Ce mois-ci, actualité oblige, The Conversation raconte un pays trop facilement oublié (dans nos contrées du moins) : la Mongolie, et ses enjeux géostratégiques sous-estimés.
par Emmanuel Véron, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) – USPC et Emmanuel Lincot, Institut Catholique de Paris
L’histoire de la Russie, de la Mongolie et de la Chine, trois États-continents de l’Eurasie soumis à la nature politique des Empires, fait ressortir bien des similitudes, au XXe siècle notamment : toute-puissance de la bureaucratie, surexploitation de la paysannerie, sédentarisation forcée avec souvent pour corollaires massacres, famines et déportations de masse… Le communisme n’a pas été la seule expérience ayant permis à plusieurs générations d’adhérer, de gré ou de force, à des valeurs très largement partagées ; son interprétation divergente entre Moscou et Pékin s’est traduite par des conflits importants dont on mesure aujourd’hui encore l’ampleur.
Le partenariat stratégique signé entre Moscou et Pékin en 1996, puis le « Traité de bon voisinage et de coopération amicale » de 2001 n’y auront rien changé. Même si une volonté commune les anime de proposer une alternative au modèle des démocraties occidentales (rappelons que les deux sont membres permanents du Conseil de Sécurité et puissances nucléaires) – une volonté qui s’exprime à travers les postures et la rhétorique de leurs dirigeants, ou par le recours à des leviers institutionnels non occidentaux (OCS, BRICS…) –, la rivalité entre la Russie et la Chine existe. En Occident, la pandémie de Covid-19 a soudain éclipsé la menace russe au profit de la Chine tout en étant le révélateur de tensions très réelles opposant les opinions russe et chinoise. C’est dans les régions tampons et potentiellement frictionnelles telles que l’Asie centrale, la Sibérie ou la Mongolie que ces tensions pourraient être amenées à se manifester encore davantage.
Chine-Russie : alliance stratégique ou opportunisme ?
Depuis l’implosion de l’URSS (1991), la relation entre Pékin et Moscou s’est articulée autour de trois grands paramètres qui se sont confortés avec l’asymétrie croissante de puissance entre les deux au profit de la Chine : la diplomatie énergétique et des ressources naturelles ; l’armement et les équipements de défense ; enfin, le Grand Jeu ou les connivences pour diluer la puissance américaine et faire converger les politiques étrangères sur des grands dossiers internationaux (Tibet, Xinjiang, Taiwan, Tchétchénie, Kosovo parmi d’autres).
La récurrence des visites diplomatiques de Vladimir Poutine ou de Xi Jinping attestent de la force de cette relation. Chacun d’entre eux, après son arrivée au pouvoir ou le renouvellement de son mandat, organise sa première visite d’État dans l’autre pays. Xi Jinping devrait être présent à Moscou lors du défilé et des commémorations russes célébrant la victoire sur les puissances de l’Axe, reportés au 24 juin.
La Russie, immense et riche en ressources naturelles (bois, minerais, eau, hydrocarbures) a trouvé en la Chine un client important, tant ses besoins internes pour nourrir sa forte croissance sont gigantesques. Dans une perspective de sécurisation de ses approvisionnements, Pékin voit dans la Russie et les pays d’Asie centrale des partenaires privilégiés : collusion/corruption avec les cadres dirigeants, richesses du sol et du sous-sol, asymétrie des moyens en faveur de Pékin… Dès les années 1990, la Chine investira dans la diplomatie pétrolière en tissant un réseau d’oléoducs et de gazoducs dans ses périphéries du Xinjiang (à l’ouest) jusqu’au centre, et du Heilongjiang (au nord-est) jusqu’à Pékin (à terme jusqu’à Shanghai). Les hydrocarbures transitent ainsi par voie terrestre afin de réduire la très forte dépendance au goulet d’étranglement du détroit de Malacca par voie de mer.
Aussi, entre 1991 et le milieu des années 2000, plus de 80 % des importations d’armements vers Pékin proviennent de la Fédération de Russie. Ces ventes d’armes sont très importantes pour les deux parties. D’un côté, la Chine bénéficie d’armements et matériels russes (et post-soviétiques) modernes et divers, leviers essentiels du contournement de l’embargo occidental décrété suite au massacre de la place Tian’anmen en 1989. De l’autre, Moscou, y trouve un débouché propice et volumineux, ainsi qu’une possibilité de maintenir son appareil industriel de défense.
