Insectes comestibles : derrière le mythe, un marché

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interview Florian Nock home

Une terrasse de café ensoleillée du mois de mai. La vie est belle : entre deux pics de pollution et trois alertes terroristes, il fait bon profiter du chant des oiseaux, même s’il faut tendre l’oreille, un tiers d’entre eux ayant disparu du territoire en 15 ans, notamment parce que leur source de nourriture principale, les insectes, s’éteignent eux aussi à vitesse grand V. Pour trouver les coupables, tous les regards se tournent vers l’agriculture intensive et ses pesticides, même si leurs défenseurs nient encore qu’empoisonner volontairement des créatures à grande échelle puisse avoir la moindre répercussion sur leur bien-être.

C’est entre autres pour cette raison —les ravages d’un modèle agricole sur le monde qui l’entoure et donc, in fine, sur nous-mêmes— à laquelle s’ajoute une angoisse très présente face à une population humaine toujours croissante, que dans les têtes, on s’habitue peu à peu à l’idée qu’il faudra en venir à manger des insectes directement, comme cela se pratique depuis des millénaires en Asie du sud, en Afrique subsaharienne, en Amérique centrale. Pour approcher cette perspective en douceur, Postap a rendez-vous avec Florian Nock, expert en insectes comestibles et créateur du blog français-anglais Entomove Project.

manger insectes interview expert
Florian Nock © Entomove project

 
C’est un jeune homme plein d’énergie et au débit de parole accéléré qui prend place à nos côtés en ce milieu de printemps. Mais très vite, il s’écarte de l’anecdote et, pour notre plus grand plaisir, entrouvre le rideau qui masque au commun des mortels la vie d’un authentique marché en pleine expansion. Interview gastronomique, économique et prospectiviste.

Devenir expert en insectes comestibles

Julien Millanvoye. Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Florian Nock. Je m’appelle Florian, j’ai 30 ans, je suis originaire de Strasbourg et mon métier… c’est compliqué de le dire en quelques mots, mais disons expert des insectes comestibles. Au quotidien, je travaille avec Jimini’s, une startup parisienne qui commercialise des insectes comestibles —différentes gammes d’insectes, qui vont de l’apéritif aux insectes à cuisiner en passant par les insectes transformés. Dans mon temps libre, je suis consultant en élevage d’insectes, blogueur et conférencier, toujours sur ce thème, qu’on appelle aussi l’entomophagie.

J.M. Comment on se retrouve à travailler dans une boîte d’insectes à manger ?
F.N. J’ai fait la connaissance des fondateurs de Jimini’s lors d’une conférence à Montreal en 2014. Je faisais partie du public, eux présentaient leurs produits, on a sympathisé, mais je n’ai collaboré avec eux que trois ans plus tard. Entretemps, j’ai bossé dans plusieurs entreprises, participé à un élevage en Alsace pour l’alimentation animale, aidé à développer la première ferme d’élevage à domicile en Chine… Il y a un an, en mai 2017, ils m’ont rappelé et nous avons alors entamé une collaboration.

J.M. Une conférence sur l’élevage d’insectes, c’est quoi ça se passe comment ? C’est sérieux, c’est des allumés ?
F.N. Ils sont moins allumés que prévu. C’est tout un corps de métier qui se retrouve, les importateurs, les éleveurs, la FFPIDI (Fédération Française des Producteurs, Importateurs et Distributeurs d’Insectes, ndlr). Mais on y trouve aussi des chercheurs en entomologie, ou en anthropologie, intéressés par la consommation historique, et pas mal de personnes impliquées dans l’environnement, l’écologie, mais aussi maintenant les industriels, les startups comme les grands groupes. Mais aussi des invités, et puis des scientifiques de la Food and Agriculture Organisation des Nations Unies (FAO). Et bien sûr des éleveurs d’Afrique, d’Amérique centrale ou d’Asie, qui présentent leur mode de travail, quand les Européens, eux, sont plutôt intéressés par l’industrialisation, mais aussi des revendeurs et fabricants de machines-outils, pour élever, trier calibrer ou transformer en poudre les insectes comestibles. (La deuxième conférence internationale “Insects to feed the world” vient de s’achever en Chine, ndlr).

