D’où nous vient ce malaise ? Cette sensation qu’il y a quelque chose de détraqué au niveau du temps lui-même ? Non pas du climat, mais bien du temps qui passe ou peut-être, en réalité, ne passe plus tant que cela.
Ce malaise qui veut que nous n’ayons jamais le temps, que nous ne soyons plus maîtres de notre temps ? Et ce sentiment d’avancer sans but, sans horizon et que notre destin, celui de l’humanité, nous échappe chaque jour un peu plus ?
Pour Alexei Penzin, ce serait parce qu’en cours de route, quelque part entre les temps obscurs et les temps modernes, notre rapport au temps, notre façon de comprendre et vivre le temps lui-même, n’aurait pas seulement changé… Il se serait presque volatilisé. D’abord étonné qu’un magazine français s’intéresse à son travail, ce philosophe d’origine russe, chercheur à l’Institut de philosophie de l’Académie des Sciences de Russie, qui vit et enseigne en Angleterre, à l’Université de Wolverhampton, a publié récemment Rex Exsomnis : Sleep and Subjectivity in modern capitalism, dans lequel il traque le temps en remontant à l’histoire la plus lointaine.
Afin de bien comprendre ces concepts aujourd’hui, pense-t-il, il faut d’abord, d’un côté, en tracer l’histoire et, de l’autre, profiter de leurs anciens visages, s’en servir comme modèles pour rendre compte de notre présent. Il nous offre ainsi ce qui n’est pas toujours le cas avec les philosophes universitaires : une analyse philosophique rigoureuse à des questions des plus banales.
Vous demandez-vous parfois : pourquoi est-ce que je n’ai jamais de temps ? Pourquoi je ne dors pas bien ? Pourquoi ai-je la sensation de perdre mon temps sur Facebook ? Alors, laissez-vous aller et plongez dans son déchiffrement conceptuel. Son prochain ouvrage, Contre le continuum : le sommeil et la subjectivité dans la modernité capitaliste (Against the Continuum. Sleep and Subjectivity in Capitalist Modernity, Bloomsbury Academic) explore en détail les problématiques qu’on vous propose ici en amuse-bouche.
Avec une posture d’un théoricien qui ne se garde pas à l’actualité du monde qu’on habite, avec une gestuelle vivante et une érudition peu commune, Alexei Penzin nous fait plonger dans les arcanes d’un temps qui ne nous échappe pas, mais s’échappe. À tout jamais ?
Aux sources des temps modernes
Postap Mag. Dans votre essai Non-temps (No Time) vous affirmez que notre contemporanéité est caractérisée par l’absence du temps. N’est-ce pas paradoxal compte tenu du rythme de notre monde ?
Alexei Penzin. Pour commencer, je n’affirme pas que le temps n’existe pas, mais je parle plutôt de notre expérience du temps. Je serais dingue de dire que le temps, dans un sens physique, n’existe pas. On trouve, bien sûr, des mystiques contemporains, ou des penseurs pseudo-spirituels, qui disent qu’on habite un présent éternel, qu’il faut tout le temps méditer, partir dans la nature… Mais pour moi, cela n’a une part de vérité que dans la mesure où cette quête d’un présent éternel décrit exactement les conditions de notre monde et du capitalisme contemporain, qui réduisent notre temps libre à une quantité infime.
Même quand on ne travaille pas, nous avons nos smartphones connectés à Internet. Les applications et les programmes devraient nous servir comme instrument et nous laisser plus de temps libre, mais en réalité c’est nous qui sommes instrumentalisés. Alors, cette quête contemporaine d’être en dehors du temps, de se retirer du monde, reflète notre impression qu’on est déjà dépourvu de notre temporalité, que notre temps est contrôlé et utilisé par ceux qui gèrent ces plateformes technologiques ou par le système tout court.
PAM. Et pour comprendre cette situation typiquement contemporaine, vous avez choisi de remonter à… Saint Augustin. Précisément, à sa notion théologique d’éternité.
AP. Oui, car cette situation ressemble bien à un état d’éternité. Dans la tradition néo-platonicienne, par exemple, l’éternité n’a pas été considérée comme infinité de moments, mais comme un rejet radical du temps. Il ne s’agit pas ici d’une éternité physique qui, en terme de temps et d’espace, n’aurait pas de début ni de fin, d’un temps si long qu’il en deviendrait infini, mais de ce qui est opposé au temps, le non-temps.
