« La science-fiction est déjà là, parmi nous, dans notre quotidien, nos engagements, nos vies concrètes. Pas de vaisseaux interstellaires, de guerre des étoiles, de fantasy musclée ni de space opera. L’anticipation proche, c’est l’ultime réalité, l’accélération immédiate, la seconde suivante, le non-duel. Ni avant ni après, ni noir ni blanc, ni mauvais ni bon, mais réel. Ultra-réel. » Cet extrait de communiqué de presse annonçait en fanfare, durant l’année pandémique, le retour de Métal Hurlant, monument de la bande dessinée.
Ce magazine, c’est un peu le genre inoxydable dans l’imagerie collective : une vieille carcasse métallique solide, l’esprit démesuré de son temps, l’attrait du chaos, le génie du trait fait main, l’amour de l’utopie sur papier. Il est né, a bien vécu et s’est éteint, mais à la lueur de cette nouvelle entre euphorie et nostalgie, la question perdure : peut-on faire revivre ce qui est à jamais ancré dans l’histoire ? C’est tout le défi de Vincent Bernière, éditeur du renouveau des Cahiers de la BD. Tout va se jouer donc à partir du 29 septembre 2021 via un premier numéro dont la couverture, signée Ugo Bienvenu, l’une des fines fleurs du secteur, nous convie à la welcome baby party d’un nouveau-né à la peau dorée, entouré de sa mère humaine et de son père robot, sur une planète inconnue. La science-fiction a toujours été le cadre idéal pour décrypter le monde et les métropoles de demain. Elle est désormais aux portes du présent, notre présent. C’est ce qu’on démontré ces précurseurs. Ces arpenteurs en chef de chemins de traverse.
En quête de territoires d’expression
Au milieu des tumultes économiques et des violences politiques et sociales, les années 1970-80 ont fait naître des échappatoires libertaires post-mai 68 qui ont favorisé l’ouverture d’une créativité nouvelle, alternative et révolutionnaire. Une époque marquée à la fois par la présence des périodiques satiriques (Hara-Kiri devenu Charlie Hebdo) et contre-culturels (Actuel) ainsi que par l’émergence des radios libres et des bandes dessinées plus matures qui n’attendaient que de s’exprimer et d’expérimenter.
Une recomposition qui s’ouvre avec Pilote, fondé par Goscinny, suivie d’une réelle émancipation via L’Écho des savanes, Métal Hurlant, Fluide Glacial ou encore (À Suivre). Cette génération d’auteurs-dessinateurs, en digne figure de proue, a fait sauter les verrous de l’interdiction pour créer ses propres magazines, publier ses œuvres et répondre à ses envies sans restriction.
Si dans cette émulation créative, chacun a fait bouger les lignes, marquant le passage de la discipline à l’âge adulte, l’arrivée de Métal Hurlant fut un séisme dans le panorama, poussant le neuvième art au centre de la culture populaire. C’est en janvier 1975 que cet objet improbable voit ainsi le jour, sous l’égide d’une toute nouvelle maison d’éditions, Les Humanoïdes associés, fondée un mois plus tôt. Aux commandes, une équipe de quatre rêveurs, prêts à faire décoller la fusée, libérer leur créativité science-fictionnelle et à marquer du sceau l’histoire de la bande dessinée hexagonale.
Les Humanos dans la place
Ce besoin de conquête est né sous l’impulsion de Jean-Pierre Dionnet, jeune cinéphile mélomane utopiste et futur créateur des Enfants du rock et de Cinéma de quartier. À ses côtés, deux autres transfuges de Pilote : Jean Giraud alias Mœbius, inventeur de mondes, génie absolu du dessin (Blueberry, Arzach, L’Incal avec Alejandro Jodorowsky) et Philippe Druillet, artiste protéiforme et symphonique, précurseur de l’éclatement des cadres dépourvus de cases (La Nuit, Gaïl, Salammbô). Le quatrième homme, Bernard Farkas, se fait plus discret chez Nathan, agissant ici en tant que capitaine des finances. Il les quittera deux ans plus tard pour devenir distributeur du Rubik’s Cube.
