Le clavecin, son du ghetto

Temps de lecture : 7 minutes
Clément Cogitore Indes galantes
Capture d'écran

À l’époque où il dirigeait la maison, Benjamin Millepied a lancé un programme singulier sur le site internet de l’Opéra : des artistes sont invités à tourner des vidéos sur place et à les montrer sur le web, considéré à juste titre comme un nouvel espace scénique gratuit et ouvert à tous.

Clément Cogitore Indes galantes
Capture d’écran

Ce programme a de l’underground l’apparence discrète et la propagation facile ; ce sont des œuvres en libre-service. Les vidéos témoignent de la manière dont les artistes se sont emparés des différentes scènes de l’Opéra au cours de résidences de travail en général non accessibles au public. Artistes, cinéastes, comédiens ou musiciens, Bertrand Bonello, Claude Lévêque, Julien Prévieux ou encore Rebecca Zlotowski s’y sont succédé depuis sa création en 2015. Ces créateurs sont à l’image du mélange des genres qui fait toute l’actualité de ce programme.

Clément Cogitore, l’un de ces invités, a fait entrer le krump à l’Opéra de Paris. Dans sa vidéo les Indes Galantes, on retrouve la coexistence harmonieuse d’éléments du passé et d’éléments du présent qui habite toute son œuvre : la musique de Rameau et le krump de Los Angeles, une danse des ghettos protestataire et politique. Il y dans ce film la force de la jeunesse, grondante, menaçante et touchante à la fois. Long de six minutes à peine, il revêt la dimension utopique que l’on imagine de ce projet. Il montre une danse née dans les années 2000 au cœur des quartiers pauvres de Los Angeles dans un clair-obscur qui a l’incandescence de la clandestinité, une lumière dont il a fait usage dans des œuvres antérieures comme Élégies, Memento Mori, Un Archipel ou Bielutine.
 


 
Tournées sur la scène de l’opéra, ces images prennent des tonalités intimistes, mélancoliques, au bord du fantastique, avec des cadrages picturaux, des premiers plans occupés par quelques têtes qui regardent la scène, et des taches de couleur qui se détachent d’un camaïeu de gris sur les corps et les vêtements.

Ces images s’accordent avec une grâce étonnante à la musique des Indes Galantes de Rameau, dont le sujet a été inspiré au compositeur par une représentation d’Indiens de Louisiane vue à Paris en 1725. Des danseurs en blousons, bonnets et sweat-shirts à capuche, dessinent un cercle mouvant au centre de la scène. Aussi étrange que cela puisse paraître, et c’est là toute la force de ce film, le son du clavecin semble avoir été composé pour ces mouvements qui vont par vagues, à la fois heurtés et délicats, spontanés et contrôlés.

La chorégraphie, qui semble aussi laisser une part à l’improvisation, a été pensée par Bintou Dembele, Igor Caruge et Brahim Rachiki. C’est une battle qui ressemble à du hip-hop et qui n’en est pas. Clément Cogitore parle de « jeunes gens qui dansent au dessus d’un volcan ».
Le récit, ou sa suggestion, évoque l’histoire de l’opéra de Rameau, et celle d’adolescents des années 1990 dans les ghettos de Los Angeles qui, poursuivis par la police après la mort de Rodney King, ont trouvé à exprimer la violence par le geste.

À propos de Rameau, Clément Cogitore parle aussi de la « naissance d’un malentendu entre l’homme occidental et le reste du monde ». C’est un rituel barbare, une grande communion en forme d’exutoire et de transfiguration. À la suite de cette expérience, Stéphane Lissner a confié à Clément Cogitore la mise en scène des Indes Galantes, qui sera joué, en public cette fois, à l’Opéra Bastille en 2019.
 


 
Pour suivre l’actualité de Clément Cogitore, ça se passe tout cet automne à Paris et en ligne. Son exposition au Bal, Braguino ou la communauté impossible dure jusqu’au 23 décembre (Un film intitulé Braguino est sorti en salles le 1er novembre et a été diffusé sur Arte le 20). Il vient aussi de réaliser une création radiophonique pour France Culture sur le même sujet (Création On Air). Cet ensemble d’œuvres constitue des variations à partir d’un voyage que Clément Cogitore a fait en Sibérie, à la recherche d’une communauté de croyants installés là dans les années 1970. C’est tour à tour la vision de la fin d’un monde et de la guerre des hommes vue par des enfants.

Plus d’infos sur le site de l’Opéra de Paris ou sur Clementcogitore.com
Vous pouvez aussi suivre les actualités de la 3° scène de l’Opéra de Paris ici.

Anaël Pigeat est critique d’art et rédactrice en chef de la revue art press. Elle assure également des commissariats d’exposition. À venir : Jennifer Douzenel, "Il songe le singe", agnès b rue du Jour, 26 octobre - 3 décembre 2017. Publication récente : "Bernard Faucon, Rescapés", Editions de l'Œil/Artron, 2017.