Les rhapsodies du goût, épisode 1

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écume jours scène repas
"L'Écume des jours", de Michel Gondry d'après Boris Vian (Extrait de la bande-annonce © YouTube/Studio Canal)

Comment déguster un « Velouté de céleri aux truffes » ? En écoutant « Reach out » de George Duke ! Célébrer des « Crêpes façon Suzette » ? Sur « Hallelujah » du groupe vocal Pentatonix. Depuis peu, fleurissent sur Internet des offres de « pairing » (appariement) entre recettes de cuisine et morceaux de musique. À l’image du site « Turntable Kitchen » qui propose chaque mois de nouveaux accords entre mets et musiques.

Accords mets-musique

Entre l’art des sons et l’art culinaire, les relations sont anciennes. Compositeurs et cuisiniers gastronomes ont échangé leurs sources d’inspiration. Gioachino Rossini (1792-1868) consacra une partie de ses Péchés de vieillesse (œuvres pour piano) à des thèmes culinaires : Quatre mendiants et quatre hors-d’œuvre s’ouvre sur « Les figues sèches », en ré majeur, « Les amandes », en sol majeur, « Les raisins », en do majeur et « Les noisettes », en si mineur et majeur. Les « quatre mendiants » font partie de la composition des treize desserts servis en Provence, en référence aux ordres religieux ayant fait vœu de pauvreté : noisettes pour les Carmes, figues sèches pour les Franciscains, amandes pour les Dominicains et raisins secs pour les Augustins. Quant aux Quatre hors d’œuvre musicaux, ils s’intitulent tout simplement « Radis, Anchois, Cornichons et Beurre ».

Pour Rossini, « L’estomac est le maître de musique qui freine ou éperonne le grand orchestre des passions » ; « Manger et aimer, chanter et digérer sont les 4 actes de l’Opéra bouffe qui a pour titre la vie ». Multiplication des correspondances entre art des sons et art culinaire : il n’y aurait qu’un pas entre la recette du « Tournedos Rossini » et les partitions musicales de « Ouf ! Les Petits Pois », le « Hachis romantique » ou la « Petite valse à l’huile de ricin ».

Manger et aimer, chanter et digérer sont les 4 actes de l’Opéra bouffe qui a pour titre la vie.

Autre source majeure d’inspiration musicale, ce que Balzac appellera les « excitants modernes » : café, thé, chocolat, tabac, coca, absinthe (« la fée verte ») . Dès 1734, Johann Sébastian Bach compose sa Cantate du café (BWV 211) et Carl Gottlieb Hering (1766-1853) imagine un Canon sur un thème constitué des six notes de C-A-F-F-E-E (do, la, fa, fa, mi, mi). Dans son ballet Casse Noisette, Tchaïkovski associe la figure du chocolat à la fougue d’une danse espagnole. En janvier 1895, Jules Massenet compose un « antique chant péruvien » dédié à son ami Angelo Mariani (inventeur du Vin Mariani à la coca) « en souvenir reconnaissant du pays de la Coca ! »

https://youtu.be/c7oWS8VCLYE

Maurice Ravel dans sa fantaisie lyrique L’Enfant et les sortilèges – dont Colette écrit le livret – n’hésite pas à mettre en scène une tasse chinoise (contralto) et une théière (ténor) chantant un ragtime, et introduit dans l’orchestre une râpe à fromage frottée avec une baguette de Triangle. Cuisine, confiseries et pâtisseries nourrissent aussi le jazz ou la chanson populaire : Jacques Brel (« Les Bonbons »), Louis Armstrong (« Cheese cake »), Alain Souchon, (« On est foutu, on mange trop ») !

Manger la musique

En retour, les œuvres musicales ont inspiré cuisiniers et gastronomes —de longue date. Le Festin Joyeux ou La Cuisine en Musique en vers libres, publié à Paris en 1738, est l’un des tout premiers livres qui associe des dizaines d’airs de musique et leurs partitions avec une multitude de recettes de cuisine – par exemple, une « Poularde aux huîtres » sur l’air : Il n’est rien de plus tendre

Dans L’Écume des jours (1947), Boris Vian fait de Colin, l’un des personnages du roman, l’inventeur du « pianocktail » – un piano un peu spécial qui permet de composer un cocktail tout en jouant une mélodie, et boire ainsi son morceau préféré : « À chaque note, dit Colin, je fais correspondre un alcool, une liqueur ou un aromate. La pédale forte correspond à l’œuf battu et la pédale faible à la glace. Pour l’eau de Seltz, il faut un trille dans le registre aigu. Les quantités sont en raison directe de la durée : à la quadruple croche équivaut le seizième d’unité, à la noire l’unité, à la ronde le quadruple unité ».

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Extrait de « Le Festin Joyeux ou La Cuisine en Musique », de J. Lebas (1738).

