Reims reconstruit l’Europe

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Reimsscenes Europe reportage
Reportage Reims scènes d'Europe
Angel, © Romuald Ducros courtesy Reims Scenes d’Europe

Reims Scènes d’Europe, ce sont autant d’artistes européens qui nous livrent des bribes d’histoires, des tranches de vie, des instants suspendus, des récits d’anticipation. Nous avons choisi de composer un parcours pour non pas creuser la tombe du Vieux Continent, ni élever un mausolée, mais dépoussiérer notre patrimoine commun, pour de nouveaux échafaudages. L’Europe se survivra-t-elle ?

En préambule au programme 2018, l’édito précise les contours du projet : « Ce ne sont pas des thèmes, mais de vrais territoires à explorer. Pour réussir ce voyage, il faut croiser plusieurs styles, plusieurs regards, plusieurs traditions et expérimentations. Avec son propre langage, chaque artiste présent dans cette nouvelle édition du festival apporte sa contribution sensible. Grâce à eux, l’Europe est sur scène. Un monde commun se dessine ». Il y en a donc qui y croient encore. En avant.

fin Europe Rafael Spregelburd
Fin de l’Europe, de Rafael Spregelburd © DR courtesy Reims Scènes d’Europe

Le festival en bref

Rappeler la genèse du festival permet d’en comprendre les enjeux. Lorsqu’il prend la direction de la Comédie de Reims en 2009, Ludovic Lagarde poursuit la dynamique initiée par son prédécesseur, Emmanuel Demarcy. « À Scènes Ouvertes » devient « Reims Scènes d’Europe », car la programmation est non seulement élargie à la création artistique européenne, mais aussi à d’autres structures et institutions culturelles de Reims. Cela permet de proposer, à un large public, un choix plus varié : théâtre, danse, musique, cirque, opéra, art contemporain, projections, jeune public, conférences… La programmation est assez pointue, avec des grandes figures de la scène contemporaine, mais également des spectacles pour tous, des formes courtes, des propositions en entrée libre, en particulier les performances qui réunissent beaucoup de monde.

Exemple assez inédit en France de mutualisation des ressources pour l’organisation d’une manifestation culturelle, la direction artistique est collégiale. La Cartonnerie, Césaré, la Comédie, le FRAC Champagne-Ardenne, le Manège, Nova Villa, l’Opéra de Reims œuvrent ensemble, en dépit de la diversité de leurs missions, partagent les outils malgré des logiques de fonctionnement parfois différentes. Ces lieux proposent donc une sélection de premières étrangères en France ou de reprises marquantes, dont plusieurs coproductions européennes, des résidences croisées qui débouchent sur des commandes.

Outre la présence de grands témoins (Umberto Eco en 2009, Toni Negri en 2010, Henning Mankell en 2011), le festival se caractérise par des thématiques, ou focus, parmi lesquelles la Suède, l’exil, les frontières (2012), Allô la Terre, l’ère anthroposcène (2014), Guerre et Paix (2015), la diversité culturelle (2017). Mais si les artistes programmés sont tous concernés par les questions sociétales de leur époque, il n’est pas toujours évident de rattacher la diversité des propositions à un sujet commun.
« Nous ne sommes pas qu’un festival européen », nous explique Anne Goalard, déléguée générale du festival. « On parle, entre autres, d’Europe, mais le fil rouge ne ressort pas d’emblée cette année. On a croisé des équipes qui s’intéressent à l’Europe comme champ d’exploration. Cependant, il s’agit moins de l’Europe géographique, ou politique, que de l’Europe des peuples et des artistes. »

Europia comédie Reims
Vernissage d’Europa à la Comédie de Reims © Julien Allouf

Avant tout, Reims Scènes d’Europe se veut un carrefour où se rencontrent des artistes. Parmi les projets, Incantations, attire notre attention : une expérimentation autour des arts de la marionnette, de l’image et du corps, autour du Livre des poisons d’Antonio Gamoneda, avec une distribution mélangée, issue des quatre coins du continent et qui traverse les processus de création européens.

