Un sentiment de tristesse plane en ce dimanche soir de fin janvier au Walt Disney Concert Hall, la mythique salle de concert crée par Frank Gehry, à Downtown Los Angeles. Quelques heures plus tôt, une tuerie de masse a endeuillée la région. Le chef d’orchestre Roderick Cox demande une minute de silence au public avant de se lancer dans la première pièce, qui poursuit cet hommage. Si Maurice Ravel n’a pas composé Pavane pour une Princesse morte comme un hymne funéraire, contrairement à ce que son titre suggère, le morceau correspond parfaitement à l’émotion du moment. L’orchestre philarmonique de Los Angeles, l’un des plus réputés au monde, enchaine presque sans transition sur un second air, qui est une véritable révélation.
Negro Folk Symphony de William Levi Dawson est l’un de ces chefs d’œuvres tombés aux oubliettes de l’Histoire, qu’il est passionnant de redécouvrir aujourd’hui. L’une des rares symphonies du XX° siècle composée par un Afro-américain, elle fut saluée par la critique de l’époque autant que par un public enthousiaste lors de sa première présentation en 1934, à Philadelphie, sous la direction du grand Leopold Stokowski. L’œuvre ne fut pourtant plus programmée dans les années suivantes et disparut presque immédiatement des répertoires d’Europe comme des États-Unis, pour un certain nombre de raisons parmi lesquelles on peut citer la couleur de la peau de son créateur, handicap certain durant l’époque qui s’ensuivit, les Années Folles et leur parfum de liberté laissant la place aux années sombres et au racisme galopant qui déboucherait sur la Seconde Guerre Mondiale. Un historien cite également, fait étrange, le manque de partitions disponibles alors, dans l’excellent podcast que consacre le LAPhil au concert de ce soir. Dawson ne composa plus jamais de symphonie, bien qu’il continuât à écrire et à arranger de la musique.
De fait c’est à une explosion enivrante de sons, couleurs, émotions et thèmes subtiles qu’on a la chance d’assister. Les cuivres et tambours grondent d’abord lentement, s’affirment peu à peu et résonnent enfin, fier et tragique chant des esclaves qui triment dans les champs de coton, en chantant l’exil de leurs ancêtres Africains. Cox incarne avec précision, vigueur et parfois sensualité les mouvements complexes de cette musique riche et moderne. Son corps autant que ses mains virtuoses indiquent à l’orchestre ce qu’il doit faire, il se raidit sur un staccato, bondit presque quand le rythme se rompt, ou se plie au contraire, langoureux, pour encourager un thème romantique, mené par le cor, à se déployer pleinement. Le motif pentatonique puise son inspiration dans ce que le compositeur appelait le répertoire folk, lui préférant ce thème à celui de negro spiritual car il ne s’agit pas pour lui de chant d’église, et parce que les « folks », en anglais, ce sont les gens, les quidams, les anonymes. C’est leur musique, leurs airs, le répertoire populaire qu’il voulait traduire dans la grammaire savante de la « musique classique » telle qu’elle fut inventée en Europe. Ces airs qu’il aimait tant dans l’enfance, que sa mère fredonnait dans la cuisine.
L’orchestre suit admirablement les coupes abruptes d’humeur et les textures délicates qui s’enchainent sur trois mouvements, de légères notes bleues apparaissent ici et là. De douces voix d’enfants, qui ne savent pas encore leur malheur, sont portées par flutes et hautbois. Spectaculaires, les finitions des premiers et troisièmes mouvements débouchent sur des applaudissements enthousiastes.
« Je n’ai pas essayé d’imiter Beethoven ou Brahms, Franck ou Ravel, mais d’être juste moi-même, un Noir », déclarait William Dawson dans une interview de 1932. « Le plus beau compliment que l’on puisse faire à ma symphonie est qu’elle n’est indubitablement pas l’œuvre d’un homme blanc. Je veux que le public dise : « Seul un Noir a pu écrire cela. » Comme les autres compositeurs noirs de son temps, Dawson a toutefois tenu à inclure d’autres minorités dans le grand répertoire classique d’alors, notamment des éléments vernaculaires amérindiens. Negro Folk Symphony a portée universelle, qui touche au tragique même de la condition humaine et les cœurs d’un public presque exclusivement blanc lors de sa première interprétation.
L’œuvre sera en partie réécrite après un voyage de Dawson en Afrique de l’Ouest en 1952. Dawson a aussi décrit sa symphonie comme « symbolisant le lien qui unit l’Afrique et son héritage à ses descendants en Amérique ». La soirée se poursuivra avec le Premier Concert pour Violon de Prokofiev, emmené par Karen Gomyo, avant de se clore sur la sensualité du Daphné et Chloé de Ravel.