Un dernier pour la route ? Les nouveaux codes du vin rosé

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Bosch Délices Vin Rosé
Le Jardin des Délices, de Jérôme Bosch (Détail) CC Wikimedia Commons / Musée du Prado

Comme chaque année depuis 2016, en juillet des milliers de convives se sont réunies sur les pelouses de Randall’s Island Park à New York pour un immense « Pink-nic » : autrement dit, un pique-nique où l’on célèbre la couleur rose, « pink » en anglais. Pendant deux jours, les participants, foodies, musiciens ou chefs, habillés de rose et blanc, fêtent ensemble ce moment d’été à la fraîcheur du vin rosé : sur des bannières dressées un peu partout, on peut lire : « Save water, drink rosé ! » (économisez l’eau, buvez du rosé !)

L’engouement est tel qu’aux États-Unis, le deuxième samedi de juin est devenu le « National Rosé Day ». En quelques années, les Américains sont devenus les deuxièmes consommateurs de rosé au monde – après les Français.

En Amérique du Nord, les ventes de rosé ont bondi de 53 % en 2017 et la tendance se poursuit. Ce sont principalement les millennials qui dopent la consommation : rien qu’aux États-Unis, 65 % entre eux se déclarent « buveurs de rosé ».

Côté vignoble, les traditionnels rosés de Provence donnent le « ton » et suggèrent les nuances de couleur. En 2011, le couple Brad Pitt-Angelina Jolie en passionnés, ont fait l’acquisition du Domaine Miraval (Var) : aujourd’hui, le château commercialise 2 millions de bouteilles – récemment un magnum de Muse de Miraval a même été adjugé 2600 euros lors d’une vente aux enchères. Un record.

Vin rosé domaine Miraval
Vin rosé du Domaine Miraval (Perrin-Pitt) / CC Wikimedia Commons / JPS68

 

La passion du vin rosé

Comment expliquer ce succès global ?  Que révèle cette soudaine « passion » pour le vin rosé ? Rappelons qu’en France, il a longtemps été dévalorisé, déprécié, regardé comme un vin secondaire, sans grande technicité, peu digne de l’intérêt des œnologues. Maureen Ashley, maître sommelier, notait en 1986 dans le magazine Decanter que le vin rosé n’est pas considéré comme un vin « sérieux » par les vrais connaisseurs…

L’origine des vins rosés (« vinum clarum », vin clair) est confuse, faite de diversité d’apports culturels, de mélanges : des Phocéens qui auraient apporté à Marseille leur technique de fabrication du « vin clair » aux Bordelais qui au Moyen-Âge qui l’ont transformé en « clairet » pour l’exporter vers l’Angleterre, où il est devenu le vin de plus consommé jusqu’au XIX° siècle.

En dépit de leur diffusion, les rosés n’ont jamais été « anoblis » ou n’ont reçu l’imprimatur monastique. Les vignobles seigneuriaux ou ceux des évêques n’ont jamais mis le rosé en avant. Bref, le vin rosé ne fut jamais « consacré » : absent de la liturgie, de l’eucharistie. Traditionnellement, le vin de messe est le vin rouge, par analogie au sang du Christ. Dès son origine, l’Église a donc regardé le vinum clarum, comme un vin « profane » : ses modes de consommation n’étant pas réglés par la symbolique chrétienne, ni attachés à un quelconque cérémonial de table. Ils étaient donc, simplement, plus libres.

Dès lors, les valeurs qui lui sont attachées se sont construites dans une série d’oppositions au vin rouge (et blanc). Le rosé est regardé comme un vin profane, presque païen, populaire (vin du peuple, par opposition aux vins de la noblesse ou du clergé), un vin jeune, nouveau, simple, peu élaboré… Au XVII° siècle, quand Louis Le Nain peint son Repas de paysans (1642), les personnages du tableau boivent très ostensiblement un verre de vin clair ou rosé.

Peinture Repas de Paysans
Le Repas de Paysans – Louis Le Nain – 1642
© Musée du Louvre/A. Dequier – M. Bard

 

Les « codes » du vin rosé

Aujourd’hui, les codes du vin rosé transcrivent ces oppositions classiques dans les modes de consommation. Le rosé célèbre la jeunesse, le présent, la joie de l’instant. C’est un vin cool et non pas snob. C’est un vin simple mais qui innove – il n’est pas figé dans une tradition. C’est un vin lumineux qui se boit froid ou frais, à la glace ou pas… par opposition au vin rouge que l’on décante et que l’on « chambre » en le laissant séjourner dans une pièce tiède quelques heures avant de le servir, pour qu’il prenne lentement la température ambiante.

Le vin rosé ravit les millennials en s’affranchissant des codes traditionnels du vin français. De nouveaux modes de consommation apparaissent, toujours caractérisés par une forme de liberté, d’insouciance. Le rosé se boit à l’extérieur (outdoor), aux moments des repas ou non, en pique-nique, à table ou dans la rue. Il s’imagine en cocktails, avec ou sans alcool ; il sort de ses bouteilles de verre pour être conditionné sous toutes les formes – même en canette soda. Hello Kitty, l’icône de la J-Pop (la Pop culture japonaise) s’est même associée à un domaine viticole italien, pour créer un rosé doux et pétillant, le château Kitty !

vin rosé hello kitty
Rosé Hello Kitty CC Flickr / jpellgen

 
Si le vin rosé était un logiciel, il serait « open source ». Chaque individu, ou chaque culture, peut s’approprier et transformer les usages à sa manière. Marc Perrin, qui fut longtemps viticulteur en Californie, le note : « Quand la cuisine fusionne les influences asiatiques, européennes, sud-américaines, le rosé est en capacité de s’associer à tous ces types de saveurs ».

