Maître de conférence à l’Université Michel de Montaigne – Bordeaux, Bruce Bégout fait partie de ces philosophes rares et précieux qui savent construire une pensée du monde originale, sans pour autant renoncer à décrypter notre réalité sous toutes ses formes et manifestations. Il explore les marges et les non-lieux, inlassablement : parkings, motels, autoroutes -et y déchiffre ces déchets et résidus des zones périurbaines comme des symptômes de nos névroses autant qu’une richesse insoupçonnée, méprisée, oubliée. Un ré-enchantement du banal, « L’éblouissement des bords de route », comme le suggère le titre d’un de ses livres.
Ce romancier hors pair sait conjuguer l’imagination visionnaire d’un J.G Ballard à l’audace stylistique d’un William Burroughs. Il repart du quotidien, de ces épiphénomènes qui nous construisent, au jour le jour, pour mieux diagnostiquer nos comportements et notre époque. Son dernier roman en date, On ne dormira jamais (Allia, 2017) plonge dans un institut médico-légal dont la morgue est transformée en club clandestin. Un monde post-apocalyptique, macabre et désolé pourtant mystérieux et – osons le terme – étrangement sublime. Rencontre.
Dans ton nouveau roman On ne dormira jamais, le protagoniste, Valère, déclare : « Aujourd’hui, on est arrivé à une nouvelle étape de la société du spectacle, où seule la mort et son potentiel esthétique sont à même de séduire ». Est-ce aussi ton point de vue ?
Bruce Bégout. Depuis Zeropolis, mon livre sur Las Vegas, je poursuis une réflexion sur les formes contemporaines de divertissement. Aujourd’hui le divertissement a d’une certaine manière colonisé beaucoup d’aspect de la vie quotidienne, voire la politique. Regarde Trump, qui est d’abord un entertainer connu pour animer des émissions de catch ou de télé réalité. Cela ne lui a pas enlevé de crédibilité politique, puis qu’il a été élu.
Dans mon premier roman Le Park, j’avais développé l’hypothèse que certaines personnes allaient se lasser du divertissement grand public, familial, sans risque, sans situation extrême pour partir à la recherche de sensations fortes, quitte à flirter avec l’indécence et même parfois le crime. De fait, la limite entre divertissement et activité criminelle devient de plus en plus floue à notre époque. Il suffit d’aller en ligne, dans le darknet ; ou de voir comment des organisations criminelles comme Daesh scénarisent leurs vidéos et jouent d’une forme de séduction pour attirer des candidats. Ces vidéos virales ultra-violentes existaient déjà avant, avec les snuff movies. Dans mon nouveau roman, Valère considère que le divertissement déréalise notre rapport au monde. La seule chose qui soit encore un peu réel, selon lui, c’est la mort voire le mort, le cadavre.
C’est tout de même un peu extrême : une morgue qui se transforme en night-club et où l’on danse au milieu des cadavres. Thérapie ou perversion ?
Avec son Klub, Valère essaye au fond de développer un divertissement qui ne soit plus de l’ordre de l’illusion, de la simulation mais qui touche véritablement des émotions réelles et fondamentales dans l’être humain. Plus que l’amour ou d’autres émotions, c’est la mort qui doit selon lui nous rattacher à notre réalité.
Au fond c’est une sorte de contre-divertissement, ce club : on joue avec les morts, on danse, il y a des parades et en même temps le mort doit jouer le rôle d’un nouvel ancrage dans le réel. Selon lui, le divertissement qu’aurait analysé par exemple Jean Baudrillard serait arrivé à un stade de déréalisation totale. Mais ce que dit Valère, ce n’est pas forcément ce que je pense, mes personnages me permettent d’expérimenter des possibilités par rapport auxquelles je n’ai au fond aucune conviction. C’est comme un laboratoire, je m’amuse à inventer les possibilités, ça ne veut pas dire que je pense qu’elles vont se réaliser ni même que je souhaiterais qu’elles se réalisent.
Tu critiques en tout cas notre rapport devenu beaucoup trop distancié à la mort. « L’époque qui procède à l’abandon de ses morts, écris-tu, prépare sa propre perte ».
