Tragédie européenne
Certains chefs d’œuvre ont la capacité de nous éclairer sur une situation qu’on estime inédite, foncièrement nouvelle, mais dont ils rappellent qu’elles ne font dans une certaine mesure que répéter le passé. Car l’Histoire bégaie et l’homme ne cesse de répéter ses erreurs… même si ce sont celles-ci qui le rendent particulièrement digne d’intérêt, comme disait Goethe. Ainsi lorsque le rideau se lève sur cette Tosca baroque au Dorothy Chandler pavillon de Downtown Los Angeles, ce champ de ruines qu’est devenu Rome l’éternelle, terrassée par l’assaut d’un ennemi voisin, on est saisi par une émotion étrange, une sorte de familiarité ou plutôt de contemporanéité.
On a l’impression immédiate que va se jouer ici même, dans cette scène de l’Italie du XVIII°siècle, cadre de l’opéra de Puccini, le drame qui se déroule en ce moment même en Europe. Le décor qu’on a devant soi est en effet marqué par les ravages de la guerre. L’église dans laquelle l’artiste Cavaradossi a élu résidence a été bombardée. La peinture à laquelle il travaille, un énigmatique portrait de Marie-Madeleine qui est aussi, au moins en partie, une image de Floria Tosca elle-même, a été fracturée par les obus envoyés sur le bâtiment.
« À cet égard », écrit le metteur en scène anglais du spectacle de ce soir, John Caird, au sujet de son adaptation du célèbre opéra de Puccini, « l’image prend une ironie dramatique. Tosca devient un personnage fracturé dans le drame, tout comme l’homme qui l’a imaginée en Madeleine « rachetée » de ses péchés. Le tableau ne sera jamais terminé, tout comme les vies de Tosca et Cavaradossi ne seront jamais terminées. » On connait le sort tragique des deux amants. Cavaradossi sera torturé pour avoir caché un ami dissident politique, et Tosca confrontée à l’odieux chantage que lui propose le tyran Scarpia : libérer son amant, si elle cède à ses demandes et accepte de coucher avec lui. On se souvient aussi qu’elle trahira ses amis politiques pour tenter de sauver son amoureux ; qu’elle sera à son tour trahie, ; que Cavaradossi sera fusillé.
Et qu’elle se vengera en tuant Scarpia, avant de se couper la gorge.
Peindre ou détruire
C’est d’abord cet univers de ruines et de désespoir, où règnent la loi du plus fort, l’oppression, la tyrannie et l’intolérance, qui rend cette Tosca si contemporaine. De même que son plaidoyer passionné pour la liberté de parole, de pensée et d’expression artistique. Si la guerre qui a lieu en Ukraine n’est pas mentionnée en tant que telle par le metteur en scène dans ses notes publiées dans le livret, on ne peut pas ne pas penser aux musées, écoles, bâtiments publics détruits en ce moment même, sous nos yeux, quand on découvre l’église détruite à l’Acte I de l’opéra. Ni au pillage actuel par l’armée russe des chefs d’œuvre du patrimoine ukrainien, en observant le palais qui sert de quartier général à Scarpia et ses hommes dans l’Acte II. Celui-ci regorge d’œuvres d’art volées, qu’il a lui-même interdites au nom de la religion et de la morale, mais entourées lesquelles il se complait.
« Mais son ambition va au-delà des objets pour inclure les gens », explique Caird. « Il a Tosca, aussi, dans sa ligne de mire. Son incapacité à comprendre sa beauté et son talent artistique lui donne envie de la contrôler et s’il ne peut pas la contrôler, de la détruire. » Détruire, à défaut de conquérir… Scarpia est aussi un chef de guerre en perdition. Il voit son armée reculer face à la rébellion menée par les occupés qui regagnent peu à peu des parcelles de leur pays. Alors il se venge. Torture. Terre brûlée.
Mais c’est surtout la façon dont la guerre et l’oppression peuvent briser une histoire d’amour à peine naissante qui font de Tosca une œuvre si bouleversante. Tosca et Cavarossi ont ici des airs d’ange. Ils flottent presque dans l’air, au début du spectacle, ils montent et descendent des escaliers comme deux oiseaux virevoltent au printemps, ils sont deux artistes portés par leur art et leur passion l’un pour l’autre. En apesanteur.
Les chaines qu’on leur met n’en sont que plus douloureuses, et s’ils s’en libèrent, il se savent déjà condamnés. Tosca surtout, sait intuitivement que cela va mal se finir, elle a conscience que son destin lui échappe, comme cet « ange de l’Histoire » que Walter Benjamin a si bien décrit en se basant sur le fameux tableau de Paul Klee. Cette petite toile que le philosophe allemand acheta pour une bouchée de pain, il la prit avec lui quand il dut fuir l’Allemagne d’Hitler pour se réfugier en France où, autre destin funeste, il mit fin à ses jours, lui aussi, plutôt que de tomber entre les mains des nazis. Benjamin, Tosca, deux rebelles qui choisissent la mort comme ultime geste d’honneur et de liberté.
Anges
La toile représente un ange la bouche ouverte, aux petites ailes comme des mains grossières, dont le strabisme balaye le regard de tous côtés. « Il semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard », écrit Benjamin dans Sur le Concept d’Histoire. « Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte et ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son regard est tourné vers le passé. Là où nous apparait une chaîne d’évènements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds ».
C’est cette image de l’ange emporté par la tempête, « qui le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos » écrivait Benjamin, qui saute aux yeux lors la dernière scène de l’opéra, lorsque Tosca tombe de la tour vers l’arrière de la scène, la gorge coupée par son propre geste, en nous regardant fixement. Tosca, ange tragique de l’Histoire.
Ce sont des applaudissements dignes d’un concert de punk, plus que d’un opéra, qui accompagnent les premières comme les dernières notes de la grande soprano qu’est Angel Joy Blue. Première afro-américaine à incarner un grand rôle d’opéra en Italie, en l’occurrence la Traviata de Verdi, en 2019, la Californienne est déjà célèbre dans la cité des anges, où elle a été récompensée d’un Grammy Awards.
Les Angelenos sont venus en masse assister à sa première dans leur ville. Cette fille de pasteur est connue en France, où elle a déjà incarné Tosca dans la mise en scène par Christophe Honoré qui fut plébiscitée par le public au festival d’Aix-en-Provence, au Théâtre de l’Archevêché, en 2019. Elle confiait alors au journal Libération sa fierté de chanter le rôle qui révéla jadis au grand public la grande Leontyne Price, à qui elle est souvent comparée et qui, parce qu’elle était noire, ne pouvait pas dormir dans certains hôtels lors de la tournée à cause de sa couleur de peau.
Aujourd’hui les affiches d’Angel Blue – Tosca, gants blancs maquillés du rouge sang de sa vengeance, sont dans tout Los Angeles. Malgré les tragédies d’autrefois comme d’aujourd’hui, certaines causes progressent et donnent de l’espoir pour demain.