Plus qu’une couleur, le rose est une émotion

Mais il y a plus. Le succès du vin rosé doit beaucoup à la couleur rose. De quoi s’agit-il ? Les couleurs ont une fonction culturelle qui varie selon les époques et les sociétés. la couleur bleue par exemple, a longtemps été dépréciée en Occident, grande absente de la liturgie jusqu’au XII° siècle. Tout change lorsque le bleu devient associé à la Vierge et à l’azur fleurdelysé des armoiries du roi de France.

Aujourd’hui, nous avons oublié que le mot rose dans son sens premier ne désigne pas une couleur mais la « rose fleur » – du latin rosa. Ce n’est qu’au début du XIX° siècle que le mot rose se met à désigner une couleur. L’anglais a d’ailleurs conservé la distinction entre rose et pink. Ce qui nous appelons le « rose », était autrefois l’incarnat : teinte de couleur chair, de carnation – le teint de la peau jeune, en bonne santé. L’incarnat est la « couleur de chair fraîche & vermeille » (Encyclopédie Diderot & d’Alembert). Plus généralement, l’incarnat désignait un groupe de couleurs situées entre le rose et le rouge-orangé, rappelant la complexion des personnes en santé, les joues fraîches, rougissant sous l’effet d’une émotion.

Dans la peinture de la fin du Moyen-Âge, on trouve la couleur rose associée à des thèmes précis : ceux de la fontaine de vie (ou de jouvence) et du paradis : des enluminures du Livre des Merveilles (circa 1410) de Jean de Mandeville à la fontaine du Paradis du Jardin des délices (circa 1494) de Jérôme Bosch. Au XVIII° siècle, l’attention au sensible, à l’intériorité, au «  sentiment de soi » et au corps, enrichissent la palette des thèmes du rose : la beauté et les émotions intimes, le bonheur d’être et une certaine forme de naturel se peignent en rose. Madame de Pompadour en est le plus bel exemple, incarnant tout à la fois, la beauté, la fraîcheur, la jeunesse, la sensibilité, le naturel… Son portrait par François Boucher (1759) est une célébration magistrale du rose.

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Jean de Mandeville, Livre des Merveilles (vers 1410), Enluminure : La récolte du poivre et la fontaine de vie © Paris, Bibliothèque nationale de France (BnF)

 

Quand le vin rosé surfe sur la vague rose

Aujourd’hui, le rose que l’on voit surgir partout, reprend les « codes classiques » de l’incarnat. D’autant plus facilement qu’ils s’alignent avec les valeurs des millennials : attention à soi, place des émotions, jeunesse, beauté individuelle, naturel, bien-être, santé. Plus qu’une couleur, le rose est devenu un mode d’expression de soi qui capte les moments de spontanéité, de vérité, d’authenticité, de liberté individuelle. En anglais, le vin rosé, se dit aussi “blush wine” (to blush, devenir rouge/rose d’émotion).

Aujourd’hui le vin rosé surfe sur la vague de la couleur rose. Rien n’y échappe : food, mode, marques, design, cosmétiques, même la politique. Vin rosé, ananas rose, “chocolat rubis”, sel de l’Himalaya… Dans la mode Gucci, Balenciaga, Calvin Klein lui ont dédié leurs collections 2017. Le site Fashionista.com titrait : « 61 raisons pour lesquelles vous vous habillerez en rose ». On parle d’un nouveau rose « millennial pink » : ni masculin, ni féminin, « gender fluid ». C’est aussi la couleur des “Pussy hats”, ces bonnets roses portés par les femmes américaines à Washington lors des manifestations anti-Trump en 2017.

L’artiste et chanteuse américaine Janelle Monáe, égérie des millennials, voit dans le rose une source de vie, l’origine du monde et son avenir. La vidéo et les paroles de sa chanson « Pynk« , extrait de l’album Dirty computer (2018) expriment la sensibilité de notre temps sur les thèmes du rose incarnat : le paradis, l’émotion, l’intériorité, la couleur de la peau…

“Pink like the paradise found Pink when you’re blushing inside, baby Pink is the truth you can’t hide, maybe … … Pink like the skin that’s under, baby”

Lors de la sortie de l’album à Los Angeles, un cocktail baptisé « Pynk » a été imaginé. Sa recette : « Vin rosé, Aperol, Gin et Pamplemousse (rose) ». De quoi donner envie de célébrer… la rentrée.

Notez toutefois qu’en 2019, l’abus d’alcool reste toujours aussi dangereux à la santé, physique comme mentale. Ne consommez donc le rosé, comme toute boisson alcoolique, qu’avec modération, histoire de ne pas vous ruiner la vie !

Richard C. Delerins est anthropologue spécialiste des comportements alimentaires et cofondateur du Food 2.0 LAB. Il a publié récemment "La Révolution Food 2.0 en Californie : cuisine, génétique et big data", in L'Alimentation demain, CNRS Editions, 2016.