C’est une tendance que beaucoup de sociologues et d’ethnologues ont remarqué depuis longtemps en Occident, cette « invisibilisation » des morts, le fait qu’on ne veut plus les voir. On les cache, on les dissimule, on efface même tous les rituels ou les rapports que nous avions préalablement aux morts. Le temps du deuil s’écourte, la crémation supplante l’inhumation -la crémation étant la disparition quasi totale du mort, en fumée, même s’il reste quelques cendres. Les morts sont cachés dans des hôpitaux, on ne veut plus montrer les morts aux enfants, aux parents, il n’y a plus de veillée mortuaire… Tous ce constat qu’ont fait aux États-Unis ou en Europe des sociologues comme Philippe Ariès, cette hygiénisation des morts et cet effacement des morts de la sphère sociale est préoccupant, car si le rapport à la mort donne du sens à la vie, éliminer l’être pour la mort c’est aussi éliminer l’être pour la vie.
D’une certaine manière, cet effacement de la présence des morts efface le rapport intense, dense, consistant que nous pourrions avoir à la vie. Nous n’avons plus de mort dans notre culture : les morts deviennent des abstractions, des statistiques, des entreprises vont prendre en charge le rapport que nous pouvons avoir à nos propres morts. En 2, 3 jours la crémation est faite, on peut oublier, la question est réglée et le mort n’est plus qu’un souvenir. C’est problématique, car on risque de tomber d’abord dans ce que Freud appelle la mélancolie, c’est à dire l’impossibilité de faire un deuil parce qu’on n’a plus d’objet pour faire ce deuil. Ensuite, on sombre dans une sorte de déréalisation de l’existence, puisque, encore une fois, je pense que la vie et la mort vont ensemble, donc l’effacement du rapport à la mort est une forme de modification du rapport à la vie.
Que faire contre cela ?
Ah ça, je ne saurais te dire. Je suis un écrivain, je n’ai pas de prescription. J’observe, je constate cette modification, cette déréalisation du rapport à la mort… En voyageant j’ai découvert des rites dans lesquels la mort a une place essentielle, à Madagascar, au Mexique. Après, on ne peut pas « importer » ces coutumes comme ça, en Europe. Surtout qu’on en avait des rites similaires jusqu’à il n’y a pas si longtemps. Mais peut-être faudrait-il éviter que les gens meurent systématiquement à l’hôpital, peut-être qu’ils pourraient mourir chez eux. On pourrait réintroduire les veillées funèbres, comme cela existe encore dans certaines régions très catholiques.
En fait c’est une tendance qui est partie d’abord de l’Europe protestante, cet effacement de la mort, du mort surtout. L’Europe catholique a un peu résisté, car il y a un rapport différent à la mort, représentée par l’iconographie religieuse dans les églises, les ossuaires, etc. Une esthétique de la mort beaucoup moins froide, moins clinique que celle que l’on trouve par exemple dans les séries américaines, qui sont le reflet au fond de la pensée protestante. Par exemple dans Six Feet Under : ce ne sont pas des morts, ce sont des images.
Ton livre me fait aussi penser à La Peste de Camus, quand tu décris ce « mal jaune » qui décime la population. Faut-il y voir également une allégorie du fascisme ?
Beaucoup d’écrivains ont décrit la façon dont les gens réagissent face à ce genre d’épidémie. Avant Camus il y eut Boccace avec Le Décaméron, et puis Thucydide, Daniel Defoe… C’est presque un topos de la littérature. Dans mon roman, ce « mal jaune » est plutôt là pour souligner l’envie extrême de faire la fête des protagonistes. Il n’est pas tellement là comme leçon morale mais plutôt pour souligner la manière dont les gens vont réagir face à cette maladie. Ils ont encore plus envie de faire la tête, d’aller au Klub. En fait plus la mort est là, plus les gens ont envie de faire la fête. Ce fut le cas au Moyen-Âge et souvent dans l’Histoire, cette corrélation entre la peste et l’orgie. Les gens ne réagissent pas par la pénitence et la mortification, mais au contraire par la danse, la beuverie, etc.
On retrouve aussi dans ce roman l’un de tes thèmes de prédilection : la bunkerisation généralisée de nos sociétés, ce phénomène qui fait qu’on s’isole, on se retranche…
Oui, c’était déjà le cas avec Zéropolis, Las Vegas est isolé par le désert, de même Lieu commun, la chambre de motel a aussi quelque chose de clos, et puis Le Park bien sûr, ce parc à thèmes perdu sur une île déserte, maintenant la morgue… Un peu comme des hétérotopies foucaldiennes, ces lieux ont leur propre logique, ils sont séparés du reste du monde et de l’espace public.
