Mettons de côté, un instant, la splendeur esthétique et le royaume de biodiversité que constitue la forêt amazonienne. Cette épaisse jungle est aussi un climatiseur géant, car l’un des pivots de la lutte contre le réchauffement climatique.
Rappelons-le rapidement : les arbres respirent du dioxyde de carbone (CO2), l’un des principaux responsables de l’effet de serre qui nous cuit. Ils le stockent ensuite, sous forme de molécules qui lui permettront de croître racines, tronc, branches, feuilles. Ils le partagent aussi, avec des populations entières de champignons souterrains, le symbiotique (et fascinant) réseau mycorhizien. Bref : ils le captent, le conservent, donc l’empêchent de rejoindre l’atmosphère et, ainsi, de contribuer au réchauffement général.
Or, là comme ailleurs, l’humanité affronte un tournant très inquiétant : depuis 2021, l’Amazonie émet plus de carbone qu’elle n’en capture (deux ans plus tôt, des chercheurs de l’INRA, du CEA, du CNRS et du CNES prévenaient déjà : « Ces régions tropicales, autrefois puits de carbone dans la biomasse aérienne, deviennent globalement neutres. Elles pourraient même devenir une source de carbone atmosphérique dans un proche avenir, accélérant ainsi le réchauffement global »).
La cause de ce basculement majeur ? La déforestation, évidemment. Et parmi ses responsables, un acteur inattendu : la communauté religieuse des mennonites, dont les préceptes religieux prônent, pourtant, un mode de vie simple et apaisé, proche de celui de leurs lointains cousins, les Amish. Or, cette semaine, l’ONG Amazon Conservation, analysant les données satellitaires, économiques et étatiques les plus récentes, s’effraie dans deux rapports (ici et là) de la rapidité dévastatrice avec laquelle la paisible communauté contribue à la mort d’une forêt qui conserve encore 450 milliards de tonnes de CO2 dans ses arbres et ses sols.
Nettoyage à vitesse grand V
L’alerte concerne la Bolivie. Les autorités savaient déjà qu’au Pérou, entre 2017 et 2021, la communauté religieuse avait rasé 4 000 hectares de forêt, pour se consacrer à la production de soja.
Mais en Bolivie, où l’on ignorait à peu près tout de leur action, les dernières données démontrent que ce sont 900 000 hectares de forêt qui ont disparu pour faire place à la culture du soja—et que sur ce total, un quart, plus de 200 000 hectares, est de leur seul fait.
« C’est très impressionnant d’apprendre que [l’action des mennonites] est ici de bien plus grande ampleur qu’au Pérou« , s’étonne, auprès du site spécialisé MongaBay qui relaie la nouvelle, le Dr. Finer, chercheur à Amazon Conservation et directeur en son sein du projet MAAP (Monitoring of the Andean Amazon Project).
« Les mennonites sont arrivés avec des capacités technologiques, organisationnels et probablement financières, qui génèrent cette déforestation massive », leur explique la sénatrice Cecilia Requena.
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Les mennonites ne sont pas exactement réputés pour leur voracité. Pourtant, ce sont bien leurs croyances, reposant sur un mode de vie simple, rural, isolationniste et anti technologique, qui expliquent cette rapidité sans équivalent dans le dézingage de la pus précieuse de nos ressources : le temp qu’il fait.
Car c’est précisément leur choix d’un mode de vie à l’écart des sociétés modernes qui les pousse, voire les oblige, à s’installer dans des zones dépeuplées, peu surveillées, et à exercer leurs talents sur l’unique terrain de l’agriculture. En outre, leur refus des technologies avancées, et leur culte du travail, censé rapprocher de Dieu, ne leur laissent pas grand chose à faire, si ce n’est raser des arbres et faire pousser du soja. D’autant que ce rejet, qui par exemple leur interdit de posséder des moyens contemporains d’information (et donc de connaître les implications mondiales de leurs actions locales), connaît quelques petites exceptions : nommément, quand il s’agit, justement, de travailler la terre. Là, essence, moteur et mécanisation sont plus que bienvenus.