Mais l’esprit d’ouverture du festival ne s’arrête pas là. Une grande attention est portée aux publics, avec de la médiation culturelle, des rencontres, l’esprit de fête. 80 jeunes européens du réseau YPAL (Young performing art lovers) sont aussi attendus pour participer à des ateliers de réception des spectacles et autres activités mises en place spécifiquement pour eux. « Les lycéens et les étudiants fréquentent volontiers nos structures grâce à nos relais dans les établissements », poursuit Anne Goalard. « Ici, nous cherchons à impliquer des jeunes adultes, en fonction de leurs propres objectifs et de leurs valeurs, pas des nôtres. Force de proposition, ces jeunes ont, par exemple, cette année, souhaité que l’on accueille, pour eux, un artiste belge. Du coup, après ce temps d’échanges, organisé à leur demande, on va s’intéresser à son travail. Il nous semble important de donner le pouvoir aux jeunes gens dans nos structures. »

Expo photo Europia Athènes
Europia (Athènes, 2015) © Julien Allouf courtesy Reims Scènes d’Europe

L’Europe en scène

C’est dans cet esprit d’échanges et de convivialité, que les questions les plus graves peuvent être abordées. Car le Vieux Continent semble effectivement bien mal en point. Cette Europe, malade de n’avoir pensé qu’en termes administratifs et économiques, semble à bout de souffle. Il resterait donc des humains qui l’incarnent, dont des artistes qui sont à son chevet et d’autres qui la titillent ?

Europia, paysage éclaté d’une Europe incertaine #2 (France) est une excellente entrée en matière. Comme une caisse de résonnance, le hall de la Comédie ouvre le dialogue avec une sélection d’images de Julien Allouf. De Bruxelles à Sofia, en passant par Helsinki ou Lisbonne, le comédien passionné de photographie saisit la vie ordinaire. Mais il interroge aussi la mémoire collective pour tenter de cerner les utopies auxquelles on peut encore aspirer.

Au cœur de la guerre qui s’engage insidieusement, s’est imposée à moi la nécessité de partir traverser l’Europe.

À travers son objectif, la misère suinte en même temps que les Mercedes flambent, les individus semblent minuscules au pied des gratte-ciels. Toutefois, des hommes résistent, des femmes restent debout, des groupes luttent. Une Europe en mouvement, un État des choses lucide, avec un regard acéré qui ouvre malgré tout le champ des possibles. Le photographe explique sa démarche : « Au cœur de toutes les crises que nous traversons (économique, politique, religieuse, migratoire, identitaire) et de la guerre qui s’engage insidieusement, s’est imposée à moi la nécessité de partir traverser l’Europe, de sortir de l’image journalistique telle qu’elle nous est proposée, pour tenter de laisser surgir mon propre « paysage sensible européen” ».

Londres Brexit Scène Europe
Europia (Londres, 2016) Julien Allouf courtesy Reims Scènes d’Europe

La scénographie de James Brandily est efficace. Conçue comme une installation, l’exposition est fort instructive : accrochage de différents formats, clichés en vrac, l’ensemble du texte de la Constitution européenne consultable sur place, extraits d’enregistrements audiovisuels.

Rafael Spregelburd, lui aussi, montre la complexité. Fin de l’Europe (Belgique, Italie, France, Argentine) a été élaboré à Caen, dans le cadre de l’École des Maîtres, une expérience de recherche menée avec des comédiens de quatre pays qui s’inspirent de la théorie du chaos. Se penchant sur les multiples fins que l’on nous annonce périodiquement (fin de l’art, fin des frontières, fin de la réalité, fin de l’histoire… fin de l’Europe), l’auteur-metteur en scène use d’un théâtre grotesque et explosif qui lave un peu la tête.

Ici, L’Europe est le nom d’un feuilleton tombé en disgrâce, une coproduction qui touche à sa fin annoncée, autant par manque d’imagination de ses auteurs que par manque de désir de la part des interprètes, sans oublier les impératifs financiers de ses producteurs. En dépit d’intérêts conflictuels, comment donc sauver la série L’Europe ? Pas de soldat Ryan, mais une armée d’anges et de chérubins vont se charger de cette mission très spéciale…
L’auteur et metteur en scène argentin a choisi l’humour pour démontrer, par l’absurde, l’inanité et les manipulations qui se cachent derrière les prophéties apocalyptiques.

Le metteur en scène s’explique : « Loin d’adopter une position de mauvais augure ou pamphlétaire, les comédiens tentent de relativiser l’idée de la fin et de démontrer – si cela était possible – la manière dont tout discours apocalyptique – allant de la Bible jusqu’à la politique néolibérale – exploite sans innocence la terreur que l’on impose, lorsqu’on parle de « la fin ». Il va sans dire que toute cette ironie ne fait que pointer du doigt l’utilité pratique qu’obtiennent les pouvoirs en place dans le monde globalisé, en effrayant les gens avec l’épouvantail de la fin. La fin de l’Europe, la fin de l’Euro, l’avènement de la terreur, la croisade de l’Islam ne sont que des lignes parallèles servant les intérêts dominants. »

Éternel sujet de la fin !