Je constate globalement dans le monde occidental un repli sur le soi, le chez soi, les communautés fermées. Que ce soit des communautés fermées symboliques, communautés ethniques, communautés de classe, etc., ou des communautés fermées spatiales, avec des formes urbanistiques de clôture, d’enfermement derrière des murs. Mes personnages au fond apprécient plutôt cette clôture. Elle est tellement excessive qu’elle doit susciter une forme réaction du lecteur qui se dit : ce n’est pas possible de vivre dans des limites aussi strictes, comme le narrateur du roman, qui s’enfuit littéralement sous terre dans sa phase dépressive. Toute la dernière partie du livre est un enfermement, voire un enterrement du personnage, même s’il va ressurgir.
Ça me fait penser aux survivalistes qui, aux États-Unis, se terrent avec armes et provisions en attendant la fin du monde, selon eux inéluctable…
Cela me réjouit. Le roman se passe dans une période indéterminée, dans une ville indéterminée, pour ouvrir vers des interprétations multiples. Un peu comme mon narrateur, qui essaye de comprendre comment les gens réagissent face à ce « mal jaune ». Son seul lien avec l’humanité, ce sont ses lapins et quand ceux-là meurent, il s’effondre. Il va se terrer comme un animal, un peu comme dans Le Terrier de Kafka. Il y a donc une ambiance un peu post-apocalyptique dans ce livre.
Ça ne t’empêche pas d’être drôle, sarcastique avec ces lapins nains, qui deviennent de véritables stars sur YouTube. Ils symbolisent que tu appelles « l’empire du mignon » face à la violence de l’époque.
Dans Lieu commun déjà, je développais l’idée que les comportements de nos contemporains étaient marqués par ce que j’appelle l’alternative radicale. Le fait que lorsque la société manifeste une tendance assez forte, voir extrême dans un sens, elle réagit souvent par une tendance extrême dans l’autre sens. Plutôt que de vivre une multiplicité de nuances, les gens ont tendance à réagir par une tendance opposée mais toute aussi extrême. Par exemple dans Lieu commun, j’indique comment se développe d’un côté cette hôtellerie hyper-fonctionnaliste, hyper-neutre, indifférente, sans âme, mais que les gens réagissent également par la recherche de lieux très personnalisés : chambres d’hôte, etc. Une coexistence entre une double tendance opposée.
Autre exemple avec la nourriture : on a de plus en plus recours au low cost et en même temps il y a l’explosion de la gastronomie, tout le monde veut être gastronome. C’est peut être les mêmes qui vont consommer du low cost pendant la semaine et réagir le week-end de manière extrême en sur-investissant la gastronomie d’une nouvelle aura. L’un des traits de cette hyper-nervosité de l’époque dont parlait Simmel, c’est le recours à l’alternative radicale.
Dans mon roman, au milieu de ce climat de peur, de violence extrême, de bombardements et d’attentats, l’un des façons de réagir des gens est cette recherche excessive du mignon, comme une sorte de baume, de compensation dans le mièvre. Je constate que l’époque scénarise la violence, en même temps qu’elle scénarise le mignon. Ces pratiques d’habillements, de goûts musicaux, le fait d’apprécier des vidéos de chats, chiens, lapins qui font des millions de vues sur YouTube, peut s’expliquer comme une réaction à la violence en allant vers l’opposé extrême. Ce goût du mignon s’exacerbe dans des périodes troublées. C’est une manière au fond d’oublier et de se blinder contre le trouble, l’inquiétude, l’angoisse de la violence, en se livrant corps et armes au con-con, au gnan-gnan, au cul-cul. Au Japon par exemple, des gens s’extasient devant des culs de hamsters sur YouTube.
Il y a enfin cette idée d’une déconnexion généralisée avec la réalité. Ainsi le narrateur entretient une relation avec une femme, mais en ligne. Dès qu’il la rencontre ça ne fonctionne plus.
Le narrateur au fond n’a pas de sexualité, ni vraiment de personnalité. Il a longtemps cru qu’il était un animal dans un corps d’homme. Tout le roman travaille à explorer ces mutations d’identité, ces frontières floues de l’identité humaine, de l’identité animale, du vivant, du mort, du masculin, du féminin. Il explore ces frontières hybrides. Des mutations du lieu même, qui mute de la morgue, au clapier, au club. Les personnages sont eux-mêmes dans des phases de mutations.
Le roman est ainsi une lente mutation spectaculaire, une métamorphose qui vise à montrer que l’identité n’est pas fixe. Le narrateur est aux frontières de plusieurs identités. Il déprime parce qu’il n’arrive pas à intégrer l’altérité, le fait qu’il est multiple. Il interprète lui-même sa dépression comme une forme de résistance d’une identité illusoire à cette altérité. Tout cela montre au fond que l’identité est une illusion, et que la vie est une farce. Sans trop révéler la fin du roman, ça devient de plus en plus baroque, absurde, au fur et à mesure.