Autrement dit, l’éternité ici est ce qui est proprement en dehors du temps. Il peut nous sembler que la pensée moderne et contemporaine en a fini avec ces idées théologiques pré-modernes mais, en réalité, elles sont réutilisées dans un sens laïque. D’ailleurs, dans le monde contemporain, on peut trouver beaucoup de reliques ou de modèles historiques remontant aussi loin que l’époque de Saint Augustin, qui sont encore à l’œuvre, mais ne sont plus considérés comme religieux. C’est aussi la raison pour laquelle je me réfère à un beau chapitre de de cet auteur sur le temps, qui peut servir de paradigme pour comprendre cette problématique aujourd’hui. Notre temporalité, notre expérience du temps est niée et fait penser à un hors du temps, justement, à l’éternité.
PAM. Au passage, il est amusant de constater que Saint Augustin en est venu à dresser cette vision de l’éternité comme un non-temps pour de pures raisons, au fond, idéologiques…
AP. Oui. Ses réflexions sur le temps ont été en partie motivées par les questions difficiles que posaient des hérétiques idéologiquement opposés à l’église. Et l’une de ces questions était : qu’est-ce que Dieu faisait avant la création du monde ? Est-ce qu’il se reposait ? Est-ce qu’il procrastinait ? (Rires) C’est en réalité pour défendre la dignité de l’être divin que Saint Augustin a introduit cette distinction entre le temps et l’éternité : ainsi, avant la création du monde, il n’y avait pas de temps, donc il est impossible de se demander quelle était l’activité du Dieu avant le commencement du temps, parce que, pour faire quelque chose, il nous faut du temps.
Vous avez la même situation aujourd’hui : pour avoir une vraie expérience du temps, il nous faut du temps (libre), qui est dans le monde contemporain consommé par toutes sortes de distractions. Ce n’est pas que nous n’avons pas de temps, que nous manquons de temps, c’est que nous n’avons pas le temps. C’est en ce sens que notre temporalité est comparable à l’éternité, que Dieu habitait avant la création du monde.
Du non temps au futur interdit
PAM. Vous mentionnez ici le terme de procrastination qu’on entend beaucoup aujourd’hui, souvent accompagné d’un fort sentiment de culpabilité. Mais, selon vous, pour procrastiner il faut d’abord avoir du temps, alors que notre condition de vie au départ ne nous permet pas d’en avoir.
AP. Vous avez, par exemple, les penseurs comme Giorgio Agamben qui, par la notion d’inopérativité, pensent que Dieu, en effet, ne faisait rien ou, pour le dire de façon provocante, qu’il procrastinait (Rires). Bien sûr, je pars de cette blague philosophique, pour vous réconforter : même Dieu aurait pu procrastiner. Mais, je crois que le modèle d’éternité (être hors du temps) de Saint Augustin, opposé à ce que pense Agamben, peut mieux s’appliquer à notre temporalité contemporaine.
Mon idée est que, étant donné que notre temporalité est toujours déjà prise, non disponible, bloquée par la technologie, par le système en général, on s’approche de cet état d’éternité que décrivait Saint Augustin. La (présumée) procrastination divine peut être utilisée comme un modèle de nos procrastinations banales d’aujourd’hui et, en ce sens, vous procrastinez… parce que vous n’avez déjà pas de temps. Évidemment, si vous êtes toute la journée sur Facebook, cela ne veut pas dire que vous accédez à l’éternité, mais plutôt que vous êtes hors du temps, dans le sens où votre temps est utilisé par quelqu’un ou quelque chose d’autre.
PAM. En fait, en voyant notre temps consommé par quelque chose ou quelqu’un qui n’est pas nous, nous n’expérimentons plus le fait d’avoir un temps propre… Nous ne saurions même plus quoi faire de notre temps, puisque nous en perdons l’expérience… Mais n’est-ce pas simplement que la façon dont nous concevons le temps évolue à travers les siècles, et les millénaires ?
AP. Dans la modernité, la notion de temps a été très importante pour les philosophes ainsi que pour les artistes. Le temps, indispensable pour comprendre notre propre subjectivité, a été compris comme un support organique de l’expérience. Il était aussi porteur du sens parce qu’il y avait un but à atteindre : la progression vers une meilleure condition sociale.
