Quand Henri II de Reuss-Gea comprit qu’il ne lui restait plus longtemps à vivre, sa maladie n’allant pas en s’arrangeant, le seigneur de Gera, Scheiz et Lobenstein, commaPhilnda à son compatriote et ami Heinrich Schütz les Musikalische Exequien. Ainsi le musicien allemand composa-t-il, en 1635, l’un des chefs d’œuvre de la musique baroque, méditation sur la mort et le destin de l’Humanité.
Cette messe à la composition parfaite, avec ses chœurs sublimes, toute en émotion retenue, sont à la base de la réflexion que menèrent de concert Peter Sellars et Grant Gershon pour concevoir Music for a Departure. Les deux artistes, auxquels on doit déjà un magnifique Lagrime di San Pietro d’Orlando di Lasso avec la même Los Angeles Master Chorale, expliquent dans le livret avoir voulu rendre hommage, à travers cette nouvelle création commune, aux victimes du Covid, « toutes ces personnes qui nous ont quittés trop tôt et trop seuls pendant la pandémie ».
Cette messe, Peter Sellars la découvrit quand il avait 20 ans, à l’église Emmanuel de Boston. Et c’est à l’œuvre de Schütz que le célèbre metteur en scène et acteur se raccroche quand le monde s’arrête puis se referme, au printemps 2020, tandis que de dizaines de milliers de personnes meurent chaque jour d’une maladie qu’on n’arrive pas à comprendre. Il confie s’être retrouvé avec Gershon, dans le tout dernier avion à quitter la Nouvelle Zélande, où ils venaient de boucler la tournée mondiale triomphante de leur Lagrime, avant que le Covid ne stoppe le monde net dans sa course. De retour chez lui, à Los Angeles, il se repense à la musique de Schütz. Musikalische Exequien, qui signifie en français Musique pour accompagner un départ, n’a pas seulement été conçue comme une façon de dire au revoir à ceux qu’on aimait, et qui nous ont quitté.
Ces Exequien (« funérailles » en Allemand) sont aussi hantées par la guerre de Trente Ans au cœur de laquelle ils furent crées, une époque marquée par les champs de batailles et la violence, l’incertitude profonde quant à un avenir bien sombre, et les épidémies —la « peste suédoise » notamment— qui affectèrent tout le continent européen pendant trois décennies. Autant d’événements dramatiques avec lesquels on doit de nouveau vivre, en Europe, depuis quelques années. Sellars mentionne l’oeuvre à Gershon lors d’une de leurs conversations téléphoniques régulières. Intrigué, le chef d’orchestre obtient une partition et commence à l’étudier.
Ainsi les deux hommes créèrent-ils le spectacle auquel on assiste, ce 21 novembre, au Walt Disney Concert Hall, la célèbre salle de concert conçue par Frank Gehry. Dès les premières notes, portées par les vingt-quatre voix splendides de la chorale la plus respectée des États-Unis, magnifiées par l’acoustique transcendante du lieu, on comprend l’obsession de Sellars et la fascination de Gershon pour cette messe.
« Nu, je suis venu au monde du ventre de ma mère », se lance le chœur, reprenant les mots de Job après qu’il a tout perdu dans la Bible. Et si une tristesse profonde envahit le public, celle-ci est accompagnée d’un sentiment de joie étrange, une ardeur presque indicible, cet élan qu’on ne saurait qualifier de religieux (à chacun ses convictions) mais qui pourrait être défini comme sublime, tant l’émotion ressentie est un bouleversement, un choc. Il s’agit d’une musique sacrée, certes, mais tellement humaine par ailleurs. La mise en scène de Sellars orchestre les protagonistes et voix de cette messe comme autant de camarades, se soutenant les uns les autres, dans l’épreuve que constitue la perte d’un être aimé.
C’est par leur capacité à transcender notre condition de mortel, à déplacer sur une autre dimension l’expérience de notre existence, que les Musikalische Exequien trouvent leur beauté unique et intemporelle.
Le texte consiste principalement en hymnes et passages des Psaumes, avec une série de duos, ainsi que quelques solos et trios, accompagnés d’un orgue et d’une viole de gambe. Plusieurs gestes, mains levées au ciel ou posées sur un proche pour apaiser, consoler, correspondent à des mots spécifiques dans le texte, de telle sorte qu’on voit autant que l’on entend ce qui se joue. Dans la deuxième partie, les chanteuses et chanteurs sont recueillis à la façon d’une veillée funèbre, chacune et chacun assis sur leur chaise. Ils se penchent, lèvent les yeux puis les bras au ciel.
Sur une table, placé devant eux, le défunt est allongé. Des petits groupes s’approchent l’un après l’autre pour lui dire au revoir. Le dernier mouvement s’inspire d’un atelier que Schütz suivit dans sa jeunesse, lorsqu’il étudiait avec [Giovanni] Gabrieli. Les chanteurs semblent être parvenus dans une autre dimension. « Nous ne sommes pas seuls », chantent-ils dans une capella à cinq voix (1 soprano, 1 alto, 2 ténors, 1 basse) qui contraste avec les trois voix solistes. Deux sopranos représentant deux séraphins, et baryton comme Beata anima cum Seraphinis, « l’âme bienheureuse avec les séraphins », interviennent à plusieurs reprises sous la forme d’un chœur lointain.
« C’est une musique de chagrin profond mais aussi d’illumination et de réconfort », analyse Sellars. « C’est impromptu, comme si c’était improvisé. Il n’a pas la structure habituelle d’une messe, cela ressemble plutôt à un groupe de personnes qui souhaiteraient partager ce qu’elles ont vécues. » Ces 70 minutes poignantes nous font sentir, au plus profond de notre âme, une vérité complexe : accepter que la seule façon d’être pleinement vivant, dans ce monde, est d’expérimenter ce que signifie le quitter.