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Pour une politique de la beauté

"À quoi bon des poètes en temps de détresse ?", demandait Hölderlin. Politique de la Beauté tente de répondre à cette interpellation.

« Chaque matin simplement
      reparlons-nous du bonheur
      comme chaque matin on remet ses chaussures
« 

C’est par ces mots que Jean-Pierre Siméon, fondateur du Printemps des Poètes, éditeur de poésie et poète lui-même a décidé d’ouvrir son recueil Politique de la Beauté, paru en 2016.

Nous avons voulu rencontrer l’homme qui est également l’auteur, dans un proche registre, de La Poésie sauvera le Monde ou de Lettre à la Femme aimée au sujet de la Mort pour savoir si la beauté peut véritablement être une politique, et ce que ça voudrait dire. Nous pensions deviser esthétique, lui parlait liberté. Nous croyons que cet entretien, réalisé avant la pandémie de ghrume, redonnera à d’autres le courage voire, si nécessaire, l’envie de vivre, comme il le fit pour nous. La poésie pourrait-elle nous rappeler ce que vivre signifie ?

Écoutons.

Jean-Pierre Siméon Poète
Jean-Pierre Siméon © Le Printemps des Poètes

La beauté que l’on croit

PostAp Mag. Les temps sont un peu compliqués… Est-ce vraiment le moment de lire de la poésie ou même, d’ailleurs, de s’y consacrer ?
Jean-Pierre Siméon. Je suis précisément convaincu que la poésie est nécessaire, utile, voire urgente, dans le contexte d’un monde chahuté, tourmenté… Où tout va mal, quoi. Parce que la poésie incarne, manifeste (mais permet aussi de partager, de prendre conscience de) ce que l’on appelle généralement la « beauté ». C’est un terme attrape-tout, je le sais bien. C’est pour cela que j’essaie de dire, dans ce livre, ce que j’entends, moi, par « beauté ».

La beauté ce n’est pas, à mon sens, la belle forme, l’harmonie, toutes ces représentations héritées de la tradition, que j’estime enfermantes. Pour moi, la beauté, donc ce que la poésie exprime, c’est quelque chose qui est de l’ordre de l’énergie. De l’ordre de se tenir debout, de se dresser, dans une sorte d’appétit du monde et de la réalité.

Ce mot recouvrirait donc un certain nombre de qualités humaines, notamment d’ordre éthique : c’est l’énergie, c’est le courage. C’est la lucidité, qui est un courage aussi. C’est le mouvement vers. C’est tout le contraire de l’arrêt, du découragement, du ressassement, de la déception, de l’enfermement dans l’abandon de tout.

J’appelle « beauté » tout ce qui est mouvement vers, en fait. Et c’est ce mouvement qui fonde, pour moi, l’humain.

PAM. La beauté est en nous ? Car on a souvent l’idée d’une beauté immanente, lointaine que les artistes, insuffisamment, piteusement, tenteraient de reconstruire…
J.-P. S. Oui, elle est en nous ! C’est une question immense, bien entendu, et je voudrais d’entrée préciser que je ne la pose pas en tant que philosophe, mais bien en tant que poète : je raisonne au plus près de ma propre sensation des choses, et rien d’autre. C’est la limite de ma parole, sa subjectivité, que j’assume, car c’est le fait du poète.

Pour moi, la beauté se conquiert, se construit. Le mot « beauté » n’a de sens que dans une dialectique de combat, d’une lutte quotidienne, individuelle et collective : le combat contre la laideur. Et je nomme laideur tout ce qui est « forces antagonistes de l’humain », autrement dit : tout ce qui est l’allié de la mort. Toutes les violences faites à l’humain par l’humain et toutes les violences faites à l’homme en l’homme, à la femme en la femme, malgré lui, malgré elle. Tous les démentis de la vie. Toutes les agressions faites à la vie, dans la vie même. Parce que, au fond, notre vie est un combat perpétuel contre le gouffre et l’abîme.

PAM. Euh…
J.-P. S. Je pense que tout commence par la catastrophe. Je l’ai dit souvent, je l’ai écrit. La catastrophe de notre mort, pour commencer. Dès que l’on a un peu de conscience… Bébés, très tôt nous vient la conscience de la solitude. Là encore, je ne parle pas en psychanalyste. Je dis ce qu’il me semble. Dès qu’il quitte les bras de ses parents, un bébé apprend la solitude. La solitude de l’enfant qui se trouve, soudain, posé loin des bras, loin de la parole et des yeux, lui est terrible.

