Cette fois, ça y est : le monde a changé, et a changé enfin. Certains craignent qu’il pourrait s’arrêter d’ici quelques années, voire quelques mois, d’une étincelle, suivie de beaucoup d’autres, toutes nucléaires. Ce n’est sans doute guère probable, c’est bien sûr possible, mais ce qui est surtout possible, cela on le sait, c’est de vivre avec cette peur-là. Elle fut bien plus prégnante, bien plus crédible, durant les décennies d’une guerre qui n’était pas si froide que cela. Tous et toutes étaient frappées, toutes celles et tous ceux qui ont survécu s’en sont remis. À leur manière.
Le monde a changé, a changé enfin et une armée de spectres sortie du bois pour l’occasion nous a chargés de vous transmettre un message. Ils sont légion, enfants des années 70, 80 et 90, qualifiés de « génération sacrifiée » les uns après les autres, nombreux à s’être foutus en l’air, plus ou moins volontairement, ravagés par la drogue, la folie, voire la mort elle-même (on parle ici de la dépression, que les médicaments ne soignent pas si bien que cela finalement, ni certainement n’empêchent) : « le temps figé, c’est pire que tout. »
Allez, ne faisons pas parler les morts et assumons un peu : je me souviens des années 90, et je peux vous assurer qu’il ne faisait pas bon être jeune à l’époque. Le monde s’arrêtait. Même si la thèse originale du livre La Fin de l’histoire était plus complexe que ce que laissait entendre son titre, la tournure elle-même nous empoisonnait l’esprit. Et surtout ceux des seuls phares encore alimentés par l’électricité dans la tempête, ceux des vrais amis du peuple, nos chers éditorialistes bien sûr (les mêmes à l’époque qu’aujourd’hui, pas besoin de chercher).
Rien n’arriverait plus. Les inégalités, à l’intérieur des frontières comme entre les pays, prospéraient déjà, préparant le monde d’aujourd’hui. Nous étions nombreux, très nombreux et nombreuses à en avoir conscience. Beaucoup moins tentaient d’agir. Personne n’a réussi.
Et à ma grande surprise, aux maladies psychiques d’aujourd’hui, je préfère finalement celles d’hier. Il paraît que c’est une vieille malédiction chinoise, citée par Dan Simmons dans Hypérion : « Puissiez-vous vivre des temps intéressants ».
Mais le monde a changé. D’un futur mort en passant par un futur pire, nous sommes entrés dans un monde sans futur : voici l’inconnu, l’inconnu pur et parfait, insaisissable du moins par nos esprits cultivés dans la modernité tardive occidentale. Ne serait-ce pas, d’ailleurs, l’état naturel (ce qui ne le rend pas forcément désirable), du psychisme humain ? L’ordre géopolitique a changé, les enjeux ont changé, les partis ne sont plus les mêmes, les clivages sont différents et tous, à l’échelle de nos générations d’après-guerre du moins -c’est-à-dire à l’échelle d’une mémoire (la seule au fond que, semble-t-il, puisse appréhender l’être humain ?)- neufs.
C’est vertigineux. Il n’y a plus d’horizon. La flèche du progrès, comme tant d’autres avant elles, a poursuivi sa course en cloche et s’est finalement abîmée dans la mer, dernier point visible de notre horizon, dont on avait oublié la seule caractéristique assurée, le mutisme.
La Terre deviendra bientôt inhabitable pour l’être humain. Ou pas, d’ailleurs. L’ordre du monde nous mène tout droit vers la dystopie ultra-libérale, ou l’enfer de la tyrannie… À moins que justement, ce fut là-bas qu’on se dirigeait et que, dorénavant et de nouveau, tout change.
Voyez-vous cette poussière blanchâtre en suspension dans l’air ? Telles sont donc les cendres de nos illusions collectives. Là où l’avenir était assuré, son existence et surtout (c’était horrible) sa forme, il n’existe plus. Au moins, c’est radical. Avant que votre pied en l’air ait fini d’effectuer son prochain pas, le sol par-dessous n’est plus. Comme dans Indiana Jones 3, ce qui existe de Dieu aura-t-i(I)l la bonté de nous dresser un pont clair vers la corniche suivante ? Ou le seul être à raison garder ces jours-ci est-il celui, celle, qui fredonne quelque part, s’accompagnant d’une steel guitare désaccordée, « I’ve been set free to find another illusion… » ?
Un monde est mort, l’autre se construit, mais nous ne sommes plus entre les deux. Un monde est mort et croyez-moi, il n’avait rien d’enviable. Vous en voulez encore ? Dommage, on a tout fini.
Ce sera peut-être pire, bien sûr. Ce sera plus vraisemblablement toujours exactement pareil mais cela, il faut jouer à Fallout pour le comprendre. Pour tous les autres, rassurez-vous : il y a désormais Postap Magazine.
Bonne lecture et puissiez-vous nous aider, par vos messages, à voir plus clair !