L’auteur et éditeur mythique de science-fiction se raconte.
Cet économiste de formation, qui a longtemps travaillé à la Caisse des Dépôts et Consignations, où il a, par parenthèse, été à l’origine du Plan Épargne Logement, mais surtout parrain de cœur du festival Les Utopiales, qui se tient chaque année à Nantes à la fin novembre, il a pris le temps en marge d’un agenda bien rempli de répondre aux questions qui nous brûlaient les lèvres depuis longtemps. Nous dire si l’hier peut éclairer demain. Et ce qu’est aimer la littérature fantastique dans la France des années 1950.
Il faudrait être fou pour rencontrer Gérard Klein sans se sentir profondément intimidé, pas loin de la terreur. Mais l’homme élégant de 80 ans, à la tête toujours aussi bien faite, s’avère parfaitement sympathique et prêt à répondre aux questions les plus personnelles ou stupides sans jamais faire le difficile -s’excusant, s’il ne peut répondre.
Pour s’insérer dans le planning qui est le sien durant les Utopiales 2016, consacré à au thème « Machine(s) » (et dont on trouvera ici une playlist vidéo réalisée par ActuSF qui devrait réjouir les fans), on prend place à ses côtés durant une séance de dédicace, profitant de chaque pause pour lui demander, enfin, après tant d’années à rêver ce à quoi peut ressembler l’existence d’un homme qui a eu tant d’impact sur notre vie -l’auteur de ces lignes ne serait certainement pas là sans un amour certain pour le genre fantastique- de tout nous dire.
Aimable avec chaque fan venu lui faire signer un ouvrage, précis dans son vocabulaire comme dans ses souvenirs, il sourit timidement quand, enfin, on peut le remercier d’avoir tant enchanté notre adolescence..
Du livre à l’écrivain
Postapmag. Quand on découvre un auteur de science-fiction, et qu’on se demande d’où il vient, on est presque sûr dans les pages de garde du livre de trouver la mention « Paru initialement en français dans la collection Ailleurs et Demain dirigée par Gérard Klein ». Donc nous, on sait comment on a découvert la SF : grâce à vous. Mais vous, comment l’avez-vous découverte ?
Gérard Klein. J’ai commencé très, très jeune à lire de la science-fiction, avant de connaître l’anticipation. J’avais 9 ou 10 ans. L’un des tous premiers romans de SF que j’ai lus, c’était Le Monde perdu, de Sir Arthur Conan Doyle Il y avait une vieille édition dépenaillée qui traînait dans la bibliothèque familiale, et donc j’ai lu ce livre, qui m’a absolument fasciné. J’en ai d’ailleurs conservé une passion pour les dinosaures : je dois avoir chez moi une centaine de maquettes de ces sauriens gigantesques… Aussi parce que, sachant cela, mes amis s’efforcent toujours d’en trouver d’inédits, qu’ils m’amènent.
Ensuite, évidemment, j’ai lu tout Jules Verne, tout H.G. Wells, enfin j’ai tout ce que je trouvais, en particulier en écumant les bouquinistes des marchés de banlieue (j’habitais Villemomble, dans le 93 actuel, qui était très différent de ce qu’il est aujourd’hui). J’ai aussi lu à l’époque beaucoup de polars même si, à 11 ans, j’ai pratiquement laissé tomber le roman policier. J’ai toujours été un boulimique de lecture. Je lisais aussi tous les grands romans, à toutes les heures, scolaires ou pas scolaires, tout ce qu’on est supposé avoir lu. Ainsi qu’énormément de revues et d’essais sur la science. J’ai été abonné très tôt à une revue qui s’appelait à l’époque La Nature, et qui, si je ne me trompe pas, est depuis devenue La Recherche.
J’ai toujours eu, et j’ai toujours, cette fascination pour la science, bien que je n’ai pas fait de carrière dans le domaine scientifique… Enfin, je ne sais pas si l’économie ou la psychologie sont de la science… Non : je ne pense pas que les sciences humaines soient des sciences. Il vaudrait mieux les ramener à leur statut d’humanités, ce qui est déjà beaucoup. Ça ne veut pas dire que c’est sans intérêt.