J.M. Il y a dix ans, c’était un thème encore confidentiel, qu’on ne trouvait guère évoqué que dans des revues ou des sites spécialisés et, depuis tout juste quelques années, on sent que ça bouge, que ça se développe… Qu’est-ce qui s’est passé ?
F.N. Ce qui s’est passé, c’est que ça fait des centaines d’années qu’existent en Asie, en Thaïlande surtout, des petites fermes locales, des gens qui faisaient ça dans leur coin et que, maintenant il y a un boum : on dénombre aujourd’hui plus de 40 000 fermes en Thaïlande. En Europe ou aux États-Unis, on assiste au même phénomène. On avait déjà des fermes d’élevage, mais alors les insectes étaient destinés aux nouveaux animaux de compagnie, comme les lézards, les souris, mais aussi les oiseaux ou les poissons d’ornement. Dès lors, comme c’était destiné à la consommation animale, la traçabilité exigée était moindre que lorsque c’est pour les humains (ou pour des animaux destinés à être mangés par des humains).

Il n’y avait pas forcément non plus besoin d’un rendement important, c’était des établissements plutôt familiaux, avec un côté artisanal. Par exemple, la chaîne YouTube Dirty Jobs (“sales boulots” littéralement, ndlr) avait consacré un épisode à l’élevage de grillons… Qui devient tendance, maintenant, aux USA. Mais ce n’est que dans les années 2000, voire 2010, qu’a commencé à se développer le business pour la consommation humaine. Certes, quelques livres en parlaient bien avant, mais le phénomène a surtout pris suite à un rapport de la FAO paru en 2013, qui recommandait fortement cette solution pour résoudre les enjeux locaux et globaux de l’alimentation d’aujourd’hui et de demain. Et montré que c’est une vraie solution pour à la fois apporter des protéines aux régimes alimentaires et diminuer notre empreinte écologique à long-terme. C’est à ce moment-là que beaucoup de producteurs ont sauté le pas et, à côté de leur première chaîne de production, en ont ouvert une seconde, destinée aux humains.

https://youtu.be/wiEd75UU_wU
 

J.M. Mais vous, comment êtes-vous tombé dedans ?
F.N. Pour moi, tout a commencé en 2012. Je sortais d’un master en environnement et j’étais passionné de nutrition, plus spécifiquement de la relation qu’a l’humain avec l’alimentation. Quand j’étais jeune, j’ai été obèse, puis anorexique. Ensuite, longtemps, j’ai souffert d’orthorexie, c’est-à-dire que je comptais chaque calorie ingérée, et dès que je dépassais mon quota —à la calorie près, vraiment— je commençais à m’angoisser, à me dire que j’allais perdre mes abdos, parce que j’avais enfin réussi à avoir un vrai corps de magazine. En résumé, je n’avais pas un rapport très sain à la bouffe. Comment j’en ai entendu parler, je ne sais plus bien, sans doute par un reportage à la télévision… mais bref, voir les bénéfices d’un côté et à la répulsion à en manger de l’autre, ça m’intriguait, et je me suis dit : “Je vais faire ça de ma vie”.

Je pense que c’est une belle aventure : développer ça, c’est développer les notions environnementales, nutritionnelles, et l’ouverture d’esprit. Parce que c’est intéressant, on a plein d’alternatives, mais c’est la plus choquante et celle dont on parle de la manière la plus bizarre… Par exemple, les algues, c’est très intéressant, mais on ne parle pas des algues comme on parle des insectes. Il y a une sorte de tabou, ça intrigue, ça fait poser des questions, ça ouvre les esprits, ça permet de parler avec les étudiants de l’histoire de l’humanité, puisqu’on en consommait avant, mais aussi de ce qu’on fait ailleurs dans le monde, ça permet d’englober plein de choses et c’est ce qui m’a passionné.

Mais si je savais que je voulais travailler dans ce secteur, je n’avais pas l’esprit entrepreneur. Je me suis demandé : “Dans quoi je suis bon ?”. Ben je suis bon à l’école, donc plutôt que monter ma boîte, j’ai improvisé mon propre cursus scolaire “insectes” : dans ma chambre, j’ai lancé un élevage de petits vers de farine, pour apprendre dans mon coin. Petit élevage, petits tests, j’étudiais. Puis à la conférence de 2014, un des meilleurs experts américains est venu me voir et m’a dit : “Toi, tu as des bonnes idées, fais quelque chose !” Mais en rentrant, je ne me voyais pas monter ma boîte, j’avais ce truc de me dire “Je ne suis pas entrepreneur, ça ne marchera jamais, ce n’est pas moi… Je vais plutôt faire un blog pour que les gens aient envie de bosser avec moi”.