Un quatuor déjà remarquable donc, paré à accueillir dans leurs pages la crème de la crème. Comme le rappelle Dionnet dans un documentaire audio sur Arteradio : « C’était l’arrogance de la jeunesse. L’idée de se penser « je serai le meilleur », je vais faire le meilleur journal, et le croire tellement que ça marche. » Des propos qu’il complète avec ceux du Figaro: « On est parti dans la science-fiction, avec cet air du temps : l’an 2000 approchait, le côté apocalyptique, on a marché sur la Lune… Giraud dessinait des vaisseaux déglingués. Druillet continuait d’explorer son espace intérieur, à faire de la BD religieuse alors qu’il n’était pas croyant.«
Mais Métal Hurlant, c’est aussi son titre (trouvaille de Mandryka, cofondateur de L’Écho de Savanes), avec tout ce qu’il véhicule d’imaginaire, de fantasme, de frénésie et d’évasion, sans aucune limite. C’est ensuite son identité graphique et visuelle, élaborée par Étienne Robial, qui s’occupera plus tard de (À Suivre) et de l’habillage des débuts de Canal+. Le premier numéro de cette revue « réservée aux adultes », au prix de 8 francs et dont la couverture est signée Mœbius, fait ainsi son entrée dans le monde pour conquérir le marché de la modernité.
« Liberté, création graphique, chaos, innovation »
Récits d’anthologies, odyssées spatiales, créatures lovecraftiennes, obsessions kdickiennes, antihéros interstellaires, femmes androïdes, invasions extraterrestres, partitions graphiques, couvertures saturées de couleurs… Métal Hurlant bâtit peu à peu sa révolution visuelle.
En 1976, il amorce un premier virage avec l’arrivée de Philippe Manœuvre, alors âgé de 22 ans et tout juste échappé de Rock & Folk, qui insuffle l’esprit rock. À l’image des illustrations de Frank Margerin (Lucien, le rockeur à la banane), de Denis Sire ou encore de Serge Clerc. Au fil des publications, Métal Hurlant se décline sous diverses formes, aborde l’humour et le sexe, se penche sur l’introspection et l’autobiographie, mais se laisse toujours guider par une seule règle : « liberté absolue, création graphique, chaos, innovation ».
Pendant ce temps, Outre-atlantique, le magazine Mad s’impose déjà etcontribue à réveiller la scène underground américaine depuis 1952, dont beaucoup de ces exaltés s’inspirent. De son côté, Will Eisner, artiste de génie et créateur culte de Spirit, va doucement introduire le terme de « roman graphique » avec Un pacte avec Dieu. Tout est donc sous les meilleurs auspices pour permettre à cette revue manifeste dedonner ses lettres de noblesse à ce secteur en effervescence.
Influence considérable au cinéma
En véritable laboratoire bouillonnant, il s’entoure très vite des meilleurs dessinateurs du moment. À l’instar d’Enki Bilal (Exterminateur 17), François Schuiten (Carapaces, Le Rail), Jacques Tardi (Polonius), Yves Chaland (Bob Fish & de jonge Albert), Jean-Claude Gal (Les Armées du Conquérant), Hugo Pratt (Fort Wheeling) ou encore le mythique Richard Corben (Den), décédé en décembre 2020, devenu l’un des piliers de sa déclinaison américaine, Heavy Metal, née en 1977.
De la BD franco-belge aux comics américains, de la littérature fantastique au roman noir, du cinéma bis à l’érotisme SM, de l’heroïc fantasy à la politique et au rock, ces démiurges explorent tous les styles, tous les genres. Au cœur d’un neuvième art balisé par Tintin, Gaston Lagaffe, Les Schtroumpfs, Lucky Luke ou Boule & Bill, la revue opère sa transformation, s’internationalise et évolue dans une décennie foisonnante qui touche tous les publics.
À Hollywood, c’est le choc graphique et artistique. Ridley Scott s’en nourrit pour Alien, s’offrant les talents de Mœbius, qui a sans doute le plus influé sur l’esthétique de la science-fiction moderne. Sa BD The Long Tomorrow, compilation d’histoires courtes parue dans le magazine en 1976 avant de devenir un album, est connue pour avoir inspiré Blade Runner. Et puis il y a eu le projet fou avorté de Dune d’Alejandro Jodorowsky (brillamment raconté dans un documentaire). De son côté, George Lucas puise allègrement dans ce creuset d’innovations artistiques pour Star Wars, en pur amateur de bandes dessinées européennes; des liens qu’il n’a jamais caché. Tout comme Luc Besson pour Le cinquième élément. Et beaucoup d’autres encore, à l’instar de George Miller (Mad Max), Hayao Miyazaki (Nausicaä de la vallée du vent), Katsuhiro Otomo (Akira).
