Oyez, oyez ! Lecteurs, bookworms, curieux de tous bords et de toutes les écoles. J’ouvre donc un blog littéraire. Avec une envie : faire découvrir des voix nouvelles, méconnues ou déviantes de la littérature contemporaine. À commencer par ces livres de la rentrée littéraire qui ne rentrent pas dans le rang, sur lesquels je vais revenir jusqu’à la fin du mois.
Il y a de ces premiers romans qui sont d’emblée des coups de maitre et présagent d’une œuvre à venir. La voix de Cabo fait partie de ces livres, et il m’a semblé pertinent de commencer directement par son éloge.
De voix, il s’agit d’ailleurs dans le premier roman de Catherine Baldisserri. Celle de Cabo, comme l’indique le titre, ce village sur une côte d’Uruguay. « Un bout de terre marécageuse, écrit l’auteure, coincée entre de hautes dunes mouvantes et les flots, malmené par les vents et courants de l’Atlantique. Trois ou quatre cabanes de pêcheurs posées là. Et une poignée d’hommes aux nerfs d’acier ».
Hackeur, version white hat
La voix de Cabo, c’est d’abord celle de la mer. On l’entend qui gronde, sourde, menaçante, comme dans la chanson de Léo Ferré.
Rappelle-toi ce chien de mer
Que nous libérions sur parole
Et qui gueule dans le désert
Des goémons de nécropole
Il y a ensuite toutes ces voix, presque inaudibles, désespérées, des marins en détresse. Ces SOS qu’un homme, Damaso traque inlassablement sur les ondes, concentré, obsédé même, tel Gabin dans le sublime Orphée de Cocteau. Ces appels au secours sur les ondes, le héros du roman s’y plonge corps et âme et oublie tout le reste. Il capte, décode, tâche de secourir. Un hackeur en quelque sorte, version white hat bien sûr. De quoi ces messages sont-ils le nom ? Comme dans le film de Cocteau, c’est en fait la mort qui appelle le damné scotché à son poste. Elle lui lance ses messages, poétiques et fatals, ensorceleurs comme le chant des sirènes pour Ulysse (on renvoie à ce sujet aux analyses fines de l’International Necronautical Society. « La navigation a toujours été un art difficile » déclara dans son premier manifeste son secrétaire général Tom McCarthy).
Face à ces voix venues d’Outre-Tombe, la voix pourtant mélodieuse et sensuelle de l’épouse de Damaso, Teresa, ne peut grand chose. Elle contre-attaque en changeant le point de vue, renversant sa situation d’isolement en haut de ce phare en opportunité : elle part enseigner la langue aux enfants des marins du village. À la solitude mortifère dans laquelle menace de la plonger son homme, elle répond ainsi par la vie et le partage. Parler, écrire, chanter surtout. Elle enseignera aux enfants comment se libérer des règles trop astreignantes de la grammaire. Et à son fils des comptines qui sont autant de chants de révolte.
Entre Gracq, Harrison et Jarry
Mais revenons un instant à l’intrigue : au début du roman, on suit la vie de Teresa, fille espiègle et hédoniste, héritière d’une famille d’immigrés italiens ayant fait fortune dans la restauration à Montevideo. Ses bourgeois de parents se préoccupent plus des apparences mondaines et de l’avenir de leur entreprise familiale que du bonheur de leur progéniture. Ici débarque Damaso, mi Roméo mi Cyrano lunaire.
Il séduira la jeune fille en lui comptant fleurette en vers et l’enlève comme Zeus enlève Europe dans le mythe, laissant parents et prétendants innombrables bouche bée. La malheureuse ne se rendra compte de son sort qu’une fois arrivée à bon (ou plutôt mauvais) port : Cabo, ce bout de rocher sinistre, rêche, sauvage et hostile. Une scène la décrit observant tour à tour Damaso, la mer, les îles au large. « Ce fut à ce moment que, troublée par l’impétueuse nature, elle comprit la mesure du dévouement que l’homme qu’elle avait choisi allait porter à sa mission« .
Cabo est un monde à part, peuplé de personnages bizarres, effrayants, comme la « femme mouette » qui cherche son bébé disparu dans les poubelles et effraie les enfants de sa danse démente – une sorte de tarentule marine. Un monde animé par des croyances ancestrales, comme celle d’Agosto Alvarez et son cheval, Blanc d’Argent qui sauva tout l’équipage d’un bateau naufragé. Le roman prend parfois des accents à la Jim Harrison, par la crudité et l’érotisme sauvage des éléments. Mais le style évoque surtout un mélange de lyrisme à la Julien Gracq (Le rivage des Syrtes) et d’ubuesqueries à la Jarry.
La première phrase du livre donne le ton. Élégante, habilement ciselée, bien que s’achevant en une chute ubuesque et presque comique : « Quand Machado mit pied à terre après une chevauchées de plusieurs jours à travers les forêts d’ombús, les palmeraies puis les hautes dunes blanches qui se dérobaient sous la force harassante du vent de l’Atlantique, il fut accueilli par une gifle magistrale »..
« Il faut faire chanter la langue, là est le secret, Machado, là est le secret ! » confie Teresa à son élève Machado. Faire chanter la langue : c’est ce que réussit Catherine Baldisserri, par ailleurs traductrice, dans ce premier roman. Et c’est sa voix, singulière, qui s’en élève au final comme un air mélancolique et entêtant, une mélopée étrange et pourtant familière.