Une étude scientifique, en physique ou en biologie par exemple, implique de pouvoir isoler une petite partie du monde, une molécule pour un chimiste, une particule pour un physicien, une cellule vivante ou un organe pour un biologiste. Tandis que, quand il s’agit de sociologie ou de psychologie, vous ne pouvez pas isoler, de façon méthodologiquement propre, un système. Par conséquent, dans le domaine qu’on appelle à tort les sciences humaines, on peut avoir des opinions informées, mais on ne peut pas avoir le type de théorie qu’on a en physique, chimie ou biologie.
J’ai certes pratiqué un peu des deux côtés de la barrière… c’est d’ailleurs comme ça que je sais que cette barrière existe.
Parlez-nous de ça !
On parle de sciences humaines depuis après-guerre, essentiellement pour des raisons idéologiques. Mais les Belges ou les Suisses parlent toujours d’ « humanités », et ils ont bien raison. Je pense qu’on a fait cela, qu’on a voulu en faire des sciences au même titre que les sciences naturelles, pour leur donner une aura de sérieux, et donc leur donner des crédits… Mais il y avait aussi un parti-pris idéologique, un peu plus sourd, qui venait des marxistes et des marxisants, lesquels étaient convaincus qu’il était possible de constituer une science, au sens dur, de la société et de son évolution. Manifestement, ça n’a pas été le cas, mais on a conservé le terme, pour les deux raisons que j’ai énoncées, et ce même si aucune de ces deux raisons ne tienne aujourd’hui. Attention : je dis bien qu’il est absolument indispensable d’étudier la sociologie, la psychologie, l’économie qui est parfois l’intermédiaire entre les deux, et de financer ces études… mais ça ne relève pas des mêmes processus.
C’est un peu la même chose en matière de science fiction. Par exemple, isoler une partie de la science-fiction n’a aucun sens, et personne ne peut avoir lu ce que j’estime, au bas mot, un million d’œuvres. On ne peut avoir que des points de vue… Un chercheur peut donner un coup de projecteur sur un segment et, sur ce segment, il va avoir un point de vue d’un autre chercheur, tout ça peut se combiner. Ça n’a rien à voir avec le travail que va faire un biologiste sur le gène, ou un physicien sur un quantum. Dans le milieu de l’humanité, le mieux qu’on puisse avoir, c’est le point de vue informé. Encore une fois, c’est important, très important, essentiel, mais ça ne relève pas de la méthodologie proprement scientifique.
D’aujourd’hui à demain
Votre expérience de lecteur de SF vous fait-il porter un regard différent sur le monde actuel ? Ou sommes-nous tous logés à la même enseigne face aux bouleversements de notre époque ?
Je crois qu’on est tous un peu logés à la même enseigne, oui. Cela dit, ma double casquette, d’économiste et d’amateur de science-fiction, me conduit peut être un peu plus à réfléchir sur les avenirs possibles. Il n’y en a pas qu’un, parmi ceux qui peuvent devenir un futur, c’est à dire un passé. Mais bien sûr, je n’ai pas de boule de cristal.
Par exemple, j’ai écrit la nouvelle « Mémoire vive, mémoire morte », à la demande de François Benvéniste, le directeur du marketing d’Apple à l’époque, qu’il voulait faire publier chez Denoël un recueil de nouvelles consacrées aux micro-ordinateurs… J’ai imaginé ce texte dans lequel le micro-ordinateur, comme une perle dans une huître, se loge dans le cerveau des individus dès le stade de l’embryon, de façon à ce qu’il entre en connexion avec son cerveau et qu’il lui apporte toute sorte d’avantages. Cette nouvelle a connu un succès, et pourtant j’ai déçu son commanditaire, car je ne parlais pas du tout des réseaux…
À l’époque, en 1986, je ne connaissais pas, très peu de gens connaissait Internet… J’ai commencé à avoir un réseau privé au début des années 1990 et Internet, Google et compagnie, ne se sont installés véritablement qu’à la fin des années 1990. Donc je n’ai même pas pensé à écrire une nouvelle sur les réseaux, je n’aurai peut être pas su faire, je n’en sais rien, mais le fait est que ce n’était pas dans mon champs de vision.
Certes, les réseaux existaient depuis très longtemps, pour les systèmes bancaires, pour l’entreprise… C’était alors, cela dit, plutôt le domaine d’IBM que d’Apple, qui se concentrait surtout sur l’ordinateur individuel, grâce à l’idée géniale de Steve Jobs, qui les a rendus accessibles, par l’utilisation de la souris et des icônes.
