par Romaric Gergorin
S’inspirant d’un épisode des Métamorphoses d’Ovide, la jeune compositrice israélienne Sivan Eldar propose un opéra détournant un mythe antique pour le confronter à des enjeux contemporains. Le mythe choisi est celui de la nymphe Daphné, riche de sens et de multiples versions. Poursuivie par le concupiscent Apollon, Daphné demande à son père le fleuve Pénée de l’aider à échapper au dieu. Il la transforme alors derechef en laurier.
Cette histoire que l’on peut transposer dans le contexte revendicatif actuel des femmes victimes des assiduités masculines, s’avère in fine assez complexe. Elle est sinueuse et impliquant comme toujours moult ramifications et bifurcations que draine la mythologie. Ainsi Apollon est touché par une flèche d’or d’Éros qui provoque en lui ce désir irrépressible, quand Daphné reçoit du même dieu joueur une flèche de plomb suscitant chez elle un rejet phobique de l’amour. Quoiqu’il en soit, se saisir de la figure d’une nymphe, ici Daphné et son devenir arbre, dans une création lyrique est un défi riche en possibilités théâtrales.
Des dieux et des nymphes
« Ces êtres féminins qui n’étaient pas immortels, mais à la vie immensément longue, formèrent précisément, pendant des siècles, le détachement le plus fidèle accompagnant les métamorphoses du style », remarque l’écrivain et mythographe Roberto Calasso qui a beaucoup réfléchi à la signification de la nymphe dans l’histoire des arts :
« Nymphē signifie « jeune fille prête pour les noces » et « source d’eau ». Les deux significations sont chacune le fourreau de l’autre. S’approcher d’une Nymphe signifie être saisi, possédé par quelque chose, se plonger dans un élément souple et mobile qui peut se révéler, avec une probabilité égale, exaltant ou funeste. Socrate revendiquait avec fierté, dans le Phèdre, le fait d’être un nymphólèptos, « capturé par les nymphes ». […] Nymphe est la frémissante, oscillante, scintillante matière mentale dont sont fait les simulacres, les eídōla. Et c’est la matière même de la littérature. Chaque fois que la Nymphe se profile, la matière divine qui se modèle dans les épiphanies et qui s’établit dans l’esprit, la puissance qui précède et soutient la parole, vibre. À partir du moment où cette puissance se manifeste, la forme la suit et s’adapte, elle s’articule suivant ce flux. »
En s’inspirant de la métamorphose de Daphné, Sivan Eldar conçoit avec sa librettiste, la dramaturge Cordelia Lynn, une fable moderne sur la destruction de la nature qui est mise en parallèle avec la possibilité d’exprimer un désir charnel transgressif. Un couple sans amour vit au milieu d’une forêt. Lui, le Forestier, s’avère fruste, obsédé par la rentabilité du bois et par l’exploitation de la forêt.
« Dans ma forêt les arbres sont des colonnes bétonnées. Nous avons arraché les vieilles plantes et planté du capital« , dit-il, entre chant et sprechgesang, l’homme des bois bien campé malgré un rôle ingrat et limité, par le baryton William Dazeley qui exprime de belles couleurs vocales. L’arrivée d’une étudiante venue observer la nature bouleverse l’équilibre de son couple, avec un ressort narratif évoquant Théorème de Pasolini. La femme du Forestier – la mezzo-soprano Helena Rasker au timbre ample et à la présence intense, poignante figure tragique – tombe amoureuse de l’étudiante.
En aimant la jeune fille, elle va se transformer et changer de nature, les efflorescences végétales lui poussant de par son corps métamorphosé en arbre. L’étudiante – la soprano Juliette Allen dotée de beaux aigus, entre innocence et appels du désir – attendra avant d’enfin pouvoir rejoindre son amante dans la métamorphose végétale transgressive.
La possibilité d’un arbre
À côté de ce canevas féministe, ode appuyée à l’amour saphique dans laquelle l’homme blanc lourdaud coupe des arbres et fait l’éloge du capitalisme, le Chœur de la forêt déplore la dégradation de la nature dans une écriture vocale ciselée. Heave, pièce pour contre-ténor et électronique avait déjà mis en avant les talents de Sivan Eldar pour la voix qui s’exprime ici à son meilleur dans les segments pour chœur. Le monologue choral de la forêt, pendant opératique du chœur de la tragédie grecque, évoque dans une belle théâtralité lyrique toutes les catastrophes écologiques, de la dernière période glaciaire à la sixième grande extinction de masse que constitue l’effondrement actuel de la biodiversité.
Maxime Pascal dirige avec le panache qu’on lui connait l’orchestre de Montpellier, maitrisant aussi bien l’amplification sonore que les sinuosités galbées de la compositrice israélienne. Un « orchestre » de 64 haut-parleurs répartis dans la salle sous les fauteuils de l’Opéra de Montpellier diffuse l’électronique conçu en collaboration avec l’Ircam, hybridant la polyphonie vocale d’une sonorité synthétique qui ajoute encore de l’onirisme au mystère de ce drame.
« Avec l’électronique, je ne cherche pas à créer des sons qui ressembleraient à des sons existants. Je n’ai aucune envie, par exemple, d’aller sur le terrain pour enregistrer le bruit des fourmis. Non, je cherche à créer un son imaginaire. Et qu’est-ce qui peut davantage stimuler l’imagination que les sons impossibles à entendre ? Les racines qui poussent par exemple… Les micro-organismes m’intéressent avant tout parce qu’ils sont complexes. Je suis inspirée par les choses que nous ne connaissons pas », explique la compositrice.
La mise en scène de Silvia Costa, plaisante à voir par son efficacité esthétisante, prend davantage la forme d’un oratorio mis en espace que celle d’un opéra, de par l’aspect statique et poétique du livret. Trois panneaux diffusent des vidéos de Francesco D’Abbraccio montrant des tableaux de la Renaissance se transformant par anamorphoses, illustration quelque peu tautologique des mutations des héroïnes sur scène.
Cette œuvre brassant tout à la fois la théorie queer, les identités de genre, l’homosexualité féminine et la science environnementale eut peut-être gagné en pertinence et persuasion en brisant une certaine froideur expérimentale. Les actions scéniques et militantes de Luigi Nono –compositeur radical qui refusait même le nom d’opéra – exprimaient une urgence viscérale, une attractivité magnétique qui emportait une adhésion immédiate. Par sa puissance lyrique et sa finesse orchestrale, Nono réussissait à séduire même ceux qui n’adhéraient pas à ses éloges lyriques du marxisme révolutionnaire. On eut aimé voir dans Like flesh semblable urgence, s’imposer cette nécessité vitale qui emporte tout sur son passage.
Like flesh de Sivian Eldar, à l’Opéra de Montpellier le 10 février 2022.
L’auteur
Romaric Gergorin est critique (art, littérature, musique) et essayiste.
Dernier ouvrage paru : Erik Satie (éditions Actes Sud).