L’Europe en pièces

Se plonger dans l’histoire permet justement de mieux comprendre où nous en sommes aujourd’hui, comme avec Guerre des paysages (Grèce), qui s’inspire du livre Mémoires en exil. Après la Seconde Guerre Mondiale, la Grèce est déchirée par la guerre civile et de nombreux combattants communistes, enrôlés de force, sont déplacés en Ouzbékistan. Ilias Poulos a photographié et interviewé patiemment ces exilés pour tenter de retrouver des fragments de leur histoire, proche de celle qu’il a vécue enfant. Irène Bonnaud, à son tour, en fait son archéologie théâtrale et musicale, en restituant ces témoignages bouleversants et en les faisant dialoguer avec du rebetiko, cette musique rapportée d’Asie Mineure devenue emblématique de la Grèce.

Dans Ciné, le collectif madrilène Tristura (Espagne), quant à lui, aborde le thème des bébés volés en Espagne sous le franquisme (et au-delà). Un phénomène obscur dont on ne parle que très peu. Pourtant, de 1939 jusqu’au milieu des années 1980, environ 300 000 enfants ont été volés dans ce pays. Pour mesurer l’étendue du phénomène, on peut le comparer à l’Argentine où l’on estime que 500 enfants ont été enlevés. La Tristura s’empare du sujet de manière très politique, avec une vraie volonté de dénoncer, car la réconciliation avec l’histoire leur semble importante pour fonder l’Europe d’aujourd’hui. Grâce à ce road movie scénique, ils y parviennent sans renoncer à expérimenter leur propre langage : faire du cinéma avec le théâtre.

Ciné Tristura Théâtre Europe
Ciné, du collectif Tristura © Mario Zamora courtesy Reims Scènes d’Europe

Puis nous attend encore une traversée poétique de l’après-guerre, avec Un étrange voyage (France), errance du poète turc Nâzim Hikmet dans une Europe en construction. Différents éclats de ses « poèmes de combats » se mêlent aux tonalités épiques de la guitare du musicien hongrois Csaba Palotaï. Issu de l’Europe chaotique surgie du second conflit mondial, ce long poème en prose témoigne des nouveaux partages politiques et utopiques qui redessinent sauvagement le monde. Joris Lacoste non plus ne se voile pas les yeux. Une langue universelle, comme l’anglais, est un des moyens d’étendre son empire, bien au-delà de ses frontières.
 Heureusement, 24 langues officielles sont en usage sur notre continent. Mais qu’y a-t-il de commun entre des dialogues de Louis de Funès, le flow d’Eminem, le phrasé de Jacques Lacan ou la météo marine ? Encyclopédie de la parole tente, entre autres, de répondre à cette question saugrenue.

Depuis 2007, Joris Lacoste collecte des voix de toutes origines et de toutes cultures pour leurs particularités : un débit inhabituel, des timbres bouleversants, des accents inédits…

Le titre fait un peu peur. On s’attendait à une conférence savante et l’on découvre un projet singulier et enthousiasmant. Depuis 2007, Joris Lacoste et son groupe d’intervention composé de musiciens, d’acteurs, de plasticiens et de chercheurs (France, voir ici), collectent des voix de toutes origines et de toutes cultures pour leurs particularités : un débit inhabituel, des timbres bouleversants, des accents inédits… Cette collection s’expose, se déclame et se chante dans de nombreuses pièces sonores, performances chorales, installations théâtrales.

Encyclopédie Paroles Joris Lacoste
Encyclopédie de la parole, Joris Lacoste et Pierre-Yves Macé © Ida Jakobs courtesy Reims Scènes d’Europe

Le troisième opus de cette série de Suites est le plus achevé musicalement. Le groupe, assisté du compositeur Pierre-Yves Macé, interprète ces fragments de paroles vivantes fixés en partitions très exactes. Revêtues d’une soudaine étrangeté, nos langues se font entendre autrement. Pour info, ce spectacle en français, anglais, néerlandais, allemand, portugais, hongrois, polonais, roumain, croate, danois, maltais, italien, gaélique, tchèque, slovaque, espagnol, finnois, bulgare, grec, estonien, letton, lituanien, suédois, slovène, flamand est surtitré en français.

Empires et libertés

La libre circulation des hommes et des femmes au sein de l’Europe résulte davantage de la voracité des multinationales que d’une réelle soif de liberté citoyenne. Or, la montée des fondamentalismes n’est-elle pas l’une des réactions à la vacuité de la société libérale prônée par les institutions ? La remise en cause de la démocratie ne contribue-t-elle pas à faire évanouir le rêve européen ?