Durant ces années, tous les types d’armements modernes seront vendus, transférés et copiés depuis la Russie vers la Chine : destroyers (Sovremenny), sous-marins Kilo, système de défense antiaérienne, missiles, Awacs, avion de transport, avion de combat/Sukhoï, bombardier stratégique, hélicoptères etc. Les ventes vont ralentir entre le milieu des années 2000 et début 2010, pour connaître une nouvelle hausse, y compris dans la vente d’hydrocarbures et autres ressources naturelles (en particulier le bois, le diamant etc).
Du fait du refroidissement des relations entre la Russie et l’Occident sur fond de crise ukrainienne et de sanctions, Moscou va accélérer son rapprochement avec Pékin. Initiés dans les années 2000, les exercices et manœuvres militaires (navales ou terrestres) sont plus réguliers et importants. Le dernier en date a été organisé en 2018 en Sibérie orientale. Il s’agit de l’exercice militaire russe Vostock, auquel la Chine a participé (pour la première fois). Il a rassemblé 3 200 soldats chinois et plusieurs centaines de chars et véhicules.
La relation Moscou-Pékin, deux poids lourds du système international, stimule chez certains analystes l’idée d’un supposé axe stratégique complémentaire en opposition aux démocraties libérales de l’Occident. Si la convergence politique et diplomatique sur les questions internationales importantes (séparatisme, révolutions de couleur, « printemps arabes », dossier nord-coréen, politique de sanctions, ingérences occidentales, rôle de l’ONU, la Syrie ou la Libye, etc.) se poursuit, il n’en demeure pas moins que l’asymétrie de puissance montre que Pékin a moins besoin de Moscou que réciproquement. Une méfiance mutuelle demeure. Le développement rapide et tous azimuts de la Chine, ainsi que son poids démographique, nourrissent un ressentiment antichinois, en particulier en Sibérie orientale ou en Asie centrale.
Asie centrale et Sibérie : des antipodes sous tensions
Le danger sécuritaire auquel la Chine et la Russie doivent faire face dans le domaine de la lutte contre le terrorisme islamiste est une composante essentielle de leur coopération. Ce défi est consubstantiel à leurs enjeux de politique intérieure et extérieure. Rappelons qu’au même titre que la Russie, la Chine est une puissance musulmane. Le succès des projets UEE (Union économique eurasiatique) et BRI (Belt and Road Initiative) dépend non seulement de la solvabilité des pays créanciers, mais aussi de la sécurisation de régions musulmanes en proie à une forte instabilité.
Si l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) permet une certaine coopération entre ses membres en matière de contre-terrorisme avec son centre basé à Tachkent, capitale de l’Ouzbékistan, l’effondrement de Daech et ses conséquences – le retour de plusieurs centaines de combattants djihadistes daghestanais et ouïghours respectivement au Caucase et au Xinjiang – laissent présager l’essor de nouveaux foyers de crise, auxquels la Russie, mais aussi la Chine seront directement confrontées. Pour autant, cette unité stratégique qui semble lier Moscou à Pékin n’est-elle pas une façade ?
Dans les faits, le désenclavement de l’Asie centrale opéré par Pékin à travers la mise en œuvre d’une diplomatie des tubes très active à l’égard du Turkménistan notamment vient briser le monopole d’influence russe dans la région. À cette réalité s’en ajoute une autre. C’est celle du poids démographique de la Chine et de ses diasporas en Extrême-Orient russe. La sinisation de cette vaste région sous-peuplée et le risque à long terme d’une annexion par la Chine de ces territoires longtemps délaissés par Moscou, sont des craintes profondément ancrées dans l’imaginaire politique russe. Même si les contentieux frontaliers entre les deux États ont trouvé une solution diplomatique, Russes et Chinois se souviennent de cette sortie de Mao Zedong, en 1964, devant des sympathisants communistes japonais : « Il y a une centaine d’années, la région à l’est du Baïkal est devenue territoire de la Russie et depuis, Vladivostok, Khabarovsk, le Kamtchatka et d’autres lieux sont des territoires de l’URSS. Nous n’avons pas présenté la note sur ce chapitre. »
La Chine serait-elle en train de la présenter aujourd’hui ? Dans les faits, la RPC « mord » sur la Russie : 150 000 hectares (soit la superficie de Hongkong ou celle de la Martinique) lui ont été alloués pour 4 euros l’hectare sur une durée de 49 ans. La Chine ne manque pas de moyens pour assurer son expansion. Vladivostok accueille une diaspora chinoise importante et de nombreux cortèges de touristes chinois. Surtout, c’est de part et d’autre du fleuve Amour que le développement démographique et économique chinois est le plus manifeste, symbolisant le vide russe et le « trop-plein » chinois.