C’est comme ça que j’ai créé en 2014 un des tous premiers blogs en français et en anglais. J’ai rapidement été considéré comme influenceur et expert à mon échelle, dans ma petite niche. Puis les médias locaux m’ont contacté, j’ai organisé des dégustations dans ma ville, pour mes potes, testé des recettes et, petit à petit, j’ai acquis pas mal de connaissances, ce qui m’a permis de rencontrer des scientifiques, des entreprises. Je suis allé travailler en Chine et désormais, j’ai ma petite activité de consultant en élevage d’insectes et rédacteur d’articles spécialisés.

J.M. Qu’est-ce que vous êtes allé faire en Chine ?
F.N. J’ai participé à la première ferme d’élevage pour la maison, dans un incubateur high tech à Shenzhen, à la frontière de Hong Kong, où j’ai rejoint deux Autrichiennes qui participaient à l’élaboration d’une ferme d’élevage à domicile, genre dans ta cuisine. Je les ai contactées, elles m’ont dit “On a besoin de monde, est-ce que tu tu veux nous rejoindre dans l’aventure ?”, et j’ai bossé d’abord depuis chez moi, je faisais des essais, avec ma ferme maison, pas aussi élaborée que la leur, puis je suis parti pour participer à la Recherche et Développement, mais comme on était trois, je faisais pas mal de trucs : R&D le matin, l’après-midi je me transformais en expert marketing, et le soir je faisais de la communication.

L’avenir a un passé

J.M. Pourquoi on doit manger des insectes ?
F.N. D’abord parce qu’en 2050, on devrait être dix milliards sur Terre. Et que dès qu’un pays voit son niveau de vie augmenter, il consomme de plus en plus de viande, ce qui est catastrophique pour la planète, pour les sols, pour les forêts, à cause des élevages massifs qu’il faut créer quand les gens mangent plusieurs steaks par semaine. À l’inverse, les insectes sont faciles à produire, sur des petites surfaces.

Ce sont des animaux à sang froid, donc toute la nourriture qu’on va leur donner va leur servir à grossir, ils n’ont pas besoin de maintenir leur température, et ils émettent quasiment zéro de gaz à effet de serre, c’est négligeable. De plus, ils peuvent être élevés dans beaucoup d’endroits, y compris là où la culture de végétaux n’est pas vraiment possible, dans des conditions climatiques difficiles. Et du point de vue nutritionnel, c’est un apport en protéines très complet et très bien digéré. On y retrouve tous les acides aminés essentiels, et plus de 90 % d’un insecte, c’est de la protéine. De ce point de vue, c’est meilleur encore que le soja. À quoi s’ajoutent les acides gras, qui sont très intéressants, et les nutriments essentiels, comme le fer ou les vitamines, eux aussi présents à un taux très important.

J.M. Donc, c’est bon à la santé et ça ne fait pas grossir ?
F.N. Tout dépend de la quantité et quels insectes. La chance qu’on a, c’est que pour nous en Europe… Bon, ceux qu’on voit le plus sont très caloriques, parce qu’ils sont déshydratés donc, forcément, comme les amandes ou les fruits secs, c’est très riche en calories. Mais les insectes européens, normalement, sont plutôt riches en protéines, à l’inverse des africains, où l’on trouve plus de graisse, ce qui, compte tenu de nos régimes alimentaires respectifs, tombe plutôt bien.

interview insectes comestibles
Sauterelles comestibles en Afrique, CC Abbaswealth / Wikimedia Commons

 
J.M. En Occident, on a consommé des insectes ?
F.N. Oui. J’ai réussi à mettre la main sur un livre de 1941 qui raconte toute l’histoire de la consommation, mais aussi sur une recette de soupe de hannetons remontant à 1850. On en trouve aussi des traces en Grèce antique, avec des auteurs qui se plaignaient que c’était la nourriture des barbares, et que ça les amènerait au déclin. Dans les trois grands textes monothéistes, la Torah, la Bible et le Coran, il est aussi fait mention de leur consommation. Mais il est difficile de remonter plus loin car, pour savoir ce que mangeaient nos ancêtres, il faut analyser leurs excréments, or les insectes n’ayant pas de squelette mais un exosquelette, c’est très difficile d’en retrouver des traces avec certitude. Ce qu’il semble, c’est qu’à l’arrivée de l’agriculture, l’insecte est devenu une menace, il est entré en compétition avec notre propre source de nourriture. C’est aussi l’époque où l’on s’est sédentarisé. Avant, on n’avait pas de maison. Lorsque les peuplades se fixent, inventent la maison, un espace clos protégé de la nature, l’insecte devient une créature invasive, qui rentre chez toi.

