par Romaric Gergorin
Offenbach présente l’étonnant paradoxe d’avoir été le compositeur français le plus populaire du Second Empire, alors qu’il était à l’origine un petit juif allemand, fils d’un relieur devenu chantre itinérant. Devenu professeur de musique, son père lui fait découvrir le violon, puis à neuf ans le jeune Jacob –il se fera appeler Jacques en France– s’initie au violoncelle. À treize ans il interprète ses propres compositions et commence à jouer, accompagné par son frère Julius et sa sœur Isabella, dans les auberges et cafés de Cologne où vit sa famille. Emmené par son père à Paris, il réussit à se faire admettre au Conservatoire National en auditionnant devant son directeur, Luigi Cherubini. Mais le jeune Offenbach s’ennuie et quitte l’institution un an plus tard en 1834. Cachetonnant à l’Opéra-Comique et dans diverses salles de concerts, il donne aussi des cours et en prend pour consolider sa technique instrumentale.
Restauration de la moquerie
Sa grande ambition est de composer pour la scène. Pour cela, il commence à s’introduire dans les salons mondains et écrit pour ceux-ci des musiques de circonstance. Afin de se faire connaître et de gagner quelques subsides, il donne des concerts en Allemagne et en Angleterre. Il se fait remarquer à Londres où l’on salue le remarquable violoncelliste prussien Herr Offenbach. De retour à Paris doté d’une bourse rondelette, il peut enfin se marier avec sa belle, Hérminie d’Alcain, après s’être converti au catholicisme.
C’est alors que la révolution de 1848 renverse Louis-Philippe et ouvre la voie à Louis-Napoléon Bonaparte, ce qui favorise paradoxalement Offenbach qui se fait remarquer par Arsène Houssaye, directeur de la Comédie Française. Houssaye le nomme rien moins que directeur musical de l’établissement ! Puis le compositeur impatient se lance dans l’opérette, et faute de lieu pour produire ses pièces, il loue un théâtre, la Salle Lacaze pour donner ses pièces en un acte et profiter de son emplacement idéal sur les Champs-Élysées, attirant un public venu nombreux voir l’Exposition universelle de 1855.
Il s’empare ensuite de la Salle Choiseul (rebaptisée les Bouffes-Parisiens) et y connait le succès. Devenu le compositeur à la mode du Second Empire, il brocarde avec une veine pré-surréaliste la famille régnante et les mœurs de l’époque (notamment l’adoubement de Napoléon III). Ce dernier, pourtant, raffole de sa cocasserie cinglante alors que l’Impératrice Eugénie le bat froid, heurtée par sa veine sacrilège. Orphée aux Enfers, La Vie parisienne, La Périchole, sont avec La Belle Hélène ses plus grandes réussites.
Ce créateur proliférant crée l’opéra-bouffe, genre qu’il distingue de l’opérette par une exigence et une ambition accrues, un style musical plus abouti et une dimension parodique devenant politique par l’absurde. Seuls Les Contes d’Hoffmann, son chef d’œuvre posthume, se détache de ses pochades extravagantes par une veine romantique et féérique épousant avec génie les miroitements réversibles du monde diffracté de E.T.A Hoffmann.
Vertige sans fond de l’humour
Celui que Rossini qualifie de « Mozart des Champs-Élysées » écrit en 1864 La Belle Hélène, avec ses piquants librettistes Henry Meilhac et Ludovic Halévy. Cette parodie de la guerre de Troie et de ses personnages mythologiques, Hélène, Agamemnon, Ménélas, Pâris, s’avère une satire féroce du Second Empire. Le metteur en scène Bruno Ravella en présente à Nancy une version contemporaine mâtinée de James Bond, assez éloignée de la dimension anarchisante originelle.
Pâris est envoyé sur le mont Ida, non pour accomplir le fameux Jugement de Pâris avec la pomme de la discorde entre Héra, Athéna et Aphrodite, mais pour séduire en charmeur agent secret Hélène de Sparte, afin de déclencher délibérément la guerre de Troie. Multipliant les références pop, de Tintin à The Party de Blake Edwards, ce dispositif protéiforme modernise La Belle Hélène en présentant une triple désacralisation : la parodie de la mythologie homérique et celle en miroir de la Cour impériale du Second Empire –les intentions initiales d’Offenbach– auxquelles le metteur en scène ajoute une satire du monde actuel.
Dès lors les célébrités de pacotilles, Instagram, les séries télévisés et toute la verroterie frelatée de la société du spectacle contemporaine sont convoquées pour infuser le prototype le plus achevé de l’opéra-bouffe offenbachien. Les décors de Giles Cadle, les costumes de Gabrielle Dalton et la chorégraphie de Philippe Giraudeau participent pleinement à cette réussite kaléidoscopique qui fait se succéder sans discontinuer les allusions à l’histoire du cinéma et de la culture populaire.
Des dieux sur mesure
Philippe Talbot investit avec charisme le costume d’un prince Pâris espion d’opérette, Mirelle Lebel campe une Hélène séduisante de fausseté, palliant un souffle un peu court par ses talents d’actrice. Dans le rôle de Calchas, grand augure de Jupiter, Boris Grappe fait feu de tout bois, en baryton puissant qui appuie ses lignes vocales. Éric Huchet incarne à la perfection Ménélas, roi fantoche et idiot de la famille, avec un timbre presque trop raffiné pour un tel benêt. Franck Leguérinel séduit par la beauté de sa voix en Agamemnon et prouve une fois de plus l’incroyable niveau des barytons français.
Raphaël Brémard en Achille, Christian Poncet de Solages et Virgile Frannais campant les deux Ajax, Yete Queiroz en Oreste sont également au sommet, tous les protagonistes de cette production chantant avec verve, charme et singularité. Et à la tête de l’Orchestre de Nancy et du Chœur de l’Opéra, Laurent Campellone apporte dynamisme et élégance à un spectacle qui, à défaut d’être profond, ce qu’il aurait pu être, réussit un tour de force d’extravagances qui présente Offenbach sous un versant pop, quand tout est mis au même niveau jusqu’à la folie furieuse, la surface scintillante des choses devenant le monde et sa représentation.
La Belle Hélène de Jacques Offenbach, direction musicale de Laurent Campellone, mise en scène de Bruno Ravella, présenté à l’Opéra national de Lorraine. Plus d’infos, et toute la programmation 2019, sur Opera-national-lorraine.fr !
À signaler aussi, l’exposition réussie sur les trois maisons d’opéras successifs à Nancy, avec « Opéra ! Trois siècles de création à Nancy », à la Salle Poirel jusqu’au 24 février 2019. Plus d’infos sur poirel.nancy.fr.
L’auteur
Romaric Gergorin est critique (art, littérature, musique) et essayiste.
Dernier ouvrage paru : Erik Satie (éditions Actes Sud).