Pourquoi ce tableau louche ?

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Jan Van Eyck, L’homme au turban rouge, 1433. (Détail)/

Ce mois-ci, les extraits d’un livre d’histoire de l’art Le Strabisme du tableau (De L’Incidence Editions) de Nathalie Delbard. Une bouffée d’art dans ce monde. Et la découverte que même l’étrange passion apparente des grands maîtres du passé pour les portraits de sujets louchant a un sens.

par Nathalie Delbard, Université de Lille / courtesy The Conversation

Partant d’une expérience esthétique particulière, à savoir l’étrange sensation face à certains portraits peints d’être regardé sans l’être (un œil adressé au spectateur, l’autre pas), l’autrice propose ici d’envisager le motif de la divergence oculaire comme un objet théorique en soi, susceptible d’établir une contre-histoire des œuvres d’art depuis l’instauration du portrait autonome au XVe siècle en Europe.

Au-delà de la singularité de ces tableaux minutieusement étudiés, qui échappent en effet aux conventions traditionnelles des regards adressés ou absorbés des figures peintes, il s’agit d’établir en quoi le strabisme du portrait est en réalité celui de la représentation toute entière, faisant vaciller au moment même de l’établissement du système perspectif son unité supposée, au profit d’une modernité qui trouvera son accomplissement quelques siècles plus tard.

Du neuf dans le regard

L’homme au turban rouge de Jan Van Eyck est généralement considéré comme le premier portrait de la peinture flamande qui fixe le spectateur, rompant avec le regard de côté que l’on trouve alors dans les premiers portraits réalisés par l’artiste ou ses contemporains – chez le Maître de Flémalle ou Rogier Van der Weyden.

En ce premier tiers du XV° siècle, J. Van Eyck inaugure une nouvelle forme de relation entre le tableau et son vis-à-vis, qui deviendra rapidement convention.

Strabisme Peinture Van Eyck
Jan Van Eyck, L’homme au turban rouge, 1433. Huile sur bois, 25,5 x 19 cm.

L’hypothèse couramment formulée pour expliquer cette adresse au spectateur est celle de l’autoportrait : parce que pour se peindre il faut regarder son reflet (se faire face donc), J. Van Eyck se serait représenté lui-même – ce que corrobore la coiffe rouge du modèle, détail qui revient à plusieurs reprises dans des œuvres où l’on croit déceler la présence discrète du peintre : on pense au personnage au ruban rouge dans le miroir des Époux Arnolfini, mais aussi en arrière-plan de La Vierge du chancelier Rolin, ou encore sur le bouclier de Saint Georges dans La Madone du chanoine Van der Paele.

Selon Erwin Panofsky, « ce regard sur le spectateur est caractéristique des autoportraits, où il est évidemment inévitable ». Mais l’est-il vraiment (inévitable) ? Le fait de se représenter soi-même implique-t-il nécessairement un regard lancé au spectateur ? Il me semble que cette logique de cause à effet mérite un examen minutieux, et c’est justement le regard de L’homme au turban rouge qui m’incite à le faire.

Car cet autoportrait supposé de J. Van Eyck, s’il dirige sans conteste son regard vers le spectateur, contient par ailleurs une sorte d’effet tournant dû à la posture de trois quarts, effet qu’accompagnent les plis savants du turban mais aussi le décalage subtil de la pupille gauche du modèle vers la droite du tableau.

Pris séparément, l’œil en question donne l’impression de « traverser » le spectateur pour se poser à côté de lui ou presque au-delà, et suggère une disposition asymétrique du regard, que Tzvetan Todorov propose de justifier par le fait que le peintre « se regarde en face pour se représenter et qu’il ne lui est possible de fixer qu’un œil à la fois ».

Strabisme Peinture Gumpp
Johannes Gumpp, Autoportrait, 1646. Huile sur toile, 89 cm de diamètre. Musée des Offices, Florence.

Double au miroir

Et de fait, si d’emblée le dispositif de l’autoportrait implique, comme pour le portrait d’autrui, un mode alternatif (inlassablement, le regard du peintre passe du modèle ou de son reflet au tableau, et vice-versa), dans le cas spécifique consistant à se représenter soi-même, l’artiste est forcé de réajuster sa vision dès lors qu’il change de point de fixation, ce qui conduit à modifier, même si la nuance est presque imperceptible, sa propre image dans le miroir (contrairement à la fixité que peut adopter le modèle, son regard n’est pas le même suivant l’œil qu’il observe) ; autrement dit, comme l’illustre par exemple deux siècles plus tard l’autoportrait de Johannes Gumpp, où les deux regards de l’artiste – l’un dans le miroir, l’autre sur la toile – diffèrent, les conditions spécifiques de l’autoportrait ne permettraient pas de garantir l’unité du regard peint.