Or, l’effondrement des alternatives socialistes du XX° siècle, l’émergence du capitalisme néolibéral global, accompagné par certaines thèses théoriques, comme par exemple celles sur la fin de l’histoire de Francis Fukuyama, ont d’une certaine manière suspendu cette idée qu’on progresse vers quelque chose, ce qu’on appelle traditionnellement la téléologie du temps. Cette suspension, ce temps soudain non-téléologique, est, d’une certaine manière, parallèle à ce non-temps, à l’éternité en tant que rejet du temps dont on a parlé plus haut. Si l’éternité est la vie après la mort, on pourrait dire que notre époque vit l’éternité (le non-temps) après la mort de l’histoire (le temps non-téléologique).
PAM. Dans votre livre Rex Exsomnis (Le roi qui ne dort pas), vous vous arrêtez sur le sommeil. Pourquoi le sommeil vous intéresse-t-il et pourquoi, d’après vous, est-il un « élément problématique » dans cet état des choses ?
AP. Il faut d’abord dire que ce temps non-téléologique, vidé de finalité, est étroitement lié à un autre paradigme philosophique, celui de continuum.
PAM. Le continuum ?
AP. La modernité en général est fondée sur cette idée d’un déroulement continu. Et même plus tôt, dans la philosophie médiévale, Thomas d’Aquin soutient cette conception selon laquelle l’activité du Dieu est incessante. Or, ce concept a eu un succès certain : Leibniz parle de « la loi de la continuité » alors que Descartes affirme carrément que le cogito ne dort jamais ! La psychanalyse s’inscrit aussi dans cette lignée où le sommeil est vu comme quelque chose qui interrompt la censure entre notre vie consciente et inconsciente. On voit ainsi que le sommeil s’impose comme une barrière à la rationalité moderne, par l’activité continue de l’esprit.
Ce n’est à mon sens pas par hasard, et même précisément pour les raisons que je viens d’évoquer si, dans la philosophie occidentale, de Platon à Badiou, il y une obsession du philosophe, gardien de vérité, qui ne dort jamais. Le sommeil doit être réduit ou, au moins, il faut trouver le moyen de le surmonter. On peut dire que mon travail sur le sommeil relie cette temporalité non-téléologique et le continuum comme un paradigme philosophique pour l’analyse du capitalisme moderne.
Bonne nuit les Lumières
PAM. Et le sommeil dans la société capitaliste ?
AP. Puis, ce paradigme philosophique d’activité ininterrompue rencontre le mécanisme productif du capitalisme. C’est déjà dans Le Capital que Marx écrit sur la tentative du capitalisme de créer une société 24 heures sur 24, où la force productive pourrait être utilisée sans interruption. Et même si le fantasme d’une société en activité permanente se développe aussi grâce aux conditions matérielles et technologiques de l’époque, il est indéniable que sa logique correspond parfaitement à cette conception moderne de la continuité. On voit bien que le capitalisme sait s’approprier tous les concepts pour ses propres fins.
Vous avez aujourd’hui par exemple beaucoup d’expérimentations médicales qui tentent de produire des soldats susceptibles de ne jamais dormir, on essaye de créer une sorte de monstre en effaçant la nature biologique du sommeil. Cela puisque le sommeil, comme la nuit elle-même, se présente comme élément problématique, une coupure dans le continuum, une pause. Et bien que le capitalisme réussisse à coloniser et discipliner la nuit et le sommeil avec l’éclairage, les services de nuit, la technologie, la durée du sommeil toujours plus courte, il y a encore ce reste biologique – parce qu’il s’agit de notre corps et non pas du monde extérieur – qui résiste et qui ne peut pas être éliminé : on doit dormir. C’est pour cette raison que le sommeil se montre comme un obstacle et que dormir veut dire aller contre ce continuum.
PAM. Mais vous n’êtes pas nostalgique du bon vieux temps… quand on dormait mieux, tout n’était pas rose pour autant, n’est-ce-pas ?
AP. Vous avez aujourd’hui beaucoup de livres qui vous donnent des conseils pratiques, sur comment quitter cette société angoissante, partir à la campagne et enfin bien dormir. Il y a aussi ce beau livre de Johnathan Crary, 24/7, qui est très critique envers le système capitaliste et que j’apprécie beaucoup, mais dont la solution reste encore trop conservatrice et nostalgique à mon goût. Pour ma part, j’essaye de donner plutôt une généalogie du problème et de penser son développement d’une façon critique.
PAM. Cependant, le sommeil n’est pas un simple repos biologique ?