Jusqu’à très récemment, la science-fiction a été et reste même parfois un genre particulièrement déconsidéré en France. Comment avez-vous vécu de mépris pour les cultures populaires ? Vous sentiez-vous comme un chevalier solitaire dans le petit monde de l’édition hexagonale ?
Non, je n’étais pas un cavalier solitaire. Même quand, en 1969, j’ai crée Ailleurs et Demain, ma collection chez Robert Laffont, il existait aussi les éditions Opta, qui publiaient par exemple Galaxie (Deuxième série), et des ouvrages dont la diffusion n’était peut-être pas très considérable mais tout de même très remarquable. Il y avait, chez Denoël, Présence du futur, qui avait un succès tout à fait important, notamment avec Bradbury et Lovecraft… En revanche, ce qui est exact, ce qui existait et qui existe toujours, c’est que les critiques littéraires de la grande presse ont toujours considéré la science fiction avec méfiance, recul, voire avec un certain mépris… Nous avons réussi tout de même, Jacques Goimard et moi, à prendre tout de même la forteresse du Monde et a y installer pendant un temps une rubrique consacrée au genre, avec aussi des gens comme Michel Jeury, par exemple…
Je pense qu’il y a deux grandes raisons à ce clivage, qui est toujours profond, entre la littérature « littératurante » et les autres littératures, en particulier la science fiction. La première, c’est que ce milieu littéraire se méfie, déteste même parfois, la science et tout ce qui est scientifique. La seconde, c’est que ces auteurs et journalistes regardent toujours vers le passé, ils ignorent avec résolution l’avenir. Dès lors, la science-fiction qui s’intéresse et décrit les avenirs possibles, et qui a une base scientifique, c’est une abomination.
[bwwpp_reading_lists]
Ouvert la nuit
Et pourtant, si je vous suis bien, vous n’étiez pas seul.
Il y a une chose très importante dans ma relation avec la science-fiction, ça a été le fait que, en 1953 ou 54, ayant lu dans Fiction une toute petite publicité sur une librairie spécialisée dans la SF qui s’appelait La Balance, rue des Beaux-Arts… J’y suis allé, et j’ai été très bien accueilli par Valérie Schmidt, qui tenait cette librairie, et j’ai rencontré une grande partie une grande partie des gens qui animaient la science-fiction à l’époque, et qui venaient régulièrement en fin d’après-midi prendre un verre dans la boutique. Il y avait Jacques Bergier, Michel Pilotin, Francis Carsac… Je crois que le premier jour, quand je suis arrivé, s’y trouvait Pierre Versins. En gros, tout le noyau de la science-fiction à l’époque se retrouvait là. Et moi, je venais de ma banlieue dès que je pouvais et après quand je suis rentré à Science-Po, en 1954, c’était juste à côté, à 500 mètres.
Puis la librairie a fermé, a rouvert un peu plus loin, sous un autre nom, L’Atome. C’est là que j’ai donné à lire mes premiers textes. J’ai eu un accueil très sympathique, c’est là que Jacques Bergier m’a appris énormément de choses, dont le scepticisme, ce qui peut sembler étrange en raison de la légende qui lui colle à la peau… J’y ai rencontré aussi Jacques Sternberg, qui a été un de mes très grands amis… Ça a été un coup de chance extraordinaire, de tomber à 17 ans sur tous ces gens qui m’ont appris énormément de choses et qui, très vite, m’ont traité comme l’un des leurs.