On peut cependant émettre rapidement une objection à une telle démonstration : rien n’assure en effet dans la peinture la restitution fidèle de ce que le peintre a vu, puisque rien n’empêche celui-ci de peindre ses yeux (ou ceux d’un autre) comme bon lui semble.

C’est la remarque d’ailleurs qu’ajoute tout de suite E. Panofsky à propos de l’évidence du regard de l’autoportrait, en admettant la possibilité pour l’artiste se représentant d’ajouter « les iris et les pupilles ex post facto ». Déduire de la place des yeux peints une quelconque vérité du moment du faire reste donc quelque peu hasardeux.

Strabisme peinture Durer
Albrecht Dürer, Portrait de l’artiste tenant un chardon, 1493 (Musée du Louvre, Paris).

Le peintre étant susceptible de modifier après coup son travail – ce que fait par exemple Giovanni Francesco Barbieri lorsque se peignant, il dissimule le strabisme notoire qui lui valut son surnom du Guerchin – certaines conclusions concernant la physionomie des artistes doivent être considérées avec précaution. Une réserve s’impose en particulier à l’égard d’hypothèses se fondant sur un défaut de parallélisme des yeux peints pour déduire une pathologie effective. C’est le cas notamment d’Albrecht Dürer, qui selon les autoportraits présenterait des « yeux droits » comme dans son célèbre Autoportrait à la fourrure, ou « un strabisme divergent de son œil droit », comme dans le Portrait de l’artiste tenant un chardon exposé au Louvre (fig. 8). De même, des études récentes concernant les autoportraits de Rembrandt tendraient à démontrer que le peintre hollandais souffrait lui aussi de troubles de la convergence oculaire.

Derrière nous

De telles suppositions, qui assimilent naïvement la physionomie oculaire réelle du peintre à l’aspect de ses yeux sur la toile, restent parfaitement spéculatives ; en revanche, les mesures effectuées ont un mérite, celui d’attester d’une asymétrie du regard de l’autoportrait, montrant « un œil regardant directement le spectateur et l’autre déviant latéralement ». Si déterminer les causes d’une telle divergence présente, pour des raisons déjà évoquées, un intérêt limité, il reste à comprendre ce que cela implique pour l’œuvre, à partir des effets produits – ce qui consiste à analyser les dispositions spécifiques de la peinture plutôt que les intentions du peintre.

Strabisme Peinture Rembrandt
Rembrandt, Portrait de l’artiste à la toque et à la chaîne d’or, 1633 (Musée du Louvre, Paris).

Il n’est peut-être pas si étonnant, à bien y réfléchir, de voir se loger un écart de la sorte dans le regard peint de certains autoportraits, car à l’évidence, la pratique de la représentation de soi induit un dédoublement du sujet lui-même, à la fois regardant et regardé. Pour reprendre la formule de Stoichita, la posture du peintre est la suivante : « je me peins en peignant comme si c’était un autre que je peignais », ce qui équivaut à être simultanément peintre à la première personne et modèle à la troisième personne.

Et cette disposition, définissant l’exercice même de l’autoportrait, peut prendre bien des formes : celle de l’auteur « masqué », où le peintre se prête si bien au jeu de la troisième personne qu’il se portraiture sous les traits d’un autre, à l’instar du Caravage en Goliath ; celle du dédoublement et de la mise en abîme de sa propre image, comme nous l’avons vu avec le tableau de Gumpp ; celle encore où l’artiste se trouve aux côtés d’un ou plusieurs autres peintres, incluant plus clairement l’idée de portrait dans l’autoportrait ; celle enfin, certes plus modeste, du regard divergent, où, tandis qu’un œil nous (et s’est) fait face, l’autre s’oriente imperceptiblement de côté, comme pour se dérober à lui-même. Dans ce cas précis, le strabisme traduit finalement les conditions de la mise en œuvre de l’autoportrait, qui imposent au peintre, sur le plan pratique, de passer d’un œil à l’autre, et sur le plan postural, d’être à soi-même un autre.

Le Strabisme du tableau, de Nathalie Delbard, est paru aux éditions de l’incidence.


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Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.