Les contrastes de densité de peuplement des deux côtés de la frontière sont aujourd’hui encore approfondis par une présence économique chinoise majeure. Une politique largement soutenue par les banques et les établissements chinois (centraux et provinciaux) à travers des accords de transactions financières en roubles, des prêts bancaires aux particuliers et entreprises russes, voire l’accord de swap entre les banques centrales. À titre d’exemple, la société chinoise Baïkal Lake basée à Daqing (ville du nord-est proche de la frontière russe) souhaitait développer en 2019, via une usine située à Irkoutsk, une production d’eau en bouteilles prélevée illégalement dans le lac Baïkal. Les autorités russes, galvanisées par une pétition rassemblant plusieurs millions de signatures lui ont interdit l’accès du lac. Plus fondamentalement encore, c’est la Mongolie qui continue à faire l’objet de convoitises entre les deux puissances.
Mongolie : le ventre mou des Empires
Le territoire de la Mongolie est immense. C’est un pays montagneux et couvert de steppes dont l’aridité croît dans ses régions méridionales que traverse le désert de Gobi. Près de 28 % des 3 millions d’habitants sont nomades ou semi-nomades. La religion principale est l’école des bonnets jaunes, issue du bouddhisme vajrayāna, courant spirituel tibétain dont la Mongolie se sent encore très proche ainsi que de son chef spirituel, le Dalaï-Lama. Plus de la moitié des habitants vit à Oulan-Bator, la capitale. Le pays affiche la plus faible densité de population au monde avec 2 hab./km2. Le contraste est donc immense avec son voisin chinois.
La Mongolie n’en fut pas moins le centre de l’un des plus vastes Empires qu’ait connu le monde, celui des gengiskhanides. Que ce soit à travers la littérature populaire la plus récente – on pense au roman de Jiang Rong, Le Totem du loup, véritable best-seller publié en 2004 en Chine – ou par la production cinématographique d’un Nikita Mikhalkov avec son film Urga (1991), la Mongolie, dans l’imaginaire de ses voisins tant russes que chinois, reste synonyme de liberté, d’insoumission et… de terreur. Se comprend d’autant mieux que Pékin et Moscou aient arraché à la Mongolie (respectivement sous la dynastie Qing – 1644-1911 – et la Russie tsariste) deux régions qu’ils administrent désormais, respectivement la Mongolie intérieure (capitale Hohhot) et la Bouriatie (capitale Irkoutsk).
Alors que la Russie maintient une importante présence diplomatique dans la région, les investissements chinois (minerais, infrastructures, médias) en Mongolie et sa présence diplomatique se sont accentués ces deux dernières décennies. À Oulan-Bator, l’avenue de Pékin, l’un des axes routiers les plus importants de la ville, a été financée par la Chine. C’est là que se trouve son immense ambassade dont l’ampleur rivalise avec celle de la Russie.
Moins qu’un axe stratégique complémentaire, la relation entre Moscou et Pékin est, à l’image de leur géographie et de leur histoire, teintée de rivalités et de méfiances réciproques, instrumentalisant le temps court et long à des fins géopolitiques. Plus que jamais semble se vérifier l’adage : « Ils ne sont pas amis. Ils n’ont que des intérêts. »
Emmanuel Véron, Enseignant-chercheur – Ecole navale, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) – USPC et Emmanuel Lincot, Spécialiste de l’histoire politique et culturelle de la Chine contemporaine, Institut Catholique de Paris.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.