Et cette solitude-là, cette expérience de la séparation, de la perte, de la dépossession, cette connaissance-là, est physique, première, initiale. C’est un aperçu de la mort et donc, on commence par la mort, d’une certaine façon. Aussitôt qu’on nait. Aussitôt qu’on nait, on prend le sentiment de la perte. De la dépossession. De l’abandon. De la solitude.

Il me semble que toute notre vie, à la suite, est faite de la conscience de ça, et de l’effort pour dépasser ça. Effort que la vie sans cesse dément, puisqu’elle propose sans cesse des gouffres, des gouffres, des nouveaux gouffres et encore des gouffres, qui n’arrêtent pas de confirmer que oui, si si, on est bel et bien né dans l’abîme.

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Vitraux de la synagogue de l’hôpital d’Hadassah par Marc Chagall (Détail). D.R.

La vie à plusieurs

PAM. Oui, enfin, quand on écoute un peu ce dont se plaint tout le monde, c’est plutôt de payer trop d’impôts. Ou pas les impôts qu’il faudrait, à la limite.
J.-P. S. Bien sûr. Je vais répondre plus directement mais d’abord, je précise que je parlais évidemment d’un point de vue purement psychologique, du destin de la vie de chacun. De nos proches, qui meurent les uns après les autres, jusqu’à ce que ce soit notre tour. On est mutilé sans cesse comme ça. Et la beauté dont je parle, ce « construire-humain » donc, c’est ce qui s’inscrit contre ces mutilations. C’est sans cesse réparer la mutilation, d’abord, et la dépasser, ensuite.

Car autant on est mutilé, autant on est augmenté en face. Chaque mort, chaque dépossession, chaque perte, chaque oubli qui nous dépossède… À chaque fois on peut se reconstruire dans l’énergie inverse. Seulement, il faut le vouloir. Il faut pour cela un acte de décision. C’est pourquoi, à sa manière, ce titre, Politique de la Beauté, insiste en réalité sur le mot « politique » : c’est une action concertée et réfléchie.

Mais à la faveur de votre question marrante, il y a quelque chose dont je tiens compte, c’est que ce qui nous empêche d’être humains et de nous accomplir dans l’humanité, c’est tout le reste. Tout ce qui est du domaine du concret et du matériel, c’est à dire de la relation sociale par exemple, la relation à l’autre, du moins telle qu’elle est définie par les fonctions, les rôles, les revenus des uns et des autres, et ainsi de suite. Là où sans cesse, on le voit bien, il y a des humiliations, des amputations, qui tiennent tout simplement à l’ordinaire des mécanismes sociaux. Et puis il y a aussi les grandes oppressions, symboliques, des sociétés religieuses, idéologiques et sociales. Oppressions et des mutilations, là encore.

Pour le dire autrement, ou le redire : il y a plein de strates d’empêchements et nous sommes sans arrêt au combat. Si l’on veut être une conscience libre, qui se dresse, qui possiblement trouve un sens à sa vie, qui est en accord avec la vie, en accord exact avec la vie (c’est cela qu’on appelle le bonheur, c’est pour cela qu’il ne saurait être qu’éphémère et transitoire)… Eh bien, tout ça, ça ne se donne pas. Ça n’est pas donné, jamais. Ça ne peut se trouver que dans la conquête et dans le combat.

PAM. Le combat ?
J.-P. S. Le combat contre ce que j’appelle la laideur. Toutes les laideurs de l’existence. Qu’elles soient métaphysiques, ontologiques, aussi bien que… Disons, que toutes les merdes de l’existence, quoi. Tout ce qui est violence et agressions contre nos désirs, contre notre volonté d’être bien, libre et de vivre simplement.

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Vitraux de la synagogue de l’hôpital d’Hadassah par Marc Chagall (Détail). D.R.

PAM. Mais vivre ainsi, pleinement, tout au long de sa vie, à chaque instant, c’est impossible… Ce serait peut-être même insupportable, non ?
J.-P. S. Évidemment. Cet horizon n’est que le vœu des poètes, c’est le propre de l’utopie poétique, c’est l’impossible que promeuvent les poètes. C’est le réel absolu des poètes : le vœu d’une vie intense. Essayer d’être… que tout le reste ne compte pas, en fait. C’est pour ça que l’on a besoin d’eux.