La démocratie est précisément le sujet de la dernière création de la Socìetas Raffaello Sanzio (Italie). Depuis 2006, Romeo Castellucci a présenté onze spectacles du cycle Tragedia Endogonidia dans dix villes européennes. À chaque étape, il s’agissait de réinventer la tragédie classique. Symbole de la cité grecque démocratique du V° siècle avant J.-C., celle-ci se retrouvait unie dans la célébration de ses mythes et de son histoire. Comment donc représenter cette forme dans nos sociétés fragmentées où les individus qui les composent se sentent isolés, fragilisés, menacés ?

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Democracy in America, Romeo Castellucci © Guido Mencari cortesi Reims Scènes d’Europe

Après cette monumentale récapitulation du tragique dans l’Europe contemporaine, le metteur en scène s’est saisi de l’œuvre majeure d’Alexis de Tocqueville (De la démocratie en Amérique, 1835-1840). Il continue à vouloir redonner au théâtre sa fonction première : « Être le double obscur et nécessaire du combat politique », comme il le dit lui-même.
En plein siècle des Lumières, le philosophe part aux États-Unis pour observer ce régime a priori riche de promesses, le comprendre et voir dans quelle mesure il est applicable à la France, là où s’est épuisé le modèle inventé par Athènes. Convaincu que la démocratie est inéluctable, il analyse le rôle de l’État, de la justice, des partis, des associations, mais aussi la religion des Pilgrim Fathers (les puritains anglais exilés), l’art, la pensée, l’évolution des mœurs.

Tocqueville n’oublie pas pour autant de mentionner les exclus du système, les Amérindiens et les esclaves, allant même jusqu’à nuancer l’idée selon laquelle la démocratie serait le système politique idéal. Et c’est justement cette lucidité prémonitoire qui intéresse Castellucci : explorer les zones d’ombres d’une démocratie née sous l’égide de Dieu, d’un système construit dans la violence des conquêtes territoriales ou de la guerre civile ; interroger les ambivalences d’un régime qui consacre avant tout l’individualisme.

Il propose une libre interprétation, à partir du sacrifice comme acte créateur ou fondateur. Guerre d’Indépendance, guerre de Sécession, batailles pour la conquête de l’Ouest, l’Amérique s’est fondée sur une terre ensanglantée. Combien d’hommes et de femmes (que des interprètes féminines !), également immolés sur l’autel du puritanisme ? Enfin, la Constitution n’est-elle pas cimentée par un socle juridique intouchable : le droit pour tout citoyen de posséder une arme ?!

Sur les pas de Tocqueville, Castelluci revient aux mythes fondateurs (ce qui permet de constater que les Américains « ont pas mal de trous de mémoire », comme il le relève avec malice). Ce qui donne une vision toute particulière autour de la violence et du sacré, une sublime variation mêlant danse, théâtre, créations sonores et plastiques d’un poète qui poursuit sa quête d’une tragédie renouvelée.

En effet, le metteur en scène puise toujours aux sources de cette forme originelle qu’il affectionne (chœurs, monologues, récit, incantations…). Atteintes aux identités à travers la langue universelle imposée à tous, minorités méprisées face à la majorité qui a toujours raison… Castellucci fait entendre les voix de celles et ceux qui ont osé s’opposer aux injustices, voire qui blasphèment. Et ces cris plus ou moins étouffés, qui nous parviennent par-delà les époques, font effet de catharsis. La célébration tragique d’« un monde sans dieu ni politique « , à l’ombre de la démocratie.
Ce maître en sortilèges scéniques a décidément plus d’un tour dans son sac. Certains de ses mystères restent insondables, chaque tableau est une énigme, mais de ce terreau mythologique des États-Unis surgissent des rituels et des scènes saisissantes de beauté plastique, des images chocs qui restent gravées dans la mémoire des spectateurs. Autant de fantasmagories pourtant révélatrices des dérives que le Nouveau Monde a engendrées.

Liberté, égalité : des vœux pieux, des mots creux ? À la traîne, les institutions peinent à incarner des valeurs européennes fortes, générant ainsi une crise de la représentation. L’idée d’union – et son pendant, la solidarité – disparaît surtout derrière les divisions suscitées par la peur de l’étranger, le repli identitaire et la montée des nationalismes.

Une autre Europe : possible ?

Et si les frontières étaient remises en cause ? Bien qu’appartenant au continent nord-américain, le Groënland est politiquement et culturellement associé à l’Europe, en particulier à la Norvège et au Danemark. Et si les enjeux géopolitiques actuels modifiaient la donne ?