Je voudrais aussi mentionner la théorie de Matt Cartmill, pour qui le primate se serait développé grâce à la consommation d’insectes, quand il a commencé à monter dans les arbres, à explorer la canopée. Pour capturer des insectes, il faut une grande vivacité du corps, du regard, une main préhensile… L’écureuil par exemple n’a pas besoin de tout cela.

Le marché derrière le dégout

J.M. Dans l’ensemble, donc, c’est un marché qui va bien ?
F.N. Oui, c’est intéressant, on est vraiment à un tournant. Pendant plusieurs années, ça n’intéressait guère que les gens qui voulaient faire du Koh Lanta chez eux. On en a encore quelques-uns, mais maintenant on est entré dans une phase de découverte/intérêt, qui n’a rien à voir avec l’aspect sensationnel, dégoutant. Dans les dégustations, les gens viennent avec leurs enfants, leur disent “Tu en mangeras plus tard, commence à goûter” Le secteur a atteint une certaine taille et continue malgré tout de se développer. Dans quel sens ça va, on ne sait pas, mais ce qui est excitant, c’est que ça grandit, que le côté “pratique” émerge, du type : “Maintenant que j’ai goûté, comment je peux en consommer plus régulièrement ?”

Recette insectes été apéritif
Canapé estival aux insectes comestibles © Entomove project

 
J.M. Que voulez-vous dire par : “On ne sait pas dans quel sens ça va ?” Genre bio ou industriel ?
F.N. C’est ça. Je pense qu’il y aura les deux, de toute façon.

J.M. C’est quoi, l’élevage industriel d’insectes ?
F.N. Je vais prendre l’exemple de l’élevage aquacole. Souvent, on nourrit les poissons avec de l’huile du poisson. Donc, c’est une aberration totale : on pêche des poissons pour nourrir des poissons d’élevage. Là, les insectes pourraient être utiles. Mais si ça reste des poissons dans des bassins d’élevage au fin fond de la Chine bourrés d’antibiotiques, que ce soit nourri aux insectes ou aux poissons, il y a quand même une partie qui est une aberration. Et si on fait des usines d’insectes pour nourrir des usines de poissons, là, personnellement ça m’embête. Même pour l’élevage humain, on n’est pas à l’abri des catastrophes. Regardons ce qui s’est passé avec le soja : il y a 30 ans, c’était vanté partout, parce que c’est riche en protéine, qu’on peut nourrir le bétail avec… et au final, maintenant, le soja ce n’est plus écologique du tout, ça bousille des forêts entières. Et puis, un jour, forcément, il y aura une crise sanitaire, parce qu’une personne va tomber malade. Ce ne sera sans doute pas à grande échelle, mais ça aura des répercussions. Par exemple, les gens allergiques aux crevettes peuvent être allergiques aux insectes. Donc même si on fait très attention, on n’est pas à l’abri, et ça fera la Une des médias. Qu’est-ce qui se passera ce jour-là ?

J.M. Sans doute qu’on en parlera pendant deux jours et que tout reprendra comme avant… Sinon, des conseils ? Comme on dit à la télé : les insectes, comment s’y mettre ?
F.N. Les insectes, c’est un million d’espèces, dont 2 250 comestibles, à peu près. Ça augmente tous les ans, en fait. Alors, on ne s’amuse pas à les goûter et à se dire “Ah tiens, le mec est mort, c’est pas bon”, le principe c’est plutôt qu’on s’intéresse de plus en plus aux traditions, dans les berceaux habituelles de la consommation d’insectes… Mais ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que ça peut servir surtout à enrichir un plat en protéines. En fait, ça s’intègre dans un repas complet, par exemple un dal de lentilles enrichi en criquets, ce qui amènera des protéines, du croustillant et un goût de noisette.

J.M. Vous déconseillez la fricassée de criquets, quoi…
F.N. On pourrait, mais niveau appétence ça va être compliqué de consommer. Ça n’a pas la même texture que la viande. Par exemple, les vers de farine, si je les fais juste passer à la poêle, ça va être très croquant, très croustillant, très sympa, mais d’un point de vue culinaire, tu n’as pas l’habitude de manger du croustillant en tellement grande quantité. C’est beaucoup plus agréable si c’est mélangé à des pâtes, du riz, des lentilles… Un peu comme des graines, finalement. C’est une gymnastique culinaire mais c’est intéressant : ça permet de s’ouvrir à d’autres recettes.

Florian Nock vous propose justement ses propres recettes sur son blog, que vous pouvez suivre juste ici. Bon appétit !
Un grand merci à Jérémy Kholmann pour la mise en relation.