chanté le mal comme ont fait Mickiewicz, Byron, Milton, Southey, A. de Musset, Baudelaire, etc. Naturellement, j’ai un peu exagéré le diapason pour faire du nouveau dans le sens de cette littérature sublime qui ne chante le désespoir que pour opprimer le lecteur, et lui faire désirer le bien comme remède. Ainsi donc, c’est toujours le bien qu’on chante en somme, seulement par une méthode plus philosophique et moins naïve que l’ancienne école, dont Victor Hugo et quelques autres sont les seuls représentants qui soient encore vivants […].
« Ainsi donc, ce que je désire avant tout, c’est d’être jugé par la critique, et, une fois connu, ça ira tout seul. »
Isidore Ducasse, dit Lautréamont
[Seuls les lundistes (surnom de l’époque des chroniqueurs littéraires, ndlr)] jugeront en 1er et dernier ressort le commencement d’une publication qui ne verra sa fin évidemment que plus tard, lorsque j’aurai vu la mienne. Ainsi donc la morale de la fin n’est pas encore faite. Et cependant, il y a déjà une immense douleur à chaque page. […] Ainsi donc, ce que je désire avant tout, c’est d’être jugé par la critique, et, une fois connu, ça ira tout seul. »
Au fil des pages, Maldoror / Lautréamont / Ducasse raconte en termes outrés et sanglants sa haine des hommes, son amour de la mort et de la nature, donne la parole à des animaux et des chimères, préfigure le cut-up en recopiant des pages de manuels de biologie de son époque (dont une émouvante description du vol de la cigogne), se bat en duel, voue aux gémonies le Tout-Puissant, raconte le Paris des pauvres et des malades et affirme que « Depuis Racine, la poésie n’a pas progressé d’un millimètre.«
Il n’y a ni début ni fin dans Maldoror, que la plongée dans l’inconscient tourmenté d’une âme solitaire et frustrée, rageuse et romantique. Un voyage au pays des pires ténèbres : les nôtres.
Précurseur du surréalisme
On l’a dit, sitôt publiés, Les Chants de Maldoror sont tombés dans l’oubli. Il faudra attendre 1917 pour que les fondateurs du surréalisme, Philippe Soupault et André Breton, redécouvrent l’œuvre de Lautréamont. Très vite, les futurs auteurs des Champs Magnétiques y verront les premières ébauches du genre qu’ils vont véritablement inventer puis formaliser, et qui marquera durablement tous les arts du XX° siècle.
C’est le célèbre extrait du texte, « beau comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces ; ou encore, comme l’incertitude des mouvements musculaires dans les plaies des parties molles de la région cervicale postérieure ; ou plutôt, comme ce piège à rats perpétuel, toujours retendu par l’animal pris, qui peut prendre seul des rongeurs indéfiniment, et fonctionner même caché sous la paille ; et surtout, comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ! » qu’ils citeront en étendard du Manifeste du Surréalisme.
De fait, le texte n’est pas loin de l’écriture automatique (mais pourtant plus linéaire et, au sens strict, sensé, que les premiers textes de Breton et Soupault) donc de cette exploration des tréfonds de l’âme humaine, là où le langage n’est plus qu’image et signifiés à jamais se dérobant, qui constituait le cœur du projet révolutionnaire de Breton. Il marque un tournant précis et précieux dans l’histoire littéraire que les amateurs de beauté comme de scandale apprécieront sans doute par-delà les jours, les terreurs et le temps.
Deux extraits des Chants de Maldoror
Voici deux extraits des Chants de Maldoror qui vous donneront un aperçu de ce style inimitable qui caractérise l’œuvre majeure d’Isidore Ducasse (lequel, pour être tout à fait complet, finira deux ans plus tard deux autres ouvrages, sous son vrai nom, sobrement intitulés Poésies I et Poésies II qui ne pourraient être plus différents de ce texte. Chantant, en axiomes dépourvus de toute exagération lyrique, l’amour, la bonté et la beauté, ils s’ouvrent sur ces mots définitifs : « Les gémissements poétiques de ce siècle ne sont que des sophismes ».).