Plutôt que de souffrir du dédain de la presse traditionnelle, contrairement à ce que je pensais, tout cela sonne plutôt comme une joyeuse bande de copains…
C’est cela. Le seul problème, c’est que c’est un milieu où les filles et les femmes sont rares… C’est dommage, mais c’est comme ça. Après, les gens étaient d’un âge très varié… Michel Pilotin par exemple était quand même d’un certain âge. Pour moi qui avais 17 ans, ces gens qui avaient 30, 50 ou 60 ans, c’était des anciens. En revanche, ils avaient tout à fait conscience du fait que la science-fiction était et resterait un genre en marge de la grande notoriété et de la littérature. Je me souviens très bien de Michel Pilotin, me disant « Fais attention de ne pas te faire marquer comme écrivain science-fiction ». Je n’ai absolument pas tenu compte de l’avertissement, et effectivement je ne suis pas considéré comme un écrivain en tant que tel…
Le milieu littéraire, je connais mais je fréquente peu, parce ce que je ne m’y intéresse pas, parce qu’il est complètement bouché. Depuis des années et des années, tout tourne autour de l’autofiction, des gens qui se racontent eux-mêmes… Ils feraient mieux d’aller sur le divan d’un bon psychanalyste, ça l’embêterait moins, ils sont payés pour ça. En dehors de Michel Houellebecq, à l’heure actuelle, je ne vois pas d’écrivain… C’est d’ailleurs un grand amateur de science-fiction….
Il semble plutôt opter, en ce moment, pour l’anticipation…
C’est vraiment un très grand amateur. Georges Pérec aussi, un immense écrivain, était un amateur de science-fiction… Il n’en a pas écrit, mais il était très intéressé par le domaine. Bref, on m’a bien recommandé de me garder de cette spécialisation dangereuse, je n’ai pas tenu compte de cet avertissement, et c’est comme ça que j’ai raté ma carrière. Mais il vaut mieux faire ce qu’on a envie de faire, ce qui passionne, plutôt que faire le clown…
Ça vous a permis de rencontrer des auteurs que vous adoriez.
Ce qui a été extraordinaire, c’est que je suis devenu l’ami très proche d’immenses auteurs, de Frank Herbert par exemple, qui est souvent venu en France, avec qui j’ai passé de nombreuses soirées… John Brunner aussi était un grand ami, je l’ai même connu avant Ailleurs et Demain, j’étais venu le voir à Londres et il m’avait accueilli comme un frère. Le seul que je n’ai pas bien connu, c’est Philip K. Dick. Il n’est pratiquement jamais venu en Europe, il ne voyageait pas. je l’ai rencontré lors d’un de ces rares séjours en France, en 1977, et puis on s’est brièvement vus plusieurs fois, mais ça s’est arrêté là. C’est peut-être le seul que j’admirais énormément avec qui je n’ai pas eu de relation très personnelle. Ah, il y a aussi Dan Simmons, qu’on a invité plusieurs fois mais comme il était malade, il n’a jamais plus se déplacer.
Une dernière question : avez-vous un dernier coup de cœur artistique, quel que soit le domaine, que vous aimeriez faire partager à nos lecteurs ?
S’il y a une chose dont j’ai horreur, c’est d’isoler une œuvre, ou un truc… En ce moment, je suis en train de lire des livres assez pointus sur la physique quantique, parce que je suis en train d’écrire avec Jean-Pierre Pharabod, qui est un véritable scientifique, un bouquin sur ce thème pour Odile Jacob, qui sortira en mai 2017. Donc c’est surtout ce que je lis en ce moment… Mais quelque chose d’artistique… je ne peux pas vous recommander quoi que ce soit du coup. (Il cherche durant un instant de silence…) Non, je ne vois pas, désolé.
C’est une réponse. Merci beaucoup, Gérard Klein.
Merci.
Heurs et malheurs de la physique quantique, Des vérités incroyables, l’ouvrage signé Gérard Klein et Jean-Pierre Pharabod, paraîtra le 24 mai 2017 chez Odile Jacob. Il s’agit d’un livre d’histoire des sciences qui aborde jusqu’aux découvertes les plus pointues et les plus récentes héritées de la physique quantique, qui devrait séduire tous les curieux, même non spécialistes, de cette discipline qui défie l’entendement.
Récemment, Gérard Klein a préfacé La Science-Fiction en France, théorie et histoire d’une littérature, de Simon Bréan, une lecture incontournable pour tous les passionnés qu’on vous recommande chaudement !
Vous en voulez encore ? N’hésitez pas à faire un tour sur le site des éditions du non-A où la part prospectiviste de Gérard Klein s’exprime plus longuement, ou sur WikiNews où il évoque le projet Wikipédia. Régalez-vous !
Un grand merci à Xavier Fayet et toute l’équipe des Utopiales, sans qui cet entretien n’aurait pas été possible, ainsi qu’à Alexis Venifleis pour la transcription éclair et pro.