Coloniser l’espace : c’est la solution trouvée par l’artiste turc d’origine kurde Halil Altındere pour venir en aide aux réfugiés syriens.
Quand l’astronaute syrien Mohammed Ahmed Faris effectue, en 1987, l’un des plus importants vols spatiaux de la décennie pour rejoindre la station Mir, il n’a pas idée qu’il serait, trente ans plus tard, de nouveau considéré comme un héros… dans un contexte bien différent. En Union Soviétique, il fit longtemps partie du panthéon des demi-dieux, pionniers qui conquirent l’espace, quand la Syrie faisait partie de l’URSS. Des années plus tard, en 2012, il a rejoint Istanbul à l’âge de 61 ans, en raison de son opposition affichée au régime de Bachar el-Assad.
Aujourd’hui, le cosmonaute et son épopée spatio-politique sont au cœur d’une installation de l’artiste Halil Altindere. Connu pour une œuvre engagée, radicale et sarcastique, Altindere a retracé l’histoire du cosmonaute syrien, afin de la mettre en résonance avec le sort qui est désormais réservé à ses compatriotes en Europe (la Turquie est aujourd’hui le second pays d’accueil pour les réfugiés syriens après le Liban : on en compte plus de deux millions). L’Occident parait bien mesquin en comparaison, l’Europe panique face aux 600 000 que l’Allemagne accueille, quand la France est au dessous des 10 000, tout comme les États-Unis.
Commentaire ironique et mordant de cette triste réalité, l’installation d’Altindere
Altindere Space Refugee-Projekt détourne tous les codes et symboles de la conquête spatiale, longtemps réservée à l’Occident et à l’URSS, pour rappeler la prétention et l’absurdité du discours pompeux des dominants. Elle imagine que la planète Mars devienne terre d’accueil pour ces hommes, femmes et enfants, qui périssent par milliers chaque année dans la Méditerranée. Installations, vidéos et photographies retranscrivent, avec une rigueur toute scientifique, ce scénario de science-fiction.
Une « mission Palmyre » fictive est ainsi documentée, des combinaisons de cosmonautes sont exposées, accompagnés de portraits à la gloires des héros de la nation. L’esthétique très « Réalisme Soviétique » rappelle les heures soviétiques, afin de nous faire imaginer une autre époque, mais aussi une autre réalité, celle qu’aurait peut être pu vivre ce peuple si l’Histoire avait prise un autre tournant. Les récits, matériaux et équipements de ces « cosmonautes-réfugiés » évoquent, par le biais de l’utopie, ou de l’uchronie (la frontière est ici mince), la réalité cauchemardesque des réfugiés syriens, qui vivent exactement l’inverse de ce qu’imagine ici l’artiste.
« La Science-Fiction est quelque chose qui pourrait se produire – et, la plupart du temps, vous n’en n’auriez pas envie », a écrit Arthur C. Clarke, l’auteur de 2001, L’Odyssée de l’espace. « La Fantasy est quelque chose qui ne pourrait pas se produire – alors que vous aimeriez souvent que cela arrive. » Ici, ce qui aurait pu sembler de la science fiction il y a dix ans est devenu réalité : un drame humanitaire aux proportions incomparables à l’époque contemporaine, et qui semble pourtant laisser de glace les pays les plus aisés du globe. Ce que propose l’artiste ressemblant, alors, à une sorte de Fantasy ironique, à l’humour noir. Puissance politique de l’imaginaire SF, portée radicale d’un art du « Et si… », qui se permet d’être drôle pour mieux nous troubler.
Un autre travail du même artiste réussit, en quelques photographies, à nous faire ressentir au plus profond de notre âme le sort des réfugiés : Altindere Köfte Airlines montre des dizaines de femmes et d’hommes, postés sur la coque et les ailes d’un avion d’une compagnie imaginaire (le köfte étant ce plat national turc, des boulettes de viande). Telle est la puissance d’Altindere, ce plasticien sous estimé en France mais de plus en plus reconnu de part le monde, qui sait, comme Marcel Duchamp en son temps ou Paul McCarthy plus récemment, faire de l’humour une arme redoutablement plus efficace que tous les discours ou démonstrations.