L’on sait bien que vivre au maximum d’intensité de l’existence, tout le temps, est impossible… sauf à s’y brûler. Bien des grands poètes, des grands artistes s’y sont brûlés, à ce vœu d’intensité, d’absolu du réel, d’absolue communion avec le réel. Car ce vœu s’affronte sans arrêt à ce qui le dément, qui est très présent, et c’est un choc terrible. Alors, on devient Van Gogh, Artaud, Nerval… Ça fait beaucoup de suicidés.

Mais s’ils n’y parviennent pas, à cette vie la plus intense possible, c’est aussi parce que que la société s’y oppose. Parce que la société, elle, n’existe qu’en basse tension.

PAM. Vous voulez dire qu’elle combat activement ces exigences ?
J.-P. S. La société est antinomique de cette intensité de vie ! Une société ne le peut pas, c’est un vrai problème politique. Imaginons des êtres qui soient tous et toutes, le plus possible, au plus près de ce que l’on pourrait appeler leur désir, leurs élan vital, au plus près de leur désir de vie intense… Ça ferait un peuple de poètes… C’est ingérable pour une société organisée. Ce vœu d’intensité dont je parle suppose la « liberté libre » de Rimbaud, c’est-à-dire récuser absolument toute loi, toute réglementation, tout enfermement. Or toute loi est un enfermement. Forcément. Elle clôt le réel, l’immobilise. Le vœu d’intensité dont je parle, c’est le vœu de vivre, justement dans un réel « déclos », dans un réel illimité. Dans un réel sans frontières. Dans tous les états du réel. Tout le monde connaît cela. Dans la colère, dans la folie amoureuse, dans la folie tout court. Dans nos instants de folie. Dans tout ce qui nous fait entrer en éruption.

Alors tout d’un coup, toutes les limites éclatent, et d’ailleurs on devient asocial. Le grand amoureux, ou à l’inverse le grand malheureux, est un asocial puisque tout d’un coup, il vit dans un extrême de la vie qui le sépare des autres.

En résumé, on peut vivre en basse-tension, ou en haute-tension et je crois que tout artiste veut vivre en haute-tension, la haute-tension de l’être tout entier. Dans la conscience du corps, de la présence, de la vie. C’est grisant… Mais épuisant. En face, la société s’appuie sur cette fatigue pour organiser une vie commune à basse-tension, et des relations à basse-tension, entre les êtres. Tout est normé, organisé, pour limiter les dangers. Robert Musil. a écrit : « L’ordre mène toujours à la mort« . Je crois à cela. La mort est immobilisation. Immobilisation du sens.

J’insiste : il en va ainsi de tout ce qui est notre relation à la vie. Le désir sexuel, le sentiment amoureux, la volonté d’aller se promener dans un champ, la santé… Tout. Tout ce qui fait notre vie peut être sujet à un réglementation, c’est-à-dire à l’immobilisation du sens. Et peut à l’inverse exister dans la mobilisation du sens, dans le refus de toute réglementation, de toute assignation à résidence.

Par conséquent, tout ce qui sort de l’immobilité est déviant et dérange le système social. Partant de là, oui bien sûr, quand je parle de la beauté comme effervescence du sens, comme vœu d’une vie intense pour tous, je parle d’une société utopique et impossible. Je le sais bien.

Mais l’utopie n’est pas là pour être réalisée, c’est simplement un point d’aimantation. Alors que toute société est fondée sur l’ordre, et que l’ordre immobilise le sens, et contraint forcément les gens, les opprime, imaginons l’inverse, que ce qui organise la pensée de notre société, son point de fuite, de perspective, ce soit la beauté, au sens où je l’entends. La vie intense et libre. Alors, vivant avec cet horizon, on se libèrerait des nécessités morbides de la société. Pour moi, l’art et la poésie, c’est ce qui nous sauve, pour cette seule raison que c’est la seule échappée possible. Voilà pourquoi nous avons besoin des poètes.

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Vitraux de la synagogue de l’hôpital d’Hadassah par Marc Chagall (Détail). D.R.

Libres dans l’enclos

PAM. Mais si l’on regarde notre époque, notre pays, on n’a jamais été aussi libre, nous sommes parmi les plus libres au monde. Et avec plus de possibilités de s’accomplir (relativement, là aussi, à nombre d’autres États). Pourtant, on le voit bien, chacune et chacun se sent contraint. Vivons-nous une terrible époque ?
J.-P. S. Je pense que cette époque n’est ni pire ni meilleure qu’une autre. Si l’on regarde toutes les époques, à l’échelle historique, pas à l’échelle des vingt ou trente dernières années, toutes sont des danses au bord du gouffre, à chaque fois. Les malheurs que l’on voit aujourd’hui ont toujours existé. C’est endémique, ils sont liés, peut-être, à l’histoire humaine. Les guerres, les maladies, les ouragans. Sur tous ces points, je ne dirais pas que c’est pire aujourd’hui, non.