J’ai vu les hommes
J’ai vu, pendant toute ma vie, sans en excepter un seul, les hommes, aux épaules étroites, faire des actes stupides et nombreux, abrutir leurs semblables, et pervertir les âmes par tous les moyens. Ils appellent les motifs de leurs actions : la gloire. En voyant ces spectacles, j’ai voulu rire comme les autres ; mais cela, étrange imitation, était impossible. J’ai pris un canif dont la lame avait un tranchant acéré, et me suis fendu les chairs aux endroits où se réunissent les lèvres. Un instant je crus mon but atteint. Je regardai dans un miroir cette bouche meurtrie par ma propre volonté ! C’était une erreur ! Le sang qui coulait avec abondance des deux blessures empêchait d’ailleurs de distinguer si c’était là vraiment le rire des autres. Mais, après quelques instants de comparaison, je vis bien que mon rire ne ressemblait pas à celui des humains, c’est-à-dire que je ne riais pas. J’ai vu des hommes, à la tête laide et aux yeux terribles enfoncés dans l’orbite obscur, surpasser la dureté du roc, la rigidité de l’acier fondu, la cruauté du requin, l’insolence de la jeunesse, la fureur insensée des criminels, les trahisons de l’hypocrite, les comédiens les plus extraordinaires, la puissance de caractère des prêtres, et les êtres les plus cachés au-dehors, les plus froids des mondes et du ciel ; lasser les moralistes à découvrir leur cœur, et faire retomber sur eux la colère implacable d’en haut. Je les ai vus tous à la fois, tantôt, le poing le plus robuste dirigé vers le ciel, comme celui d’un enfant déjà pervers contre sa mère, probablement excités par quelque esprit de l’enfer, les yeux chargés d’un remords cuisant en même temps que haineux, dans un silence glacial, n’oser émettre les méditations vastes et ingrates que recelait leur sein, tant elles étaient pleines d’injustice et d’horreur, et attrister de compassion le Dieu de miséricorde ; tantôt, à chaque moment du jour, depuis le commencement de l’enfance jusqu’à la fin de la vieillesse, en répandant des anathèmes incroyables, qui n’avaient pas le sens commun, contre tout ce qui respire, contre eux-mêmes et contre la providence, prostituer les femmes et les enfants, et déshonorer ainsi les parties du corps consacrées à la pudeur. Alors, les mers soulèvent leurs eaux, engloutissent dans leurs abîmes les planches ; les ouragans, les tremblements de terre renversent les maisons, la perte, les maladies diverses déciment les familles priantes. Mais, les hommes ne s’en aperçoivent pas. Je les ai vus aussi rougissant, pâlissant de honte pour leur conduite sur cette terre ; rarement. Tempêtes, sœurs des ouragans ; firmament bleuâtre, dont je n’admets pas la beauté ; mer hypocrite, image de mon cœur ; terre, au sein mystérieux ; habitants des sphères ; univers entier ; Dieu, qui l’as créé avec magnificence, c’est toi que j’invoque : montre-moi un homme qui soit bon !… Mais, que ta grâce décuple mes forces naturelles ; car, au spectacle de ce monstre, je puis mourir d’étonnement ; on meurt à moins.
Amour affamé
Rappelons les noms de ces êtres imaginaires, à la nature d’ange, que ma plume, pendant le deuxième chant, a tirés d’un cerveau, brillant d’une lueur émanée d’eux-mêmes. Ils meurent, dès leur naissance, comme ces étincelles dont l’œil a de la peine à suivre l’effacement rapide, sur du papier brûlé. Léman !…
Lohengrin !… Lombano !… Holzer !… un instant, vous apparûtes, recouverts des insignes de la jeunesse, à mon horizon charmé ; mais, je vous ai laissés retomber dans le chaos, comme des cloches de plongeur. Vous n’en sortirez plus. Il me suffit que j’aie gardé votre souvenir ; vous devez céder la place à d’autres substances, peut-être moins belles, qu’enfantera le débordement orageux d’un amour qui a résolu de ne pas apaiser sa soif auprès de la race humaine. Amour affamé, qui se dévorerait lui-même, s’il ne cherchait sa nourriture dans les fictions célestes : créant, à la longue, une pyramide de séraphins, plus nombreux que les insectes qui fourmillent dans une goutte d’eau, il les entrelacera dans une ellipse qu’il fera tourbillonner autour de lui. Pendant ce temps, le voyageur, arrêté contre l’aspect d’une cataracte, s’il relève le visage, verra, dans le lointain, un être humain, emporté vers la cave de l’enfer par une guirlande de camélias vivants ! Mais… silence ! l’image flottante du cinquième idéal se dessine lentement, comme les replis indécis d’une aurore boréale, sur le plan vaporeux de mon intelligence, et prend de plus en plus une consistance déterminée… Mario et moi nous longions la grève. Nos chevaux, le cou tendu, fendaient les membranes de l’espace, et arrachaient des étincelles aux galets de la plage. La bise, qui nous frappait en plein visage, s’engouffrait dans nos manteaux, et faisait voltiger en arrière les cheveux de nos têtes jumelles. La mouette, par ses cris et ses mouvements d’aile, s’efforçait en vain de nous avertir de la proximité possible de la tempête, et s’écriait : « Où s’en vont-ils, de ce galop insensé ? »
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