Du crépuscule à l’aube d’une ère nouvelle
Pendant treize ans, Métal Hurlant a ainsi publié les œuvres les plus avant-gardistes, métaphysiques, hallucinées et visionnaires, libérées de toutes contraintes éditoriales, s’accaparant tous les espaces d’une planche avant son déclin. Le couperet tombe en 1987 entre problèmes financiers, conflits et divergences. Mais en conjuguant bande dessinée, science-fiction, cinéma et musique, tous ces passionnés ont su alimenter généreusement la pop culture du XX° siècle.
Entre 2002 et 2004, Métal Hurlant connaît un repêchage via Fabrice Giger, patron des Humanoïdes Associés. Mais ce bimestriel au format comic book, publié en France et aux États-Unis, peine à fonctionner et sonne définitivement le glas avec un ultime numéro en 2006. Entre-temps, Christian Marmonnier et Gilles Poussin font paraître chez Denoël la géniale monographie Métal Hurlant 1975-1987, la machine à rêver, retraçant cette épopée dantesque sur 300 pages. En 2012, le magazine inspire la série télévisuelle franco-belge Metal Hurlant Chronicles, tirée des histoires parues.
Quarante-six ans et cent trente-trois numéros initiaux plus tard, ce joyau destroy alternatif reste toujours aujourd’hui une source d’inspiration fertile. À l’ère du numérique, des réflexions prospectives, des nouvelles utopies et de cette nostalgie récurrente, il n’en fallait pas plus à Vincent Bernière pour vouloir redonner vie à cet OVNI en collaboration avec Fabrice Giger, via un financement participatif sur la plateforme KissKissBankBank. Comme il le souligne : « C’était prévu dans Superman, Spirou et Walking Dead : la propagation d’une épidémie virale à l’échelle de l’humanité. Mais ce que personne n’attendait, c’est le retour de Métal Hurlant en 2021.«
Métal hybride
Cette relance prend ainsi corps dans un mook (magazine-book) de 288 pages, avec en son sein une cinquantaine d’inventifs, comme Ugo Bienvenu (Préférence système), Jerry Frissen (série des Méta-Baron d’après Alejandro Jodorowsky) ou encore Fabien Vehlmann, Mathieu Bablet et Brian Michael Bendis. Ils vont exprimer leur vision du futur sur de nombreuses problématiques contemporaines : écologie, architecture, transhumanisme, intelligence artificielle, vie animale, engagement politique, avatars post mortem, art numérique…
Un champ d’exploration large qui fait la part belle dans ce premier numéro au « near future » ou l’anticipation proche, via des analyses et des entretiens avec le génial Enki Bilal, l’architecte Éric de Broches des Combes, les écrivains de science-fiction William Gibson (parrain du cyberpunk) et Alain Damasio (spécialiste de la dystopie politique). Le tout géré par un comité de rédaction mené par l’essayiste Nicolas Tellop, l’autrice-conceptrice-dessinatrice Sabrina Calvo et l’éditrice aux Humanoïdes Associés Cécile Chabraud.
Cette nouvelle formule promet en outre, à chaque numéro, d’alterner nouveauté et vintage pour permettre ainsi de (re)découvrir des pépites graphiques dont certaines sont introuvables depuis quarante ans. L’art et la manière de sceller la filiation entre fers de lance et nouvelle garde pour mieux attirer et unir les fans de la première heure et les nouvelles générations. L’avenir ensemble, solidaire, n’a jamais été aussi imminent.
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Métal Hurlant nouvelle version, n°1, sort ce 29 septembre aux Humanoïdes Associés.
Plongez plus avant dans les coulisses de la réédition de Métal Hurlant, dans cet entretien-fleuve avec Vincent Bernière.
À noter aussi : l’anthologie Métal Hurlant 1975-1987, la machine à rêver de Christian Marmonnier et Gilles Poussin sera rééditée le 06 octobre chez Denoël Graphic. Parce que, pour citer Jean-Pierre Dionnet, « on n’envisage bien le futur que si l’on connaît le passé », tout adorateur, toute adoratrice de SF et d’imaginaire cette saga créative sera aux anges en se replongeant dans l’histoire de cette fascinante saga créative.