C’est pire, peut-être, d’un certain point de vue, qu’il y a vingt ans ou trente ans, si l’on parle de xénophobie ou de racisme. Je n’ai pas connu ça dans ma jeunesse, ce genre d’actes ou de débats, ou de paroles et de prises de position, en tout cas pas aussi ouvertement, pas de manière aussi répandue. Mais on a connu pire encore dans les années 1930 donc, là aussi, on peut relativiser.

Non, la bonne question, c’est la question de la liberté. Ça, je trouve que c’est une très, très bonne question. Je reviens à la formule de Rimbaud : « la liberté libre ». Pourquoi a-t-il inventé ce pléonasme absurde ? Qu’est ce que ça veut dire ? Eh bien s’il l’a inventé, c’est parce qu’il savait que le mot « liberté » était dévalué. Or aujourd’hui, il l’est plus que jamais.

Cette dévaluation remonte, d’après moi, à l’époque moderne : on a promu le terme de « liberté », magnifiquement, au moment de la Révolution. Il disait alors quelque chose de vraiment concret, il désignait les liens, bien réels, qui se défaisaient. Mais très, très vite, dès que des liens se défont, va se recréer une structure sociale qui, à nouveau va tendre à immobiliser les choses et à se défier de la liberté individuelle.

Au fond, c’est un point de vue libertaire : je pense que toute organisation sociale tend vers l’oppression, vers la limitation des libertés personnelles. C’est obligatoire. Sinon, elle ne se survit pas à elle-même.

Donc, pour limiter la liberté individuelle et l’autonomie de la conscience de chacune et chacun, la structure sociale, qui n’a pas d’autre choix, va déployer soit des moyens stupides, comme l’enfermement ou la censure, soit des moyens beaucoup plus subtils, mis en œuvre depuis quelques décennies en Europe et dans l’Occident en général, et porter atteinte à l’autonomie de la conscience individuelle. Le malheur d’aujourd’hui, il est là. C’est que la structure sociale atteint, profondément, la liberté de conscience de chacun.

C’est-à-dire nous sommes tous atteints, malgré nous, dans notre liberté de conscience.

Par deux moyens : d’abord, la structure sociale s’appuie sur notre paresse, normale, naturelle, humaine (la paresse justement à sortir du sens que l’on a prévu pour nous, parce qu’y rester nous rassure, nous réconforte) ; ensuite, elle limite notre conscience à travers ce qui la fonde, je veux parler du langage. Qu’est ce qui fonde une liberté de conscience ? Le langage. Qu’est ce qui fonde la conscience ? Le langage. Le langage verbal. À partir du moment où l’homme sait parler, crée sa langue, sa conscience nait. Je n’invente pas : la conscience humaine est contemporaine de la naissance du langage.

Ainsi, la mondialisation d’un langage moyen, médian, s’avère aujourd’hui la grande entreprise de démolition des consciences. Je ne dis pas, bien entendu, que je ne sais quels comploteurs se réuniraient en douce pour nous amputer du langage. Certains choix de mots plutôt que d’autres relèvent certes de choix, de politiques, d’idéologie (les fameuses « charges sociales » qui remplacent le terme initiale de « cotisations ») et peuvent être pensés par des propagandistes ou essayistes de tout bord… Mais ce n’est pas non plus de cela que je parle.

Non, ce dont je parle c’est que l’on a tous accès à un certain langage par les mêmes tuyaux qui sont Internet, la radio, la télévision et la presse. Ce langage n’est pas seulement ultra-dominant, il est surtout en expansion perpétuelle : jamais on n’a autant parlé, autant écrit, autant produit de langage. Et pourtant jamais un langage n’a aussi peu dit. Le langage médiatique, là encore non par complot, mais par essence, est le contraire du langage : c’est un langage qui ferme la conscience, puisque c’est un langage monosémique : un événement, un fait individuel ou collectif, sera réduit à son minimum de sens. C’est un langage compréhensible par tous, ou pensé comme tel. Le langage propre sur lui.

Ainsi, la médiatisation extrême et constante de notre époque immobilise n’importe quel fait. Elle immobilise les événements, et les sentiments, dans un sens prêt-à-porter. La langue qui les décrit, les relate, les porte, leur met aussitôt des limites, en permanence, minute par minute.

