par Claude Poissenot, Enseignant-chercheur à l’IUT Nancy-Charlemagne et au Centre de Recherches sur les Médiations (CREM), Université de Lorraine, courtesy The Conversation
Nous sommes entrés en confinement fort de notre vision du monde et de nous-mêmes. Tout à coup, notre condition ordinaire a perdu son assise. Le plus évident est notre mobilité et ce n’est pas rien. Voitures et vélos restent au garage, les chaussons n’ont jamais autant servi. Ne plus sortir revient à perdre un support essentiel de l’identité de l’individu contemporain à savoir sa composition multidimensionnelle ou plurielle.
D’habitude, nous faisons l’expérience de nous-mêmes à travers la multitude de scènes sur lesquelles nous développons des facettes différentes. Nous sommes un·e professionnel·le perçu·e comme tel·le par nos collègues ou clients, usagers. Nous sommes également un·e partenaire agréable du club de sport, de tricot ou de l’amicale de… ou de bien autre chose. Mais nous avons aussi des parents (ou des enfants) qui nous confirment non seulement notre statut d’enfant (ou de parent) mais également la manière dont nous interprétons, de façon particulière, le rôle qui lui est associé.
Nous sommes aussi client·e de boutiques où nous avons des habitudes et où nous sommes identifiés dans notre singularité : la libraire sait que nous sommes accros aux polars nordiques et le poissonnier nous sait friand de maquereaux frais. Nous comptons aussi sur les anonymes que nous croisons dans la rue et qui, par leurs regards, confortent l’image que nous nous faisons de nous par notre voiture, nos habits, nos coiffures ou notre maquillage.
Toutes ces dimensions sont suspendues et désormais, nous sommes réduits à notre facette active dans le cadre de notre logement : célibataire, en couple, parent, enfant… On peut bien sûr en combiner deux ou trois si cohabitent des générations mais on voit bien que nous sommes rétrécis, réduits à une portion congrue de la palette des dimensions qui nous composent. Et, notamment quand le logement est petit, nous rencontrons des difficultés à maintenir des territoires personnels.
Une chambre à soi
Tous les individus n’ont pas une chambre à eux et la possibilité d’écouter leur musique, de se livrer à leur activité personnelle ou de voir les personnes de leur choix dans leur espace. De ce point de vue, nous faisons collectivement une expérience (bien adoucie) qui se rapproche de la condition carcérale. Le confinement est un enfermement dans une version réduite de nous-mêmes.
Mais au contraire des détenus qui en sont (officiellement) privés, nous avons accès à Internet. Et c’est le fil qui reste et qui est sur-sollicité parce qu’il en va de la stabilité de notre être. Réseaux sociaux, textos, messages électroniques ou visioconférences, tous les outils sont mobilisés pour rester en lien avec ceux qui nous confirment habituellement dans notre définition de nous.
C’est encore plus vital quand le logement est partagé avec une personne qui ne remplit pas (ou plus) cette fonction. Alors que l’administration pénitentiaire impose aux détenus celui ou ceux avec qui ils doivent cohabiter, les conjoints en phase de rupture se retrouvent à devoir cohabiter avec une personne qu’ils ont choisie. Non seulement ils ne reçoivent plus le regard confortant mais doivent supporter l’indifférence, l’hostilité voire la violence en plus de leur propre responsabilité (même minime) dans cette situation.
Pour ceux-là, comme pour les personnes seules, les liens numériques sont un fil ténu et vital pour maintenir une identité personnelle. Il peut s’agir de liens privés, mais également de rapports professionnels. Le succès rapide des « apéros Skype » témoigne de ce besoin comme celui de tous les réseaux sociaux.
Les limites de l’autonomie
Le confinement révèle ce qui constitue la condition moderne. Jaloux de notre autonomie personnelle, nous entendons conduire notre existence au gré de nos choix individuels et le monde s’y plie souvent même si cette idée fait l’objet de critiques.
Les commerces élargissent leurs horaires d’ouverture pour coller à nos emplois du temps éclatés, la personnalisation devient une évidence tant dans l’habillement, l’enseignement ou la médecine. Mais le monde n’est pas que volonté. Un virus peut le figer en quelques semaines et nous nous retrouvons coupés des liens qui nous relient à nous-mêmes. Nous voilà privés de sortie et pourquoi pas de livraisons Amazon !
Nous éprouvons les limites de notre autonomie qui apparaît tributaire de nos relations sociales et de notre consommation. Nous avons besoin de supports pour nous tenir dans ce monde. Nos statuts (les définitions abstraites et standardisées portées par les autres) ne suffisent pas à nous qualifier dans notre individualité. Et notre société singulariste nous pousse à faire preuve d’originalité, d’authenticité, de créativité, etc.
Mais pour se construire comme tel, nous avons besoin de ressources, de matériel et aussi de la reconnaissance des autres. Le paradoxe est bien celui d’une autonomie qui nécessite d’être confirmée par autrui et qui nécessite la coopération (rendue visible) de tous ceux qui permettent au monde de tourner : soignants, caissières, mais aussi les travailleurs chinois qui sont en train de produire les masques que nous porterons demain et toute cette armée de l’ombre qui respecte le confinement pour le bénéfice de tous.
De façon cohérente, cette expérience du confinement est aussi l’occasion de chercher à sortir de cette dépendance. Cela passe par des appels à faire retour sur soi-même à travers des activités créatives, contemplatives ou de lecture et nul doute que certains de nos contemporains découvrent des facettes d’une identité latente dans le silence de leur vie confinée et solitaire. Ils élaborent un nouveau « moi » qui leur était inconnu et qui les pousseront sans doute à recomposer certains de leurs liens sociaux.
Ce qui nous rassemble
La deuxième modernité qui s’est développée depuis les années 1960 a mis l’accent sur la revendication d’autonomie concrète. Ce faisant elle a insisté sur ce qui distingue les individus les uns des autres plutôt que sur ce qui les rassemble. L’expérience du confinement, par la rupture qu’elle nous impose avec nos supports habituels de construction personnelle, nous rappelle notre appartenance concrète à la « commune humanité ».
Plus que d’habitude, on observe des anonymes qui se saluent parce qu’ils partagent la file d’attente ou la brève promenade autorisée. Malgré ce qui nous distingue, nous partageons la chance de ce moment dans l’espace public.
Plus largement, les informations nous signalent que nous sommes tous de potentiels malades de ce virus. Par-delà nos conditions sociales (qui restent déterminantes) et notre quête d’autonomie, notre condition de mortel nous rassemble. Même les jeunes et les élites n’échappent pas à ce mal insaisissable.
Et ce qui nous rassemble, c’est aussi le soutien et l’adhésion à l’activité scientifique. Notre existence personnelle dépend effectivement de la recherche scientifique qui ne saurait être confondue avec les idées fausses. Par-delà leurs nationalités, les chercheurs luttent contre un ennemi commun et sous le contrôle d’une autorité scientifique mue par un cadre universel. Et même Donald Trump commence à prendre en compte le point de vue des scientifiques…
Ce virus nous amène à repenser notre rapport à nous-mêmes et aux autres. Notre revendication d’autonomie doit être tempérée par la reconnaissance de notre dépendance aux autres et notre appartenance commune à l’humanité. Il pourra ouvrir la voie à une prise de conscience individuelle et collective permettant d’affronter les défis écologiques.
À lire aussi : L’identité n’existe que dans la mesure où elle est un problème, par Nathalie Heinich (CNRS).