AP. Le sommeil n’est pas seulement une interruption biologique ou une pensée oubliée. Le sommeil nous ouvre paradoxalement l’opportunité de devenir sujet. Dans l’histoire des idées, vous n’avez pas beaucoup de travaux sur le sommeil jusqu’à très récemment avec Crary ou, par exemple, le livre de Jean-Luc Nancy Tombe de sommeil. Cependant, dans son Encyclopédie (Philosophie de l’Esprit), dans la partie qu’il consacre à l’étude de l’âme, Hegel le désigne comme l’outil de notre subjectivisation. Autrement dit, pendant le sommeil, dialectiquement, la conscience se concentre sur elle-même, se purifie du monde extérieur et atteint ce qu’il appelle le « puissance absolue » (« die absolute Macht », NdT).
Plus tard, on trouve cette idée chez Levinas, qui affirme que notre conscience, trop mélangée avec le monde en dehors de nous pendant qu’on est éveillé, en effet, émerge du sommeil, seul territoire de sa souveraineté. Dans ce sens, le sommeil est pour moi le degré zéro de la subjectivisation. C’est-à-dire, pour le dire d’une façon plus simple, le sommeil nous permet de revenir vers nous-même, de se déconnecter du monde et se constituer comme sujet à partir de notre propre conscience. Bien sûr, je serais un idéologue du sommeil très étrange de dire qu’il faut juste bien dormir, oublier tout le reste et on va sauver le monde. (Rires) Mon idée est plutôt de déconstruire et d’examiner ces éléments qui participent dans la détermination de cette relation entre le sommeil et l’éveil et la constitution du sujet.
Quand le monde remplace l’Être
PAM. Cette continuité oppressante, que le sommeil suspend, même temporairement, est-elle une conséquence de la modernité capitaliste ou plutôt une de nos conditions, disons, naturelles ou, pour employer un terme du jargon philosophique, ontologiques ?
AP. Il y a chez Levinas cette idée existentialiste que l’Être est équivalent, comme il l’appelle, à une insomnie ontologique. C’est-à-dire, l’être n’est pas une origine douce où l’on veut retourner, mais une force positive qui nous pousse à exister, nous réveille et, au final, nous fatigue. Levinas disait aussi, d’une façon ludique, que l’Être n’est pas un bagage qu’on peut déposer à l’aéroport. Au contraire, l’Être est collé à nous, il est impossible de s’en débarrasser. Bien sûr, vous pouvez décider d’en sortir, mais cela serait un billet sans retour. Il est difficile de ne pas être d’accord avec Levinas sur ce point. Toutefois, je comprends cet « Être » plutôt comme une condition sociale et historique, créée aussi par les forces matérielles. En somme, cette ontologie est devenue le mécanisme productif du capitalisme.
Foucault dit, par exemple, que le (bio)pouvoir des sociétés modernes ne nous tue pas, comme c’était le cas avant la modernité, mais, au contraire, nous force à être parce qu’elle a besoin de nous pour soutenir le système. D’une certaine manière, c’est le système capitaliste qui a pris le rôle, ou le relais, de cet être écrasant qui nous oblige à vivre. Par exemple, elle nous force également à cliquer sur Facebook et à nourrir tous ses autres aspects et domaines du fonctionnement. L’autre jour, j’ai lu que l’inventeur du bouton « Like » sur Facebook, le regrette aujourd’hui. Pourquoi ? Parce que ce sont nos émotions les plus intimes (aimer quelqu’un ou quelque chose) qui sont devenues les gestes employés par le système. On devient complètement dévoré par une force qui nous est imposée.
Alexei Penzin – Sleep and Subjectivity in Capitalist Modernity – 21 July 2011 from Fondazione Antonio Ratti on Vimeo.
PAM. Y a-t-il de l’espoir ?
AP. Je ne suis pas fataliste. Cette attitude pessimiste et mélancolique a été typique des marxistes occidentaux, comme Adorno ou Benjamin, qui pensaient que le monde était une vraie catastrophe. Gauchiste, je ne peux pas accepter ce paradigme de continuité non-téléologique qui nous limite à une existence post-historique.
Actuellement, je recherche dans les archives des systèmes socialistes du XX° siècle et, pour être honnête, c’est cela qui me redonne de l’espoir. Je ne suis pas nostalgique du socialisme, mais je crois qu’il faut relire leurs expériences et trouver ce qu’on n’a pas encore compris. Non pas pour le passé, mais pour l’avenir. Je crois qu’on peut changer les choses, il suffit de s’inspirer des gens qui l’ont fait avant nous. Tout est encore ouvert et, certainement, ce n’est pas la fin de l’histoire !