Dans le même esprit, aujourd’hui sur France Musique, le chef Alain Passard se livre chaque semaine à une « transcription culinaire » d’une des grandes pages musicales du répertoire. Sur un extrait des Boréades de Jean-Philippe Rameau, Alain Passard imagine une « Crème de chou-fleur à la Fourme d’Ambert ».

Accordez, accordez donc

Au delà de l’inspiration, le dialogue entre musique et art culinaire se prolonge sur la question essentielle de l’harmonie. L’histoire commence en 1755, lorsque le Père Polycarpe Poncelet entreprend d’appliquer aux « saveurs » les règles de proportion harmonique des sons : « Les saveurs, écrit-il, consistent dans les vibrations plus ou moins fortes des sels qui agissent sur le sens du goût, comme les sons consistent dans les vibrations plus ou moins fortes de l’air qui agit sur le sens de l’ouïe : il peut donc y avoir une musique pour la langue et pour le palais, comme il y en a une pour les oreilles ».

Poncelet développe les bases de la « musique savoureuse » dans son livre, La Chimie du goût et de l’odorat : « Sept tons pleins, écrit Poncelet, sont la base fondamentale de la musique sonore ; pareil nombre de saveurs primitives sont la base de la musique savoureuse, et leur combinaison harmonique se fait en raison toute semblable ». Tout comme en musique, le système de notation savoureuse possède ses partitions, son langage, ses règles de composition – dans la musique sonore les tierces, les quintes et les octaves, forment les plus belles consonances : mêmes effets dans la musique savoureuse.

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Exemple de la « musique savoureuse » vue par Polycarpe Poncelet.

Prenez par exemple, le citron avec le sucre. « Vous aurez une consonance simple, mais charmante en quinte majeure : mêlez l’acide avec le doux, le suc de Bigarade, par exemple, avec le miel, vous aurez une saveur passablement agréable, analogue à  : A….C….ut….mi…1…3… tierce majeure. Mêlez l’aigre-doux avec le piquant, la consonance sera moins agréable, aussi n’est-elle qu’en tierce mineure : pour la rendre plus agréable, haussez ou baissez d’un demi ton, l’une ou l’autre saveur, ce qui revient au dièse et au bémol, et vous trouverez un grand changement ».

Pour expérimenter ses théories sur l’harmonie des saveurs, Poncelet fit construire un petit orgue portatif « à la fois acoustique et savoureux » qui comprenait deux octaves complètes de tons et demi-tons : il transpose alors en langage des saveurs toute une série d’accords (majeurs, mineurs) et imagine quelques « arrangements ».

Encore maintenant

En un mot, le cuisinier est devenu un « compositeur de saveurs », un symphoniste qui doit connaître la nature et les principes de l’harmonie, s’il veut exceller dans son art, dont l’objet ultime, souligne Poncelet, est de « produire dans l’âme des sensations agréables ». Dans les ouvrages culinaires de la seconde moitié du XVIII° siècle, apparaît alors la notion d’harmonie des saveurs. Dans La Science du Maître d’Hôtel Cuisinier (1749), Menon, le grand cuisinier des Lumières, l’écrit : « Il règne entre les saveurs une certaine proportion harmonique, à peu près semblable à celle que l’oreille aperçoit dans les sons, quoique d’une espèce différente ? Si cela n’est pas, qu’on me dise pourquoi tel mélange de saveurs révolte l’organe du goût, tandis que tel autre le flatte agréablement ». Bref, palais fin et oreille absolue se partagent désormais la recherche du « bon goût ».

Aujourd’hui, la « cuisine note à note » promue par Hervé This s’inscrit dans le fil de cette longue histoire. Elle s’inspire de la musique électroacoustique dont le processus de création permet l’invention de nouveaux sons à partir d’un ensemble de sons, dits purs, ayant une fréquence et une amplitude propre. Le cuisinier « note à note » imagine ses recettes non pas avec des ingrédients classiques (viandes, poissons, légumes, fruits) mais avec des « composés purs » – des notes ou saveurs de base. Les composés purs sont à la cuisine note à note ce que les « sons purs » sont à la musique électroacoustique.

En 2017, la startup IQEMUSU (anagramme de musique) est la première à proposer des ingrédients pour cuisiner note à note – avec une gamme de 24 notes savoureuses : Amrise, Baliquin, Carez, Copesca, Flose, Naha, Sfumo… À Varsovie, le restaurant « Senses » dirigé par le chef Andrea Camastra offre un Menu entièrement note à note. Et parmi les créations culinaires récentes, le « Chick Corea » de Pierre Gagnaire (créé en l’honneur du jazzman) est un véritable plat de « free jazz ».

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Richard C. Delerins est anthropologue spécialiste des comportements alimentaires et cofondateur du Food 2.0 LAB. Il a publié récemment "La Révolution Food 2.0 en Californie : cuisine, génétique et big data", in L'Alimentation demain, CNRS Editions, 2016.