La langue des poètes, c’est l’extrême inverse, c’est la langue libre, absolument libre, qui libère la conscience parce qu’elle indéfinit le sens, parce que dans la langue des poètes, il n’y a pas de limites au sens. Dans la langue des poètes, chaque mot même, échappe au sens que lui a prévu le dictionnaire, ou l’usage, ou la loi académique.

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Vitraux de la synagogue de l’hôpital d’Hadassah par Marc Chagall. D.R.

La beauté ? Tout droit, après le feu

PAM. Mais un poème, ça a un sens, pourtant ?
J.-P. S. Bien sûr qu’il y a toujours quelque chose à comprendre. Si c’est écrit, c’est qu’il y a quelque chose à comprendre. Mais la différence entre le poème et l’article de journal, c’est que l’article de journal, quand je l’ai lu, je sais ce qui a été dit, et une lecture épuise le sujet, en principe. Sauf si c’est mal écrit, ou que j’ai quelques problèmes de compréhension, de fatigue, mais a priori, ça fonctionne, c’est fait pour fonctionner. Un poème, par définition, une lecture non seulement ne l’épuise pas mais elle n’est que le seuil de mille lectures possibles. Le problème du poème, ce n’est pas qu’on ne le comprend pas. Comme disait Georges Perros : « La poésie n’est pas obscure parce qu’on ne la comprend pas, mais parce qu’on n’a jamais fini de la comprendre. »

Un texte poétique se donne comme la vérité, or la vérité, n’est pas une chose close. La vérité de la vie est toujours en mouvement. Le sens n’est jamais arrêté, définitif. Rien n’est, en réalité, assigné à résidence d’un sens clos et définitif. La poésie manifeste cela. Aucun poème, que ce soit le haiku japonais, le psaume du Cantique des cantiques ou les vers de Maïakovski, aucun poème n’est épuisé dans une seule lecture. C’est en cela qu’il nous mène à la liberté. C’est un langage qui est porteur, non pas d’un sens prévu, ou attendu, ou espéré, mais de mille sens inespérés.

L’inverse est un langage sans possibles, un langage qui n’a qu’un sens possible, un sens unique, obligatoire, avec quelqu’un qui dit « Oui, tu as raison de dire comme ça » ou « Non, tu as tort de dire comme ça ». Sans le langage poétique, tout le monde est rendu à un sens immédiat, tout ce que nous vivons est rendu à cette logique d’un sens immédiat, obligatoire, unique, facilement repérable et partageable. À une société d’oppression absolue du sens.

Et moi je dis que la poésie est la seule objection, parce que tout se joue dans la langue. Je le redis : l’essentiel est de libérer le langage. Lire un poème, c’est se sentir libre d’utiliser la langue de façon imprévue, incorrecte, inadmise. C’est donc éprouver la liberté que l’on a, dans notre conscience : la liberté de comprendre, de voir et de sentir le monde autrement.

PAM. Ce que vous dites est-il valable pour les poètes classiques ? Ceux de la Pléiade, notamment, qui avaient leurs codes, leurs exigences quant à la façon même d’écrire de la poésie ?
J.-P. S. C’est valable pour tous les poètes. Les participants aux mouvement de la Pléiade sont de grands inventeurs du langage. Des libérateurs du langage. Ils ont échappés à la domination du latin. Tout s’écrivait en latin, absolument tout et eux on dit : « Non, on va utiliser la langue que parlent nos contemporains, qui n’a pas droit de cité en principe« … Tout d’un coup, la langue non-légitime, ils l’utilisent pour la poésie, et ils le font exprès parce qu’ils savent qu’ainsi, ils bousculent tout, tout ce qui s’était sclérosé. Le problème de toute langue, c’est qu’elle se sclérose, elle tend à sa sclérose. Et c’est vrai aussi de la poésie, c’est pour cela que la poésie se renouvelle sans cesse, que chaque mouvement poétique s’oppose à son prédécesseur, parce que la poésie étant fondée sur un principe de liberté absolue, elle ne peut pas s’arrêter à ses succès. Tout succès de la poésie l’arrête.

Donc, il faut qu’elle dépasse son succès, qu’elle fasse échec à son succès. La poésie sera toujours en avance et ira toujours chercher dans la langue les lieux de liberté de la langue. Tout ce qui, dans la langue, est imprévu et inexploré. C’est infini, parce que la langue est un lieu de liberté infini.

Politique de la Beauté est paru chez Cheyne Éditeur. Cliquez ici pour le retrouver chez notre partenaire Decitre, ou là pour l’ensemble des œuvres de Jean-Pierre Siméon.