Mousquets, ruralité et église chrétienne réformée
Le plus fascinant dans cette histoire reste l’histoire même des mennonites, que rien ne prédisposait à compter au rang des meilleurs fossoyeurs de l’Amazonie.
Le culte tire son nom de Meno Simmons, un prêtre néerlandais né au cœur du Saint-Empire romain germanique, à l’aube du XVI° siècle. La période s’avèrera agitée : il a 21 ans quand, en 1517, suite à une vente d’indulgences massives de la part de la papeauté pour financer l’édification de Saint-Pierre de Rome, Martin Luther écrit et diffuse ses « 95 thèses » : c’est le début de la Réforme et du protestantisme.
Meno Simons, lui aussi, s’interroge sur sa foi, sur son Église. Prêtre, il abandonne les préceptes catholiques en 1536 et rejoint le culte anabaptiste —qui consiste à se faire baptiser « à nouveau », estimant que le baptême ne peut être qu’un acte conscient et éclairé, réservé donc aux adultes, et proscrit pour les enfants. Par la suite, il se marie et publie sa Fondation de la doctrine chrétienne qui inspirera les évangéliques et, donc, celles et ceux qui se déclarent désormais « mennonites », du nom du théologien qui leur a fait voir la lumière.
Si vous connaissez vos classiques, vous pouvez vous douter que les autorités religieuses et le Saint-Empire, alors dirigé par les Habsbourg, n’ont pas accueilli avec un fol enthousiasme cette nouvelle approche.
S’ils ne veulent pas rejoindre le Royaume de Dieu trop vite, les mennonites n’ont d’autre choix qu’émigrer. Bien entendu, ils sont nombreux à s’exiler vers le Nouveau Monde, au Canada surtout, où aujourd’hui est établi leur siège. De là, les plus conservateurs rejoignent finalement Mexico, puis le Paraguay. D’autres encore, réfugiés d’abord en Pologne, devront fuir celle-ci quand les Prussiens s’en empareront au XVII° siècle. Ils échouent en Russie où Catherine II, pourquoi pas, leur promet asile.
En fait, l’émigration mennonite suit un principe simple. Ceux-ci sont en effet absolument non-violents, et refusent donc le service militaire. Donc quand un pays a besoin d’un peuplement qui ne posera pas trop de problèmes, en outre industrieux, il lui suffit de leur promettre l’exemption du service militaire pour voir arriver ces fermiers Niveau 15, endogames et qui, même en Amérique du Sud aujourd’hui, parlent toujours un dialecte allemand du XVII° siècle, éteint partout ailleurs. Puis, invariablement, ledit pays finit par se lancer dans une conscription nationale (quand ce ne sont pas directement des persécutions religieuses ou politiques, comme justement en Russie au XIX° et XX° siècle), et un pays leur promet à son tour protection et exemption du service militaire. Un peuplement rapide, constitué de fermiers : c’est le rêve du Paraguay, du Pérou et de la Bolivie dans les années 1930, alors en conflit généralisé. Un autre puissant facteur de migration vient du fait que, régulièrement, certains groupes estiment leur Église trop contaminée par le monde extérieur, trop souple dans ses accommodements avec la civilisation contemporaine, et décident de partir à nouveau, plus loin, toujours plus loin. Là où l’on veut d’eux, les mennonites s’installent et font ce qu’ils savent faire le mieux, et à peu près tout ce que leur religion les autorise à faire d’ailleurs : ils cultivent.
Et voilà comment une secte chrétienne née au Pays-Bas au mitan du XVI° siècle s’attelle, avec application et dans la joie, à la destruction de la forêt amazonienne. Et avec elle, du climat qui a permis l’émergence de l’espèce humaine, et de nos vies.
Dieu nous bénisse.