“Golden Gate”, 8 246 vers d’amour et de vie

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Golden Gate Vikram Seth
Le Golden Gate à l'aube, CC Brocken Inaglory / Wikimedia Commons

L’indispensable de la semaine : “Golden gate”, de Vikram Seth

Il y a sur cette Terre quelques plus beaux livres de tous les temps, et nous aimerions vous parler aujourd’hui du plus cher à notre cœur : Golden Gate, de Vikram Seth.

Un bijou, un chef d’oeuvre, un roman dont l’existence même est à peine incroyable : ne cherchez pas, tous les superlatifs sont à la hauteur de ce récit qui vous accompagnera fort longtemps, de la seconde où vous l’ouvrirez jusqu’à votre âge le plus apaisé et avancé.

Pourquoi c’est génial

L’histoire est celle de deux couples, de la rencontre aux difficultés (et ce qui s’ensuit), dans le San Francisco des années 1980 (qui ressemble, ici, à toutes les grandes villes occidentales de la fin du siècle précédent). Et c’est tout. Il y aura un premier rendez-vous entre des inconnus qui se rencontrent par petite annonce, il y aura des déjeuners de famille sous la tonnelle, il y aura des manifestations contre la prolifération nucléaire, des disputes, des manies, des hobbys, des joies, des déceptions, du sexe. Rien d’autre, que la plus parfaite, innocente et multiforme banalité de nos existences.

Vikram Seth Golden Gate
Vikram Seth en Angleterre, CC Amrhelweh / Wikimedia Commons

Les lectrices et lecteurs avisés savent ce qu’il faut d’œil, de travail, de talent, pour, à partir du fil le plus mince qui relie nos vies, tirer un texte qui parle à tous, émeuve, donne envie de l’offrir et d’en parler à tous ses proches, de rire, de pleurer, de secouer les personnages par l’épaule ou de les prendre dans les bras. Des années durant, on garde l’impression d’avoir partagé avec eux tel ou tel moment, de l’avoir vécu, de le revoir sous nos yeux, comme reviennent parfois à la mémoire des instants magiques passés en compagnie d’amis disparus ou éloignés.

La magie de Vikram Seth ? On a parlé de son œil et de son style. Mais c’est ici qu’il faut parler de la forme qu’il a choisie pour s’exprimer, celle utilisée par Pouchkine dans Eugène Onéguine, le sonnet régulier en tétramètre iambique. Oui, vous avez bien lu, ce roman -au sens où il est récit de pure fiction avec un début, un milieu et une fin- est narré, exclusivement, sous la forme de courts poèmes, 589 exactement, répartis en 13 chapitres. Preuve que l’impossible est un concept qui ne résiste pas à la littérature, la traduction qu’en donne le génial Claro pour Grasset en 2009 (le livre a été publié en 1986), est l’écrin parfait qui permet à Golden Gate de se déployer pleinement dans nos esprits francophones.

Comment c’est génial

Voici pour vous en convaincre, pour vous donner une petite idée, le tout début de l’œuvre de Vikram Seth, traduit donc par Claro. Début qui commence, comme il se doit, par une indispensable invocation

Afin que ce début soit vif et non pesant
Salut, ô Muse. Il était une fois, lecteur,
Un homme vivant dans les années mil neuf cent
Quatre-vingt, du nom de John, et qui avait l’heur
De réussir en tout, bien qu’il ne fût âgé
Que de vingt-six printemps, solitaire et loué ;
Un soir, alors qu’il traversait Golden Gate Park,
Un frisbee rouge qui décrivait un mauvais arc
Manqua le raccourcir. De là cette question :
“Si je viens à mourir, qui donc me pleurera ?
Qui sera triste, allons, et qui se réjouira ?
Y aura-t-il quelqu’un ?” Cette interrogation
Étant trop déprimante, il préféra passer
À des cogitations un peu moins compassées.

Un autre ? Un autre :

Le concert va reprendre, on éteint les lumières,
On se racle la gorge, et soudain Brahms explose…
Un rapide allegro, puis une brise altière
De cordes enjouées, qui brillamment exposent
Un thème magnifique et longtemps décliné,
Une suite d’accords toujours plus raffinés
Empreints d’une tendresse à ce point soutenue
Qu’elle enveloppe l’âme et déjà atténue
Les peines de chacun ; la magie continue,
Et se perd dans la nuit… Le silence se fait.
Paul est ému : “Mais c’est l’air que maman chantait !”
Les yeux de Phil sont clos, mais Paul a reconnu
L’eau claire et bienveillante où sa mère le soir
L’entraînait doucement en le berçant d’espoir.

Un troisième ? Alors un dernier :

John baisse alors les yeux, comme réprimandé,
Puis relève la tête et pousse un long soupir.
À moitié effrayés, à moitié étonnés,
Ils sondent leurs regards -déjà leurs cœurs chavirent.
Arrive le serveur, barbu, noueux, macho :
“Permettez-moi de conseiller le gaspacho,
En entrée. Pour la suite, osez le médaillon
De veau à la cannelle, ou le filet mignon
Au roquefort…” Ses suggestions, bien que subtiles,
Sont sans écho. Ses deux clients n’entendent rien,
Ne le voient pas. “Je crois que je m’agite en vain,
Se fait-il réflexion. Parler est inutile.
Les amoureux sont souvent source de déboires
Mais ils laissent, ma foi, toujours un bon pourboire.”

Golden Gate, de Vikram Seth, traduit par Claro, est disponible en grand format chez Grasset et au livre de Poche.