Parallèlement aux dérives de l’impérialisme, Arctique (Belgique) illustre l’échec écologique.

Arctique Anne-Cécile Vandalem
Acrtique, Anne-Cécile Vandalem © DR Courtesy Reims Scènes d’Europe

Anne-Cécile Vandalem se passionne pour le mythique passage Nord-Ouest que le changement climatique et la fonte des glaces ont désormais rendu accessible. Elle imagine un récit d’anticipation théâtral et musical qui se déroule en 2025, dans lequel le navire de croisière Arctic Serenity est remorqué jusqu’au Groënland. À son bord, sept passagers clandestins vont être pris au piège d’un complot destiné à les faire disparaître, tandis que c’est la guerre un peu partout en Europe et que le dérèglement climatique pousse les populations à migrer vers le Nord.

Fidèle à son goût pour le thriller politique, das Fraülein Kompanie dévoile progressivement les stratégies et manipulations qui aboutissent à l’échouage. La metteuse en scène use à nouveau du langage cinématographique pour le mettre au service de cette fable qui fait froid dans le dos.

Enfin, pour Institut de la solitude globale, le Blitz Theatre Group (Grèce) nous transporte, cette fois-ci, dans un étrange institut, où l’on soigne une épidémie qui s’est répandue sur terre : la solitude radicale, un virus mortel qui glace les âmes et les corps. Déclarations d’amour, exercices d’amitiés et de danses, on suit les patients dans un environnement inspiré de La Montagne magique de Thomas Mann, un paysage de désolation où les derniers rescapés se côtoient, autour d’une fontaine kitsch et d’appareils de torture moins cocasses. Ces curistes sont comme les descendants du sanatorium de Berghof où l’auteur situait l’histoire de son roman.

D’ailleurs, en guise de traitement, des extraits de l’ouvrage sont lus par les patients contraints de se glisser dans la peau des personnages pour jouer des scènes d’amour ou d’amitié tirées des différents chapitres. Si la littérature ne sauve pas (encore ?) le monde, toujours sauve-t-elle des vies.

institut solitude globale théâtre
Institut de la solitude globale, Blitz Theatre Group 2 © Marilena Stafylidou courtesy Reims Scènes d’Europe

Au-delà des ravages de la solitude dans nos villes modernes, les Blitz évoquent l’isolement politique. On ne peut s’empêcher de penser à l’absence de solidarité à l’égard d’une Grèce au bord du gouffre ou au Brexit (dans la pièce, on apprend à un moment que la Grande-Bretagne est elle aussi « placée en quarantaine »). De façon plus large, ils livre une vision de l’homme désespérante : espèce agonisante, destructrice, celle-ci ne permettrait le salut de la planète qu’en disparaissant.

Enfin, le spectacle est dénué de nostalgie, comme de prospective. Selon les Blitz, pour « modifier la vie réelle », il ne reste que « la force des histoires » et « des petites choses ». C’est déjà ça, mais plus d’espoir dans le collectif. Pas d’élan, encore moins révolutionnaire. Ils traitent le sujet jusqu’à l’absurde, sans vraiment nous faire sourire. Au fond, ce centre de rééducation (à l’amour) privé de toute chaleur humaine est terrifiant. C’est malgré tout l’occasion de découvrir ou de revoir cette compagnie grecque, venue à Reims à plusieurs reprises depuis 2012, et qui ne cesse d’expérimenter de nouvelles formes. Car berceau du théâtre, la Grèce peut aussi être une tête chercheuse.

À Reims, Scènes d’Europe, des artistes observent donc le fracas du monde dans des œuvres hybrides, métissées, volontiers polémiques. Sans chercher de vérité, ni même de solutions, ils dressent un constat souvent accablant. Sur les ruines de l’Histoire, ils réinventent malgré tout leur continent, entre traversées réalistes, paysages imaginaires et virées fantastiques. Tout un monde !

Car que reste-t-il dans une Europe dévastée, où les valeurs essentielles sont bafouées ? Interroger la mémoire collective pour imaginer ce qu’il est désormais possible de partager, voilà ce que certains tentent de faire.

Rendre compte de la violence des faits ou pointer les dérives, à travers le prisme des arts, tout en repensant à quelles utopies nous pouvons encore aspirer, voilà un réenchantement salutaire pour affronter les transformations à l’œuvre.

Le festival Reims Scènes d’Europe s’est tenu du 7 au 18 février 2018. Plus d’infos sur scenesdeurope.eu.

Sarah Meneghello est autrice, journaliste et chargée de missions dans le secteur culturel.